Un tournant majeur / C’est Karma sort son second EP „Farbfilm“
En cinq chansons qui sonnent comme autant de manifestes, C’est Karma livre ses émotions de jeune femme engagée et creuse le sillon d’une pop expérimentale qui ne manquera pas de la distinguer sur la scène internationale.
Suivre avec attention les cours pendant qu’un morceau de soi-même est livré au monde n’est pas une expérience facile à gérer. Le 27 novembre, l’élève Karma Catena, inscrite en classe de Première au lycée classique de Diekirch, a vécu avec beaucoup de stress et une irrésistible envie de consulter son smartphone la publication du deuxième EP de C’est Karma. Car encore plus que son premier „Opus Yellow“ sorti l’année précédente, C’est Karma a mis dans les cinq chansons qui composent „Farbfilm“, beaucoup d’elle-même, de son ressenti de jeune femme de bientôt de 19 ans face à des sujets aussi graves que la misogynie, la violence, le changement climatique et l’immigration. Elle a aussi emprunté un changement audacieux de direction musicale, en troquant un folk fragile contre une pop expérimentale plus froide.
Les cinq chansons qu’elle livre sur cet EP sonnent comme autant de manifestes par lesquelles C’est Karma dessine le territoire dans lequel elle entend désormais se mouvoir artistiquement. Les articles publiés sur son blog pour accompagner ses chansons renforcent cette impression. Elle y livre dans une langue (anglaise) claire les réflexions qui font la trame de chansons dans lesquelles ses aspirations littéraires et poétiques habillent le combat politique. „En tant que femme dans une société patriarcale et fille de deux générations d’immigrants, j’ai connu directement la cruauté de la discrimination et c’est évident, qu’en tant qu’artiste, on se doit d’utiliser la scène pour défendre des causes“, témoigne-t-elle sur son blog. „Mon but est d’un côté d’exprimer mes positions politiques et des critiques sociales et d’autre part de parler de choses avec lesquelles les gens peuvent s’identifier mais dont on ne parle pas beaucoup“, ajoute-t-elle. „L’écriture est quelque chose de très personnelle, je partage des choses importantes pour moi au moment où j’écris en essayant de les rendre compréhensibles pour un maximum de gens.“
Histoires universelles
On peut difficilement douter qu’avec C’est Karma, le Luxembourg tient la première artiste capable de s’exporter et de remporter un succès prononcé à l’étranger. On rappellera l’exemple de Björk, pour dire que ce qui a pu arriver à l’Islande peut arriver au Luxembourg. Si C’est Karma est capable de connaître une destinée hors de son petit pays à la manière de celle qu’elle cite souvent en exemple, c’est qu’elle sait inscrire son expérience locale dans un ensemble bien plus vaste que le Grand-Duché qui s’appelle l’humanité. Le passage de la postière de Lintgen en plein confinement, un après-midi au Stausee en plein déconfinement, la venue de ses grands-parents à Wiltz au début des années 70, C’est Karma sait raconter ce que ses expériences cachent d’universel et elle sait justement parfaitement rendre communicatives ces expériences par une écriture sensible et imagée, ouverte au plus grand karma.
La chose la plus dure pour mes grands-parents était de devoir quitter tout ce qu’ils connaissaient, pour vivre dans un pays dont ils ignoraient tout, dont ils ne connaissaient ni la langue ni le fonctionnement. Ils ont tout sacrifié et ça ne les pas empêchés de vivre dans la pauvreté au Luxembourg.autrice-compositrice
C’est Karma se sent plus portugaise que luxembourgeoise, dit-elle, parce que plus connectée à la culture portugaise. Et c’est un hommage à ses grands-parents qu’elle a écrit la chanson „Industrial Salt“. Le sel, c’est celui qu’on extrait de la mer à Aveiro, la ville d’origine de ses grands-parents. L’industrie, c’est le Luxembourg, et Wiltz qu’ils ont rejoint au début des années 70 au prix de franchissements épiques et dangereux de frontières. Ils ont eu une vie modeste, assez isolée, dans la communauté portugaise, faute de pouvoir s’insérer dans une société qui ne leur était pas ouverte. „La chose la plus dure pour mes grands-parents était de devoir quitter tout ce qu’ils connaissaient, pour vivre dans un pays dont ils ignoraient tout, dont ils ne connaissaient ni la langue ni le fonctionnement. Ils ont tout sacrifié et ça ne les a pas empêchés de vivre dans la pauvreté au Luxembourg.“
Le motif de leur exil, C’est Karma n’en a pris conscience qu’il y a deux ans, en découvrant le passé dictatorial du Portugal. Elle a ensuite interrogé sa famille pour mesurer les sacrifices de ses grands-parents. Presque gênée de sa longue ignorance, Karma ne comprend d’ailleurs pas qu’il faille autant d’efforts aux jeunes gens qui partagent son âge et ses origines pour savoir d’où ils viennent. „On ne m’a jamais parlé d’histoire portugaise au Luxembourg. On a une population portugaise aussi grande et on ne parle pas de l’histoire et de pourquoi il y a autant de Portugais au Luxembourg. Je trouve cela un peu bizarre.“
Reflet d’une génération
Il n’y a pas que les cours d’histoire qu’elle changerait d’ailleurs au lycée. Il y a aussi une société injuste envers les femmes, dont elle a chanté le courage en mars dans une chanson, „Girls“, parue à la veille de la journée de la femme. Sur „Farbfilm“, elle enfonce le clou avec le morceau „Pool Party“. Ce morceau est né durant l’été sur les bords du barrage d’Esch-sur-Sûre, quand la jeune femme s’est sentie regardée comme une proie, objectivée, dit-elle, par les regards des hommes qui la réduisent à un corps en maillot de bain.
https://www.youtube.com/watch?v=dJOn7WT3EM4
„La misogynie est toujours très intériorisée par tout le monde dans notre société, même chez les femmes, parce que cela fait partie de notre éducation, que c’est la seule chose qu’on connaît“, observe la chanteuse. „Je pense que cela n’a pas sa place dans une société moderne et qu’il faut changer le plus vite possible. Peut-être que ça commence à changer un peu avec ma génération, qui est beaucoup plus politique et beaucoup plus active.“
Rien de ce discours ne transparaît dans la chanson, même si l’univers est chargé des sentiments qu’ils véhiculent. Pour le faire, elle n’envoie pas un brûlot idéologique. Elle imagine un homme venant à la plage juste pour mater et non pour nager. „I would share my ice cream with you/if you learned how to swim.“ C’est à la fois léger et terriblement déterminé. Et c’est aussi en cela que C’est Karma peut postuler devenir une icône de sa génération.
D’ailleurs, preuve qu’elle est dans l’air du temps, au moment où sortait „Pool Party“, la direction du lycée classique de Diekirch publiait un dresscode controversé, qui semble donner raison aux mateurs des plages, en préférant montrer du doigt le corps des femmes, plutôt que de questionner le comportement des hommes. „S’il y a des agressions sexuelles à l’école et que la réaction de cette dernière est de limiter les femmes dans leur choix de vêtements, il ne faut pas s’étonner que bientôt une victime de viol soit blâmée pour la manière dont elle est habillée“, écrit-elle sur son blog.
Et c’est ainsi que le règlement intérieur du lycée de Diekirch devient le symbole d’une lutte mondiale qui reste à mener. D’une lutte qui va par exemple du Luxembourg jusqu’à la Nouvelle-Zélande, où C’est Karma ne cache pas avoir trouvé son inspiration, en la personne de la chanteuse Lorde. La Nouvelle-Zélande est aussi le cadre de la chanson „Pakeia“ qui éclaire le double engagement de la jeune femme contre le patriarcat et contre le changement climatique. L’activiste du mouvement Youth for Climate évoque la destruction de la culture maorie de la jeune Paikea par les modifications climatiques qui condamnent les baleines
Questions d’images
Trois des cinq morceaux de „Farbfilm“ ont déjà leur vidéo-clip. C’est Karma, c’est un univers, une écriture mais c’est aussi une vision cinématographique, auquel le litre de l’EP n’est pas étranger, puisqu’il sous-entend que les cinq morceaux qu’ils le composent appartiennent tous à un même film. Dans l’expérimental clip d’„Industrial Salt“, tourné à la Kulturfabrik, on la voit notamment approcher, vêtir puis rejeter une robe, qui figure l’image d’un ailleurs idéal qui poussent les migrants sur les routes.
En fait, il reste à C’est Karma de trouver le chemin de son public, celui qui a pu aimer par le passé CocoRosie, celui qui s’intéresse à l’univers d’une jeune adulte de son temps. Le monde francophone est en train de la découvrir, depuis que l’agence Tomboy et Melissa Pulphin se chargent de faire sa promotion. C’est Karma est apparue récemment dans plusieurs émissions fétiches (Côté Club sur France Inter, La boîte noir et Jack sur Canal plus) d’une nouvelle scène française qui n’hésite d’ailleurs plus comme elle à chanter en anglais. Ses premières scènes ont beaucoup convaincu dans l’Hexagone. „Elle a tout pour plaire ici en France. Le côté rock indé, l’engagement (sur son blog), son look et bien sûr, le fait qu’elle puisse s’exprimer en français dans les interviews“, dit celle qui l’accompagne dans cette aventure.
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Bravo! Enfin une jeune femme qui ose s’exprimer et qui a une voix!
Lors du concert au mois de juin, elle était malheureusement la seule… On peut mieux faire, non?