Histoire / Archéologie d’une limite – Quand la frontière entre France et Allemagne coupait la Lorraine en deux
Entre 1871 et 1914, à Differdange commençait la frontière la plus militarisée et la plus surveillée du monde d’alors, séparant la France de l’Alsace-Lorraine annexée. Elle fut un laboratoire du contrôle des mobilités dont l’historien de l’Université du Luxembourg, Benoît Vaillot, retrace l’édification à travers l’expérience des populations qui vivaient à son contact.
Souvent, quand Benoît Vaillot en retrouve un exemplaire, la lettre D de Deutschland a été burinée. Mais, il ne trouvera pas, à notre demande, en ce jour humide de novembre, de borne, et encore moins de trace de ce geste patriotique suranné. Le fossé, où passait „une ligne partant de la frontière du Luxembourg entre Hussigny et Redingen, laissant à la France les villages de Thil et de Villerupt“, telle que décrite par le traité de Francfort de 1871, a sans doute été souvent remanié, la borne sacrifiée.
Ce matin-là, l’historien de l’Université du Luxembourg a emprunté les pas que furent ceux d’Aimé Laussedat, 150 ans plus tôt. Ce militaire, chargé de tracer la nouvelle frontière rudement négociée entre France et Empire allemand, a rapporté, dans ses mémoires, qu’après son passage à cet endroit, les habitants de Hussigny, Thil et Villerupt, étaient venus arracher ses piquets pendant la nuit. Sans doute ne savaient-ils pas que Villerupt pouvait s’estimer heureux d’être maintenu côté français. C’est, comme le raconte Benoît Vaillot dans le livre passionnant tiré de sa thèse, „L’invention d’une frontière“, le ministre français des Finances qui a obtenu cette faveur de Bismarck parce qu’il était actionnaire des aciéries de la commune. Cela allait contre le principe français des frontières naturelles, de toute façon défait par „la victoire sans conteste de la conception allemande des frontières nationales selon une définition ethnolinguistique“.
Le passage entre Villerupt et Audun-le-Tiche deviendrait l’un des 17 principaux points de franchissement d’une frontière qui allait jusqu’à la Suisse, 400 kilomètres et 5.500 bornes plus loin. Pour bon nombre de Luxembourgeois, emprunter le chemin entre Differdange et Hussigny était désormais le point de passage le plus proche avec la France. Pour sécuriser son accès au Luxembourg à cet endroit et conserver de précieuses ressources minières, la France avait renoncé à des territoires à l’opposé de la frontière, près de Belfort. Dès juillet 1871, l’administration communale de Differdange a d’ailleurs compris qu’elle pourrait en tirer bénéfice; priant qu’on y installe un bureau de perception et qu’on améliore la route.
Border studies reloaded
Benoît Vaillot a plus souvent cherché, mais aussi trouvé, des bornes dans le massif vosgien qu’à la frontière luxembourgeoise. C’est sa connaissance de l’espace franco-allemand qui lui a permis de remonter la frontière dont il a fait l’archéologie. Elle lui a permis de décrocher un post-doctorat à l’Université du Luxembourg, en tant que chercheur pour l’exposition digitale sur la Deuxième Guerre mondiale au Luxembourg. En somme, en Benoît Vaillot, c’est la proximité du destin de l’Alsace-Moselle et du Luxembourg face au voisin allemand qui s’incarne. Pour autant, durant la période qui va de la défaite française dans la guerre de 1870 et la Première Guerre mondiale, les deux territoires ont vécu deux expériences différentes, que les sorts respectifs de Luxembourg et Metz illustrent. Tandis que, autour de 1870, la première voit ses fortifications abattues et les garnisons prussiennes quitter définitivement les lieux, la ville de Metz est annexée par l’empire et voit arriver de nombreux immigrés allemands et devient la grande place forte au monde.
C’est sur une idée de son professeur de sciences politiques, Jean-François Chanet, que Benoît Vaillot s’est employé à combler un vide historiographique. „On connaissait tout des rivalités franco-allemandes, tout de l’Alsace-Lorraine annexée, mais les travaux portant sur la frontière franco-allemande entre 1871 et 1914 manquaient“, explique-t-il. Il l’a fait, sous l’égide de l’Universté de Strasbourg et de l’Institut universitaire de Florence, en donnant au passage un sacré coup de fouet historique aux si prisées – et souvent surcotées – border studies. Il s’est notamment inspiré des travaux d’historiens portant sur les frontières coloniales. „Je me suis rendu compte qu’un Alsacien-Lorrain n’est pas forcément très différent d’un colonisé“, confie-t-il. „C’est une frontière imposée au même titre que les frontières dans les colonies. Elle est aussi de la même manière discutée, négociée avec une prise en compte des populations pour l’accès aux ressources ou le maintien de droits anciens comme d’exploiter du bois ou faire paître des animaux de l’autre côté de la frontière. Cela contourne la logique de la séparation stricte de la frontière, mais permet à la frontière d’exister, de vivre et de respirer pour les habitants.“
L’originalité méthodique de ce travail réside également dans le recours à la microhistoire. „Je me suis intéressé à cette frontière, dans une perspective d’histoire sociale et politique, par en bas, en me concentrant sur les acteurs locaux, et dans une perspective transnationale, en partant de la frontière pour élargir“, poursuit-il. La colonne vertébrale de son étude est constituée de milliers de rapports de police rédigés de part et d’autre de la frontière, et de 850 incidents de frontière relevés en détail. „Ces choses qui semblent anecdotiques, mises bout à bout, permettent de se rendre compte qu’il y a un vrai processus de nationalisation que les acteurs locaux ne subissent pas“, explique-t-il. „Les acteurs réorganisent, adaptent, refusent parfois ce qui leur est proposé.“ Benoît Vaillot étudie ainsi leur agentivité, un terme essentiel des sciences humaines actuelles et de sa thèse qui s’inscrit certainement à leur pointe.
C’est un tournant dans l’histoire européenne. Pendant quelques années, on expérimente à grande échelle ce qu’on va vivre au XXe siècle.
L’incident le plus connu sans doute des amateurs d’histoire est l’affaire Schnaebelé, survenue en 1887 à Pagny-su-Moselle, du nom d’un commissaire français tombé dans un traquenard et arrêté à la frontière allemande. Ce fait local et localisable a manqué d’avoir une répercussion mondiale en causant une nouvelle guerre franco-allemande. Malgré tout, en cette année présentée comme celle d’une „crise de croissance des souverainetés et des identités nationales“, il provoque surtout une volonté de durcir la frontière. La première période, de ménagement des susceptibilités où la frontière est franchie librement et la frontière douanière souple, s’achève. C’est alors que la frontière devient un laboratoire du contrôle étatique des mobilités. „C’est un tournant dans l’histoire européenne. Pendant quelques années, on expérimente à grande échelle ce qu’on va vivre au XXe siècle“, partage l’historien.
Aux origines du visa
L’un des atouts de ce livre est qu’il historicise des habitudes et principes que l’on pensait plus anciens et qui pourtant datent de cette époque. Il en va ainsi du „droit de contrôler l’entrée du territoire national“. A partir du 1er mai 1888, l’Empire allemand décide d’introduire le régime des passeports. Pour pouvoir se rendre en Alsace-Lorraine, il faut désormais bénéficier d’un visa décerné par l’ambassade allemande à Paris. L’objectif est de limiter les menées anti-allemandes d’étrangers – obtenue aussi par ailleurs par les expulsions – et de germaniser les populations, alors que les Alsaciens-Lorrains n’élisent que des représentants politiques opposés à l’annexion.
„A cette époque, le contrôle d’identité existait, mais on circulait librement. Là, on ajoute un contrôle supplémentaire. Et cette mesure a été tellement mal vécue par les populations qu’on parle de violation des droits de l’homme“, observe Benoît Vaillot. Néanmoins, le mal est fait. Et la frontière, dont ce dernier rappelle qu’elle est performative, a fait son effet. „Les habitants se rendent compte qu’ils sont allemands parce qu’on leur demande des papiers allemands.“
Cette frontière endurcie produit de la nationalisation chez les personnes, mais pas seulement. Rien ne semble lui échapper. Dans sa thèse, Benoît Vaillot déniche ce processus, dans une approche novatrice et passionnante, chez les animaux domestiques et sauvages dont il dit astucieusement qu’ils sont „les grands absents des études portant sur les mobilités frontalières“, dans la gestion des ressources naturelles ou encore dans la configuration du paysage vosgien. Ce sont aussi les nouveaux moyens de transport qui apparaissent dans la période, qui sont nationalisés. Pour leur contrôle, on invente la barrière à la frontière et l’exclusion de l’espace aérien.
Cette frontière existe encore aujourd’hui dans les têtes en Alsace et en Lorraine, où la limite entre les départements de Moselle et Meurthe-et-Moselle reprend le tracé de l’ancienne frontière. Un habitant de Nancy pourra par exemple – et maladroitement – dire quand il se rend à Metz qu’il va en Allemagne. On parle en pareil cas de frontière fantôme, pour désigner une frontière qui n’existe plus, mais qui continue à imprimer les consciences. Au Luxembourg, c’est plutôt dans les Archives nationales que l’on en retrouve la trace. Plusieurs dossiers témoignent des conséquences sous-estimées qu’a eues cette nouvelle frontière. Ces archives concernent notamment les bornes frontières, le déplacement de douaniers, des conflits sur la nationalité des Luxembourgeois travaillant au service de l’Alsace-Lorraine, ou alors quelques incidents sur la nouvelle frontière avec l’Alsace-Lorraine.
Au Sud le Zollverein
C’est aussi la nouvelle frontière de l’union douanière avec l’Allemagne, le Zollverein, qui; depuis 1842, reprenait la frontière entre Luxembourg et France, qui est déplacée vers le Sud. L’intégration économique du Luxembourg à l’Allemagne est accélérée avec l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Ce nouvel espace au sud du Luxembourg ouvre de nouvelles concurrences, mais offre aussi de nouveaux débouchés. Le réseau ferré principal, du Prince Guillaume, passe sous le contrôle alsacien-lorrain. A l’inverse, le département de la Moselle annexé devient alors „une zone d’expansion des Luxembourgeois“, il y en a beaucoup dans les mines, mais aussi dans l’administration, vers lesquelles on peine au début des années 1870 à attirer des Allemands. Les Luxembourgeois qui maîtrisent allemand et français sont faits pour ces postes. Benoît Vaillot en a croisés beaucoup parmi les instituteurs et les douaniers.
Avec le déplacement de la frontière, 91 douaniers, d’une vingtaine de bureaux, soit à peu près le tiers de l’effectif total, se sont retrouvés mis en disponibilité, lit-on dans les Archives du plateau du Saint-Esprit. L’Alsace-Lorraine a proposé à l’ensemble des douaniers en poste au Grand-Duché des postes sur la nouvelle frontière. Les conditions sont avantageuses financièrement. 89 douaniers sont ainsi répartis tout au long de la nouvelle frontière – dont 33 ne parlent pas ou un peu le français.
La parenthèse fasicnante du régime des passeports (1888-91) a aussi eu des conséquences au Luxembourg, non seulement parce que les résidents luxembourgeois rentrant de France par la région Alsace-Lorraine étaient concernés. Le voyage en train vers Paris qui passait par Nancy s’en est trouvé compliqué, au profit d’un passage par le Bassin minier puis Longwy. Aussi, passer par le Luxembourg est alors le moyen de contourner le contrôle aux frontières. En septembre 1888, un rédacteur de l’Obermoselzeitung constate que les commerçants d’Esch tirent profit du passage de trains remplis d’Anglais et de Français. On retrouve aussi, dans une moindre mesure, des traces d’un durcissement sur la frontière entre le Luxembourg et l’Alsace-Lorraine. Au retour de leur travail à l’usine à Esch, des habitants de Villerupt se voient interdire de rejoindre leur habitation en passant par Audun-le-Tiche, allemande. A Rumelange, des ouvriers français sont empêchés de retourner dans la ville d’Ottange où ils habitent.
En 1839 aussi
Le Luxembourg a changé de voisin sur sa frontière méridionale, mais le tracé de sa frontière reste le même. C’est celui fixé par le traité de limite de 1820 quand le Luxembourg était hollandais. Lorsqu’en 1877, l’Empire allemand entame une révision des bornes marquées N (pour Pays-Bas) et F (France). L’Allemagne veut ajouter à ses frais une branche à la lettre F et un L pour indiquer l’Alsace-Lorraine (EL), tandis que 71 bornes nouvelles, de la forme d’une pyramide tronquée, mesurant un mètre d’élévation remplaceront les bornes cassées ou disparues. Au contraire, le Luxembourg ne voit pas l’utilité de transformer le N, comme elle le lui suggère. On serait tenté d’y discerner la marque de deux conceptions différentes de l’Etat-nation, de deux étapes différentes de sa construction.
C’est aussi un même développement asymétrique et progressif que l’on découvrirait si l’on entreprenait une même démarche que Benoît Vaillot sur la frontière créée en 1839 entre Luxembourg et Belgique. „Ce serait intéressant, car un espace commun et uni est scindé en deux. Le Luxembourg va tourner le dos à la Belgique, espace dans lequel il était naturellement intégré jusqu’alors“, acquiesce l’historien des frontières. „Si on se met à la frontière, on observerait un processus de différenciation.“ Néanmoins, pour mener cette enquête à une autre époque et dans une région moins peuplée, les documents seraient sans doute moins nombreux. L’exercice rappellerait que cette frontière non plus n’a pas toujours été une évidence. „Le meilleur ingrédient pour une frontière est le temps. La bonne frontière pour l’Etat-nation, c’est la vieille frontière. Plus une frontière est vieille, moins elle est contestée, plus elle est naturalisée par les gens“, observe Benoît Vaillot. „Si bien qu’aujourd’hui, aucun nationaliste luxembourgeois ne revendique la province belge.“
A lire
Benoît Vaillot, „L’invention d’une frontière“ – 2023, éditions CNRS, 512 pages, 27 euros.
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