Théâtre / „Ce que j’appelle oubli“ de Laurent Mauvignier: pensées vagabondes
Au Centre des arts pluriels d’Ettelbruck, Sophie Langevin met en scène „Ce que j’appelle oubli“. C’est l’occasion de découvrir un récit imposant né d’un fait divers et de l’indifférence du public pour la victime.
On saura gré à Sophie Langevin d’avoir mis en avant le fascinant texte que l’écrivain français Laurent Mauvignier a écrit en 2009 en réaction à la découverte d’un fait divers lyonnais dans les journaux. Un homme vivant aux marges de la société avait été battu à mort par quatre vigiles d’un supermarché, parce qu’il avait bu une canette de bière à la sauvette dans les rayons du magasin. Ce qui avait donné envie à Laurent Mauvignier, comme le rappelle le livret qui accompagne la pièce, ce sont les mots qu’il a lu sur une affichette dans la rue, qui lui évoqua Thomas Bernhard: „Le procureur, ce qu’il a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu“. Il en fera le départ de ce récit écrit aussitôt et pendant dix jours, au plus tôt de son propre emballement pour ce que dit l’écho de ce fait divers.
Un monument de papier
Avec „Ce que j’appelle oubli“, Laurent Mauvignier laisse jaillir un torrent de sensations, d’émotions et de réflexions autour de ce meurtre, tentant de restituer aussi bien l’expérience de la victime – il imagine par exemple qu’il „n’a pas essayé de les convaincre, de leur dire que dans une autre vie ils auraient pu aller à l’école ensemble ou être copains et soutenir la même équipe de foot, ou même, tiens, ça, lui aussi pourrait travailler avec eux et être vigile“ – que l’état de la société dans laquelle il meurt. C’est un cri du cœur, un monument funéraire, qui tente de redonner une vie, une épaisseur à une vie cachée derrière un nom apparu en quelques lignes ou minutes dans les médias. Laurent Mauvignier propose une forme originale, un long texte fait d’une seule même phrase. Comme son modèle „La nuit avant les forêts“ de l’auteur messin Bernard-Marie Koltès, avec lequel „Ce que j’appelle oubli“ partagerait une même maison (les Éditions de Minuit) et un même nombre de pages (une soixantaine). C’est le flot de paroles d’un narrateur omniscient qui passe par plusieurs états d’âme et sonde les cœurs et la conscience de personnes directement concernées par le meurtre, à commencer par la victime elle-même, mais aussi les coupables, les proches de la victime (un frère plus ou moins attentif à son frère, auquel il s’adresse), la justice, la police et l’opinion. Les pensées se suivent et s’entremêlent autour de plusieurs motifs récurrents, dont la futilité du mobile du crime. C’est en fait rendre ce meurtre moins futile que de lui dédier ce texte. Poser les conditions d’une réaction, plutôt que de sombrer dans le désespoir d’un monde brutal.
À la rentrée littéraire dernière, Vincent Delecroix avait livré un exercice similaire, avec „Naufrage“ (éditions Gallimard), en imaginant la vie professionnelle et personnelle d’une opératrice d’un centre de secours qui avait été enregistrée en train de dire à une embarcation en train de sombrer (29 personnes périront en novembre 2021) à la limite des eaux anglaises: „Ah bah! T’entends pas, tu seras pas sauvé!“ On pourrait imaginer qu’un tel procédé pourrait aussi être employé à bon escient pour redonner de l’épaisseur à une vie malmenée comme celle d’un George Floyd, tué par la police, ou, plus délicat, d’un terroriste jihadiste qui serait abattu par l’armée.
Un défi sur scène
Depuis 2009, la société a changé. Présenter „Ce que j’appelle oubli“ aujourd’hui, c’est surtout une injonction à l’humanité et à battre en brèche les idées reçues, souvent véhiculée par les médias. Pour Sophie Langevin, ce texte est d’autant plus important à une époque marquée par „une sorte de méfiance qui émerge entre les gens, entre ceux et celles qui appartiennent aux mêmes classes sociales. Cet état de défiance pousse à juger l’autre qui n’est pas semblable. À mépriser celui qui faillit. Il y a urgence à s’occuper du monde des humains, celui qui nous relie, et à s’occuper de ses maux“, déclare-t-elle dans le livret du spectacle.
„Ce que j’appelle oubli“ est un exercice de style littéraire, un texte qui n’a pas été pensé pour le théâtre. Le monter sur scène est un gros défi, que plusieurs metteurs en scène ont déjà tenté de relever, avec plus ou moins de bonheur – l’un des derniers à l’avoir fait et interprété est Denis Podalydès de la Comédie Française. Il faut pouvoir imaginer sinon discerner un rythme à ce long flot de paroles qui emporte le lecteur dans un tourbillon d’émotions. Le récit fonctionne sous certains égards comme un combat, avec ses phases d’observations, propices aux digressions, et ses accélérations, quand la violence se déchaîne, au plus près de l’expérience d’une victime qui ne sait pas ce qui l’attend. Et le théâtre offre de multiples possibilités pour mettre des pauses, créer des chapitres qui n’existent pas dans le texte. Sophie Langevin le fait avec l’évocation des coups portés, le truchement des lumières, crues ou intimistes, ou le franchissement de rideaux en plastique positionnés en croix et semblables à ceux qui, dans les supermarchés, séparent le lieu de vente de la réserve.
Et il faut du courage pour la metteuse en scène comme pour le comédien pour se confronter à cette montagne, ce texte déjà exigeant pour le lecteur. Le comédien doit retenir, rythmer et interpréter ce récit labyrinthique sans narrateur identifié. Lors de la première, Luc Schiltz semblait souvent trop soucieux de bien restituer ce long texte pour pouvoir l’incarner complètement. Alors que mettre une belle gueule pour raconter un délit de sale gueule exigerait sans doute en la matière de redoubler d’efforts.
Dans „Ce que j’appelle oubli“ mis en scène par Sophie Langevin, on peine à retrouver la colère, l’amour, la peur, la joie, l’ironie du narrateur que le texte laisse deviner tour à tour. On l’entend dans les mots, mais la tension du texte s’étiole. Le choix d’une large scène, notamment pour y faire entrer le musicien Jorge De Moura, qui joue en live une musique froide et électrique, et une certaine distance entre le comédien et le public, fait du texte un constat clinique sur la brutalité du monde plutôt qu’un feu brûlant autour duquel reprendre des forces. Sophie Langevin avait d’ailleurs fait des choix inverses en 2010, en mettant brillamment en scène „La nuit avant les forêts“ qui a inspiré „Ce que j’appelle oubli“, avec une prestation mémorable de Denis Jousselin, dans le cadre intimiste du théâtre du Centaure.
Ce soir à 20h, au Centre des arts pluriels d’Ettelbruck. Tarif: 26 euros.
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