Histoire orale / À la recherche de grands-mères lusophones d’Esch
Le „département“ d’histoire publique de l’université du Luxembourg a lancé le projet „Lovó“, qui explore l’expérience migratoire et la notion de „chez soi“ des grands-mères lusophones habitant à Esch-sur-Alzette. En vue d’une restitution mêlant histoire et art, en septembre prochain, au cœur de la cité.
Durant l’année européenne de la culture de 2022, le programme „Public history as new citizen science of the past“ (PHACS), porté par le professeur associé de l’université du Luxembourg, Thomas Cauvin et financé par le Fonds national de la recherche pour la période 2020-25, s’est manifesté de diverses manières dans la ville d’Esch, notamment par la réalisation participative d’une fresque murale à Lallange, d’une exposition d’objets et d’un audio-guide baptisé HistorEsch. Si l’année culturelle est terminée, le travail d’écriture de l’histoire de la ville d’Esch, en collaboration avec ses habitants, selon les préceptes de l’histoire publique, n’y a jamais cessé.
La quête d’un chez soi
Un nouveau projet s’intéresse aux parcours migratoires de communautés d’habitants de la ville. C’est la post-doctorante Myriam Dalal, en collaboration avec Thomas Cauvin, qui le mène. Il s’agit de recueillir, auprès des personnes directement concernées, leur expérience individuelle pour mieux éclairer l’expérience collective et notamment mesurer la véracité de l’entente parfaite entre les 130 nationalités qui composent le pays et que le discours officiel et le discours médiatique ressassent.
La première partie du projet baptisé „Lovó“ (contraction de Love et vó, pour grand-mère en portugais) vise à recueillir les témoignages de grands-mères lusophones, qu’elles soient d’origine portugaise ou cap-verdienne. La chercheuse désire, pour ce faire, interroger ces témoins sur la manière dont elles se sentent à Esch-sur-Alzette, la manière dont elles se sont approprié la ville pour en faire un chez soi, si elles la conçoivent encore comme une place transitoire ou si elles s’y sentent intégrées. Une assistante de recherche conduit les échanges en portugais si c’est nécessaire.
Tout cela se fait évidemment en suivant une procédure réfléchie et calibrée, en réfléchissant, comme l’histoire orale y invite, à la manière de poser des questions, de ne pas intervenir dans ou ne pas influencer les réponses. Une série de questions guide l’entretien au début, sans le limiter, avant que la discussion ne soit complètement ouverte. Les étudiants ont réfléchi aux questions dont ils aimeraient entendre la réponse, en fonction de différents profils de grands-mères. Il s’agit aussi de prendre en compte les risques qui accompagnent l’évocation d’expériences migratoires qui peuvent être traumatiques, qu’une témoin ne veuille pas répondre ou ne se sente pas bien après l’avoir fait.
La restitution se fera sous forme de cinq à sept installations lumineuses en autant d’endroits différents indiqués par autant de témoins comme étant des lieux où elles se sentent chez elles. Des visites guidées auront lieu sur ces différents sites. Il sera aussi possible d’écouter des documents audio présentant les récits de ces grands-mères, expliquant ce que la ville en général, et ces endroits en particulier, veulent dire pour elles. C’est une sorte de topographie personnelle reversée dans le commun. Elles seront visibles lors de la Nuit de la culture, en septembre, insérées dans le programme de la Biennale culturelle de la ville d’Esch (17 mai-28 septembre), dont le thème – „Architectures“ – colle. Il est envisagé également de faire appel à des artistes qui vont travailler sur place avec ces matériaux et selon leur langage à eux.
De Beyrouth à Esch
Myriam Dalal est bien placée pour mener ce projet, puisqu’elle a, elle aussi, un parcours de migrante, avec tout ce que cela comporte en termes de procédures administratives fastidieuses, comme de préjugés subis. Elle a quitté son pays, le Liban, à la suite de la terrible explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020. „Je suis partie un mois après ce qui fut la plus grande explosion non nucléaire au monde depuis Hiroshima. Pour moi, c’était la fin“, confie-t-elle. „Tu vis pendant trente ans dans ce pays où il y a toujours des violences, des attentats, des petites guerres, mais tu te dis que ce n’est pas grave, que ça se passe ailleurs, que tu as survécu. Et tu te réveilles un matin, la capitale explose. Alors, là, tu te dis: Ai-je besoin d’un autre signe? T’as besoin de vivre et non de survivre.“ C’est alors qu’elle est partie comme étudiante à Paris, pour passer un doctorat en arts plastiques, esthétique et sciences de l’art, avec une thèse consacrée aux pratiques photo-journalistiques pendant la guerre civile libanaise (1975-1990), revenant à analyser comment travailler dans des situations de violences politiques pour parler et remettre en question des éléments absents.
C’est donc depuis l’art et Paris qu’elle est arrivée à l’histoire et au Luxembourg, par la grâce de l’histoire publique, qui, s’intéressant aux différentes manières autres que celles habituelles, de médiatiser l’histoire, offre une place à ce genre de profils. Pour elle, le projet „Lovó“ s’inscrit parfaitement à la suite de ses recherches. „La migration est une violence politique vécue dans son chez soi originel et à travers le processus d’intégration dans le nouveau chez soi.“ De la même manière que dans son art (photos, installations, storytelling …), elle part de l’individuel vers le collectif – avec le souci de ne pas verser dans l’élitisme. Elle veut aussi, dans ce projet d’histoire orale, partir d’expériences individuelles pour dire ce qu’elles ont de collectif.
Dans un deuxième temps, Myriam Dalal s’intéressera à une autre catégorie de migrants, la communauté syrienne, qu’elle auscultera à travers l’expérience des hommes de 20 à 40 ans, les plus exposés aux stéréotypes. Elle exploitera ses compétences en arabe pour mener ce travail qui fera l’objet d’une restitution en mars 2025. Est pour l’heure évoquée l’idée de présenter sur scène un journal télévisé que ces jeunes hommes présenteraient pour évoquer leur propre récit, et mesurer combien ce dernier s’inscrit à contre-courant du discours médiatique dominant. La post-doctorante écrira, pour finir, un document analytique de comparaison entre deux catégories de migrants arrivés à des périodes différentes, avec des cultures différentes et des statuts différents. Et elle sait déjà le sujet sur lequel elle aimerait travailler par la suite, à savoir les death boats des migrants en Méditerranée. Là aussi, il s’agira de remettre en avant des voix habituellement tues. De documenter l’absence par la présence.
Appel à témoins
Myriam Dalal est toujours à la recherche de grands-mères lusophones, d’origine portugaises ou cap-verdiennes, vivant à Esch-sur-Alzette, qui souhaiteraient partager leur expérience dans le cadre du projet „Lovó“. Contact par mail: phacs@uni.lu
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