Expositions / Des forces contraires
Cinéma et travail sont toujours allés main dans la main. Et des artistes continuent à concevoir le cinéma comme un moyen de faire exister des parts invisibles de la société, comme le démontre l’exposition „Images at Work“ au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain.
Suivre les tendances, c’est courir le risque que ce soit le medium plutôt que le contenu qui décide de la pertinence d’une exposition. Le Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain était devenu un pionnier de la réalité virtuelle avant de battre en retraite, devant une mode cachant des intérêts financiers énormes. Le jeu vidéo comporte sans aucun doute les mêmes dangers. Il est au cœur de l’exposition de Mary-Audrey Ramirez qui peuple le premier étage des lieux avec des créatures étranges qui en sont directement inspirées.
L’exposition est une collaboration entre le Casino d’une part, et la Kunsthalle Gießen d’autre part. Les deux institutions s’intéressaient de près au travail de la jeune artiste luxembourgeoise, il y a trois ans, quand ils ont décidé, par l’entremise de cette dernière, d’unir leurs efforts. L’exposition a ainsi déjà été montrée une première fois au printemps dernier en Allemagne. Et c’est une version repensée et prolongée par la réalisation d’un jeu vidéo qui est présentée au Casino de la rue Notre Dame.
Il faut sans aucun doute avoir baigné dans l’univers des jeux vidéo pour apprécier réellement le parcours proposé, reprenant des codes couleur ainsi qu’une architecture labyrinthique – et ses impasses – propre à certains jeux. Vouloir être immergé dans l’univers singulier d’une artiste peut aussi aider. Mary-Audrey Ramirez collabore, dit-elle, avec des algorithmes qui l’aident à dessiner de nouvelles créatures. C’est elle qui dispose et corrige ensuite les esquisses. Elle les rend réelles en leur donnant une physicalité, sous formes de sculptures en sable, dans une première salle baignée d’une lumière bleue où les sculptures sont posées sur leur piédestal. Puis sous forme de cadres, d’impressions sur satin dans une galerie, à dominante de rose. Puis, on arrive dans un espace central, où cette fois une sculpture monumentale de vinyle blanc interroge le visiteur. Dans la salle suivante, on est invité à essayer un jeu vidéo dans lequel on peut explorer le monde; finalement plutôt accueillant, de ces créatures.
L’exposition joue avec la porosité entre le réel et l’irréel, de manière convenue. Elle prétend aussi considérer de manière critique l’intelligence artificielle, dont elle dit qu’elle est le reflet „des idées et normes préconçues socialement“. Mais, pour pareille entreprise, le thème de l’exposition située au rez-de-chaussée aurait sans doute été plus adapté. Du moins pour convaincre ceux qui ne connaissent pas le monde des jeux vidéo ou, du moins, de certains jeux – les visiteurs voient une parenté avec les Pokémon.
Le travail sur grand écran
En ce début d’année, le Casino cultive les paradoxes. On aurait bien du mal à tirer un quelconque lien entre l’exposition „Forced Amnesia“ à l’étage et „Images at Work“ au niveau inférieur. C’est à une interrogation bien plus collective et à une narration bien plus riche qu’invite l’exposition curatée par la docteure en étude de films du King’s College de Londres, Laura Lux. L’histoire du cinéma est étroitement entremêlée avec celle du travail. La première animation d’images considérée comme le premier film de l’histoire, tourné en 1895, représente la sortie d’usine des employés des inventeurs du cinématographe que sont les frères Lumière. Depuis lors, la caméra n’a cessé d’accompagner le monde du travail pour en documenter les réalités, les évolutions ou y trouver une matière à expérimentation.
Laura Lux est une spécialiste du cinéaste allemand Harun Farocki, et plus spécifiquement de ses films réalisés dans le contexte de Mai 1968. Elle le convoque dans la présentation de cette exposition pour faire remarquer que dans ces films, „le mouvement visible des individus remplace le mouvement absent et invisible des marchandises, du capital et des idées dans l’industrie“.
Les visiteurs de l’exposition sont accueillis par trois différentes prises de cette sortie d’usine retransmises sur trois télés cathodiques empilées les unes sur les autres. Dans les deux salles de projection suivantes, on peut découvrir cinq films de sortie d’usine réalisés à trente ans d’intervalle par les artistes Siegfried A. Fruhauf, Ben Russell, Sharon Lockhart et Kevin Jerome Everson. „Leurs œuvres respectives recontextualisent la fameuse séquence en employant des techniques structuralistes, expérimentales et durationnelles pour représenter des communautés autres que la classe ouvrière blanche“, comme c’est le cas de Kevin Jerome Everson dans „Workers Leaving the Job Site“, à la sortie de ce qui ressemble à une baraque de chantier, „ou en retournant la caméra pour filmer les travailleurs de dos lorsqu’ils quittent l’usine pour le monde au-delà de ses portes“, comme l’a fait en 2005, l’Américaine Sharon Lockhart.
Ce sont au total douze films d’artistes convaincus de la nécessité de documenter „les mécanismes, routines, objets, expériences et sites de production liés au travail manuel et industriel“, qui sont projetés en boucle. On retrouve aussi le film „Workers Leaving the Factory“ de Farocki et „Workers Leaving the Googleplex“ d’Andrew Norman Wilson.
Kevin Jerome Everson figure avec trois autres films, „Sound That“, „The Barrel“ et „Production Material Handler“, par lesquels il poursuit la tâche séculaire du cinéma en incluant la classe ouvrière afro-américaine contemporaine dans son histoire. Dans „Marché Salomon“, Beatriz Santiago Muñoz capte les rêveries de deux jeunes apprentis bouchers sur un marché d’Haïti, qui dissertent sur les qualités mystiques des produits qui s’y vendent. Dans „Alternative Economies“, Rehana Zaman évoque les crypto-monnaies et l’Oncle Picsou. L’œuvre la plus abstraite est „Repetitions“ de l’artiste londonien Morgan Quaintance, un film à double couches, qui associe rythmes et répétitions d’images à un récit sur la pratique artistique et la vulnérabilité de la classe ouvrière. Céline Condorelli et Ben Rivers suivent, dans „After Work“ la construction d’une aire de jeux dans un quartier ouvrier du sud de Londres pour mieux mener une réflexion sur la répartition entre travail et temps libre. Au total, c’est trois heures d’un cinéma exigeant que nous offre „Images at Work“, avec le luxe de pouvoir faire le parcours en plusieurs fois (du lundi au dimanche de 11 à 19 h, sauf le mardi et le jeudi jusqu’à 21 h).
Au Casino Luxembourg – Forum d’art contemporain. Jusqu’au 24 avril. Entrée gratuite.
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