Projet Remix Place / Du terrain à la scène
En recourant aux outils de la recherche et de l’expression artistique, le projet REMIX PLACE offre de nouveaux moyens de participation aux habitants de part et d’autre de la frontière à Esch pour qu’ils puissent s’exprimer sur le développement de leurs territoires. En cette fin du mois de juillet est venu le temps des restitutions.
„La frontière, c’est ce qui sépare, mais c’est aussi ce qui unit“, souligne Estelle Evrard, maître assistante en géographie à l’université du Luxembourg. La frontière entre France et Luxembourg, du côté d’Esch, se fait discrète quand on évoque „l’espace fonctionnellement interdépendant“ qui la chevauche, mais elle fait ressentir toute sa présence quand on évoque l’absence d’approche transfrontalière des flux qu’implique cette situation. „La coopération, dans le meilleur des cas, c’est organiser un bus transfrontalier ou une piste cyclable“, constate la géographe, qui sait de quoi elle parle. Durant sa carrière universitaire au Luxembourg, Estelle Evrard a observé sous toutes ses facettes l’aménagement du territoire, du côté français principalement, et plus particulièrement des villes de Villerupt et d’Audun-le-Tiche, qui manifestent une singulière continuité paysagère avec Esch-sur-Alzette.
„La coopération, dans le meilleur des cas, c’est organiser un bus transfrontalier ou une piste cyclable.géographe à l’université du Luxembourg
La géographie au ras du sol
Le projet REMIX PLACE, qu’elle dirige et qui s’inscrit dans le cadre d’Esch 2022, est à voir comme une suggestion en réponse aux exigences de justice spatiale, entendue comme „une distribution équitable des ressources et des opportunités sur le territoire“ situé à cheval de part et d’autre de la frontière. Bien évidemment, la question des ressources financières asymétriques et des rétrocessions fiscales hante la discussion. Mais la justice spatiale, c’est aussi „la manière dont on met en place un système qui permette aux habitants, aux personnes les plus directement concernées par l’aménagement d’avoir une marge de manœuvre leur permettant de participer aux choix concernant le développement de leur propre territoire“, poursuit Estelle Evrard.
L’idée, avec le projet, était d’aller à la rencontre des habitants, et, en les interrogeant, de les sensibiliser autant à un territoire qu’à un sujet pour lequel la participation du public est d’habitude „assez peu attendue“. Il s’agit ce faisant de changer le regard porté sur un espace du quotidien et de réintroduire un questionnement auprès des habitants sur le futur de ce territoire transfrontalier. „Finalement, ce territoire est très complexe, mais y est-on vraiment conscient de cette complexité?“, questionne Estelle Evrard. „Il faut en parler, car les bus qui ne fonctionnent pas, les embouteillages, la hausse des prix de l’immobilier, sont le résultat d’une complexité territoriale et de l’absence de coopération. Toutes ces problématiques sont liées au fait qu’on a une locomotive économique très forte, mais qu’on n’a pas de réflexion systématique sur la façon de gérer ces interdépendances.“
On pourrait croire à première vue à un travail de science politique, laquelle a démontré sa capacité à créer des méthodologies favorables à la participation démocratique. Mais elle se concentre souvent sur une question sociétale ou politique, hors sol pourrait-on dire. „La spécificité de notre travail est de trouver une méthode qui va nous permettre d’enquêter sur cette relation qu’entretiennent les habitants avec leurs lieux.“
Dans la première partie du projet, la démarche a consisté à proposer aux personnes rencontrées de se retrouver en un endroit qui compte pour eux, d’où lancer une discussion sur le lien que la personne entretient avec ce lieu. Selon ce procédé, soixante entretiens ont été conduits entre juin et novembre 2021. Dans une seconde phase, les géographes sont allées interroger à la volée des gens dans des lieux qui leur semblaient importants à eux les chercheuses.
Enfin, il y a eu une autre phase d’échanges, qui était aussi une phase de restitution aux habitants du territoire à travers les „Agora Café“. Avec deux vélos triporteurs, Estelle Evrard et la post-doctorante Lise Landrin ont sillonné le bassin minier, proposant toutes sortes de jeux et de réflexions autour du territoire. L’idée était de créer de nouveaux lieux de convivialité éphémères où discuter du territoire, et par la même occasion de combler un vide identifié dans les entretiens. „Nous avons observé, par nos travaux, que beaucoup de gens côté français déplorent que les lieux de convivialité soient beaucoup moins présents qu’avant. De nombreuses personnes nous ont dit qu’au temps de la sidérurgie, les familles vivaient ensemble parce qu’il y avait le rythme de l’usine, que les femmes restaient à la maison. Tout cela faisait que la vie en communauté se faisait facilement. Les gens vivaient dans la rue.“ Aujourd’hui, où la vie des habitants est plus segmentée, cette convivialité n’est plus qu’une réputation qu’il serait bon de réactiver sur le terrain.
Enjeux de mémoire
Aujourd’hui, deux populations cohabitent (selon un phénomène observé de chaque côté de la frontière), dont une issue de ce territoire qui le connaît, le vit, y est très attaché pour y avoir ses proches, et qui en connaît souvent les caractéristiques; l’autre est faite de nouveaux arrivants pour quelques jours, mois ou années, lesquels ont du mal à percevoir ce qu’était ce territoire voilà trente ou quarante ans. „Quand on regarde une carte, la géographie routière, la façon dont les villes se sont structurées autour des bassins industriels, quand on vient d’ailleurs, d’une région non industrialisée, cette morphologie paraît tout à fait spéciale“, observe Estelle Evrard. „Les villes d’Audun-le-Tiche et de Villerupt n’ont pas de centralité comme dans un bourg. Tout s’est structuré autour d’usines qui, pour la plupart, ont été retirées du territoire. Il y a fondamentalement, dans ces territoires, un enjeu de transmission de mémoire entre les habitants issus de la région et ceux nouvellement arrivés.“
Ces personnes de passage souvent n’ont pas conscience qu’ils pourraient être eux-mêmes acteurs d’un changement. „Beaucoup de gens disent qu’ils ne vont pas rester, car c’est une région compliquée. En fait aujourd’hui, il y a assez peu de prise de conscience que le développement pourrait se faire autrement.“ Il faut comprendre que c’est une question de ressources et du départ d’industries qui finançaient des infrastructures, comme la piscine de Micheville par exemple, que les communes étaient habituées à gérer le quotidien d’une perte des d’habitants et d’un recul des besoins, jusqu’à ce que depuis quinze ans, surgissent de nouveaux besoins de mise à niveau des services publics dont les routes et les crèches.
L’absence de coordination transfrontalière n’aide pas. Et parmi les décisions qui s’en affranchissent, celle, luxembourgeoise, de rendre les cours au conservatoire gratuits aux enfants est un modèle. Les communes frontalières ne peuvent s’aligner, faute de ressources, sur une telle mesure, et la disparité entre ceux qui vont travailler au Luxembourg et les autres, qui ont déjà des revenus inférieurs, souvent évoqués dans les entretiens, ne fait que se renforcer.
Côté luxembourgois, la question des lieux de convivialité s’est posée de manière moins importante que d’autres. „On est plus sur une dichotomie, avec un développement centré sur Belval et des difficultés au centre d’Esch. Les gens pensent que la ville a changé rapidement“, observe Estelle Evrard. La question de l’intégration des communautés est par contre un souci largement répandu de part et d’autre de la frontière.
Les arts comme porte-voix
Tous les entretiens réalisés avec les habitants feront l’objet d’un traitement scientifique à l’avenir. En attendant, ils ont connu une première exploitation artistique avec la création de podcasts réalisés par l’artiste sonore François Martig, qui brosse une large palette de thématiques. REMIX PLACE ne met en effet pas que des outils scientifiques, de recherche, au service de l’expression des habitants. Le projet recourt également aux arts pour relayer ce questionnement.
Le photographe et sociologue américain David Schalliol, habitué à travailler dans d’anciennes zones industrielles, de documenter la pression immobilière et de s’intéresser à la participation des habitants, a sillonné le bassin minier pendant trois mois. Il en a tiré une série de clichés magnifiques qui seront exposés aujourd’hui à l’hôtel de ville de Villerupt.
Le projet REMIX PLACE prévoit également l’écriture d’un conte avec des personnes en maison de retraite qui ont suivi des ateliers d’écriture. Mais la touche finale de cette approche artistique sera la présentation en fin de semaine prochaine d’une pièce de théâtre documentaire qui puise dans le matériel récolté par les chercheuses la trame de son histoire. La metteuse en scène Monika Dobrowlanska a dû opérer des choix dans l’abondant matériel authentique qu’elle entendait ainsi transporter du terrain à la scène. Elle a opéré „un collage“, pour „une impression“ sur la région en quatre-vingt-dix minutes, baptisée „So mir: à quels lieux tu appartiens? – Eine theatralische Spurensuche im Land der roten Erde“.
Les interprètes sont des acteurs professionnels (dont Fabienne Elaine Hollwege et Nickel Bösenberg), des experts, mais aussi des comédiens amateurs, dans la plus pure innovation du théâtre documentaire. Ces derniers sont des personnes du crû qui jouent leur rôle: des étudiants, un ancien responsable politique français, une pensionnaire d’une maison de retraite, etc. „Ce sont des amateurs qui connaissent très bien cette région, qui la vivent, y travaillent, qui se sentent politiquement et émotionnellement liés à cette région“, explique Nathalie Bloch, maître assistante en sciences littéraires et du théâtre à l’université du Luxembourg, en charge de cette partie du projet. „Sous beaucoup d’aspects, c’est du jamais-vu“, ajoute-t-elle en soulignant qu’une pièce se jouera pour la première fois à l’université de Belval, dans une immense salle qui offre habituellement son cadre aux réceptions.
C’est un peu là où se trouve notre propos. Nous ne voulons pas seulement nous concentrer sur l’évidence, mais trouver l’exceptionnel dans le quotidien.metteuse en scène
Différentes scènes, entre lesquelles la soixantaine de spectateurs se déplacera, permettront d’aborder les multiples aspects des témoignages évoqués. Dans un décor minimaliste où des photos de David Schalliol seront aussi projetés durant la pièce, coexisteront une maison où les histoires d’habitants seront approfondies, une rue, une place publique où différents développements de la région seront thématisés, et enfin un pavillon où l’histoires de femmes nous est racontée.
„Nous nous sommes concentrés sur la manière dont la région s’est transformée, comment étaient les gens qui l’ont habitée“, explique la metteuse en scène. „Nous sommes tombés sur des histoires inconnues qu’il nous semblait intéressant de faire connaître au public. Ce sont celles de personnes d’exception, qui impriment la région, à travers des initiatives privées, des associations ou à travers la politique“, dit Monika Dobrowlanska, en citant le personnage d’une femme qui, depuis quarante ans, ne s’informe sur la marche du monde qu’à travers ce que le petit cercle de personnes qu’elle fréquente lui rapporte, ou encore une femme d’une maison de retraite, qui, à rebours des clichés, ne regarde pas seulement en arrière, mais veut encore vivre des choses. „C’est un peu là où se trouve notre propos. Nous ne voulons pas seulement nous concentrer sur l’évidence, mais trouver l’exceptionnel dans le quotidien.“
Et si ces personnes sont bien des gens du coin, leur expérience a aussi une dimension universelle, à laquelle les personnes d’autres régions peuvent s’identifier. Monika Dobrowlanska, artiste d’origine polonaise et installée à Berlin, estime qu’il y aurait un grand intérêt à montrer cette pièce dans toute l’Europe, vu qu’elle peint une réalité souvent méconnue du Luxembourg et d’une Europe en train de se faire. „Les gens en Europe n’ont aucune idée de ce qu’il se passe ici, de cette problématique des influences culturelles et linguistiques“, juge-t-elle. „Parler trois langues, c’est super, mais on ne pense pas aux problèmes que cela pose, et la charge que c’est de changer de langue. Cette capacité de changer de langue est selon moi une expression de tolérance.“
Venir de l’extérieur était aussi un avantage pour la metteuse en scène qui a œuvré pour trouver un équilibre dans les visions représentées sur scène, dans les langues utilisées (et sous-titrées) et dans les perspectives évoquées. Les différences de développement sont vues de différentes perspectives en fonction du côté de la frontière duquel on se trouve comme de la couche sociale à laquelle on appartient. „C’est notre exigence. Nous ne proposons pas de solution. Nous voulons simplement poser des questions. Il n’y a pas de censeur. C’est au public de se positionner.“ Et ce dernier est aussi invité à discuter à l’issue de la représentation. Histoire d’œuvrer encore un peu plus à la compréhension dans une région qui le mérite bien.
Au programme
Une exposition David Schalliol, vendredi 22 juillet à l’hôtel de ville de Villerupt de 16 à 22h
Une pièce de théâtre „So mir: à quels lieux tu appartiens ? – Eine theatralische Spurensuche im Land der roten Erde.“ En allemand, luxembourgeois et français (avec sous-titres). Vendredi 29 (à 19h), samedi 30 (à 19h) et dimanche 31 juillet (à 18h). Lieu: Maison des Arts et des Étudiants:
6, avenue de la Fonte, Belval
Des podcasts A écouter sur www.remixplace.com
- Un livre sur le colonialisme récompensé – Le choix de l’audace - 14. November 2024.
- Trois femmes qui peuvent toujours rêver: „La ville ouverte“ - 24. Oktober 2024.
- Une maison à la superficie inconnue: Les assises sectorielles annoncent de grands débats à venir - 24. Oktober 2024.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können.
Melden sie sich an
Registrieren Sie sich kostenlos