Théâtre / „Escher Bouf“ de Mandy Thiery: ravages en silence
Après „Escher Meedchen“ présenté au théâtre d’Esch, Mandy Thiery revient avec le thème rare au Luxembourg des violences sexuelles intrafamiliales. Cette fois, dans „Escher Bouf“, c’est ce que le drame fait à la famille, non plus à la victime, qu’elle explore.
C’est dans leurs souvenirs souvent que les auteurs de fiction et de théâtre en devenir puisent leurs premières œuvres. C’est la matière première la plus directement accessible. Et pour certain·e·s, c’est même la seule envisageable. Les artistes ne partent pas tout·e·s avec la même chance en la matière. Ce que Mandy Thiery gardait en elle n’est – malheureusement – pas si banal, mais n’arrive que rarement sur la scène publique, et encore moins souvent sur une scène de théâtre. C’est dans le cadre d’un cours en histoire du théâtre luxembourgeois d’une licence en culture européenne à l’université du Luxembourg, en 2015, qu’elle fut sollicitée pour écrire une courte pièce sur un thème libre. Obnubilée par son expérience, elle a proposé „E braavt Meedchen“, le récit de l’innocence perdue d’une enfant violée par un membre de sa famille.
Un théâtre populaire
Pour ne pas s’exposer outre-mesure, Mandy Thiery a emprunté des éléments biographiques à d’autres, quand il fut question d’adapter sur scène son texte en 2018 au théâtre d’Esch. La pièce est devenue „Escher Meedchen“, mis en scène par Rafael Kohn. Mais il y avait beaucoup d’elle dans cette Mona, une fille violée par son beau-père, dont elle est tombée enceinte, interprétée par Brigitte Urhausen. Alors qu’elle doit choisir les affaires qui vont accompagner en maison de retraite sa mère atteinte d’Alzheimer, l’adulte fait aussi le tri dans ses souvenirs et fait sortir les mots que sa mère lui avait toujours conseillés de taire, pour partager le traumatisme qu’elle porte en elle.
Mona et Mandy ont pour point commun de chercher à s’en sortir par les mots. Mona veut parler alors qu’on lui a toujours dit de se taire. Elle trouve cette formule glaçante pour résumer la situation: „Je n’ai jamais eu de petit copain, mais ai déjà une petite fille.“ „Am ‚Escher Meedchen’ ass d’Bün quasi e Spigelbild vum Banneliewe vun der Haaptfigur, déi iwwert hir Existenz schwätzt: Alles schéngt, ewéi beim Plënneren, an enger stänneger Onrou“, écrivions-nous en 2018, au sujet de cette première pièce.
Mandy Thiery tient à faire parler ses personnages avec les mots du peuple et ceux de la Minette. Elle revendique son appartenance à un théâtre populaire, par la langue, les lieux, les personnes qu’elle embarque dans son écriture. Elle l’a fait en 2021 avec „Das Fenster“ (produit par le Théâtre des Capucins), qui met en scène un artiste au chômage sous l’emprise de sa mère, dont la seule ouverture sur le monde est une voisine accro aux réseaux sociaux. Et elle le fait encore avec „Escher Bouf“, présenté ce week-end au Théâtre d’Esch.
Une histoire eschoise
Mandy Thiery a d’abord découvert les vertus thérapeutiques de sa pièce pour elle-même. Mais elle s’est aussi vite rendu compte par les retours après chaque représentation d’„Escher Meedchen“ en 2018 que son texte faisait du bien aussi au public et notamment à ceux et celles de ses membres qui ont connu de près ce même genre de traumatisme. „Il y a vraiment besoin de parler de ça, de faire entendre ces histoires“, remarque-t-elle. Ces histoires sont loin de concerner seulement les victimes. Elles concernent aussi leurs proches, qui peuvent en être des victimes „indirectes“, comme les définit l’autrice. Des discussions avec le public est donc né l’idée de consacrer un second volet aux proches de la victime.
Mandy Thiery a décidé, dans le second volet de cette œuvre autobiographique, de s’intéresser de plus près au frère de la victime, Gilles (interprété par Max Thommes), que Mona évoquait déjà dans „Escher Meedchen“, tout comme elle parlait déjà de sa fille Diane (jouée par Claire Hertz). Mona n’apparaît plus sur scène et n’est présente que de l’autre côté de la ligne, quand son frère lui téléphone. „Escher Bouf“ continue à documenter les ravages du silence. Gilles culpabilise de n’avoir rien remarqué et de n’avoir pu empêcher les agressions sexuelles. Il souffre à chaque fois qu’il se découvre incapable de répondre aux difficultés émotives de sa sœur. Il ne se sent ni l’étoffe ni la légitimité de briser le silence; il pense trouver une échappatoire dans une vie réussie, qui passe par un travail confortable auprès de l’Etat, une maison confortable avec une femme, Monique (Rahel Jankowski), qui est toutefois un peu trop libre pour accepter de telles conditions.
Dans cette pièce où Marc Baum complète la distribution, en endossant le rôle d’un de ses collègues, Gilles va, comme sa sœur avant lui, chercher les mots pour sortir de la culture du silence qui ne préserve rien. „Gilles détruit ses propres relations, il sent qu’il n’a pas le droit au plaisir dans la vie“, explique l’autrice. Le silence qu’il va briser a des conséquences sur toute la famille. Il fait naître aussi les rumeurs. C’est ainsi que Diane croit un temps que son oncle est son père.
Pour composer le personnage de Gilles, Mandy Thiery s’est concertée avec ses trois sœurs pour imaginer sa vie intérieure et la cohabitation avec une telle rupture biographique. C’est la directrice du théâtre herself, Carole Lorang, qui, cette fois-ci, prend en main la mise en scène. Elle a beaucoup discuté, pendant la création du texte, pour en comprendre l’intégralité, avec l’autrice indépendante qui travaille à mi-temps au théâtre d’Esch comme assistante à la direction.
Il est tout à fait symbolique et fort que cette pièce soit présentée à Esch, puisqu’elle est une histoire eschoise. Mais c’est aussi une histoire eschoise qui peut arriver partout ailleurs dans le pays. Et c’est d’ailleurs une histoire qui a un peu plus de chance d’arriver dans un petit pays, dont la taille invite encore davantage à ne pas faire de vagues, que dans de plus grands pays, où le thème de l’inceste se retrouve plus souvent sur scène ou dans les librairies.
Troisième volet en vue
Mandy Thiery ne ressent pour autant aucune pression à l’approche de la présentation d’„Escher Bouf“, accompagné de la reprise d’„Escher Meedchen“. Au contraire, elle trouve passionnant de voir comment, sur scène, les personnages essaient de trouver leurs mots, dont ils craignent le potentiel de destruction. Elle est aussi excitée de pouvoir discuter de nouveau avec le public d’une thématique qui concerne plus de personnes qu’on ne le croit. Ce ne sera sans doute pas la dernière fois, car un troisième volet de ce qui serait une trilogie s’annonce. La sœur et le frère se retrouveront alors sur scène, après avoir appris par les mots à vivre avec leur expérience commune.
Infos
„Escher Meedchen“ est repris samedi 16 à 14h et dimanche 17 à 20h
„Escher Bouf“ est joué samedi 16 à 20h, dimanche 17 à 14 h, mercredi 20 à 20h et vendredi 22 à 20h.
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