Le poète et l’interprète / Georges Brassens et son ami Albert Bochet – De Basdorf à Luxembourg
Lorsqu’il effectuait son service du travail obligatoire à Basdorf près de Berlin, Georges Brassens avait pour interprète un Luxembourgeois: Albert Bochet. C’est à ce lien fort que l’on doit l’unique et triomphal passage au Luxembourg (en janvier 1973) de l’auteur-compositeur français qui aurait fêté ses 100 ans cet automne.
Au bout du bout de la route de Longwy à Bertrange, se trouve un magasin de meubles de bureaux nommé Imac, et à l’extrémité du long couloir de la partie administrative, dans la cafeteria réservée au personnel, est posée nonchalamment sur un accoudoir une photo. Sur le cliché, deux hommes montrent un plaisir communicatif de se retrouver. L’un, Georges Brassens, est plus célèbre que jamais. Et il le doit indirectement à l’autre, l’homme sur l’épaule duquel il pose chaleureusement sa main: Albert Bochet.
Ce cliché est l’une des dernières traces physiques d’une de ces histoires européennes, dans laquelle un citoyen luxembourgeois joue les ponts entre France et Allemagne, entre Français et Allemands. Cette histoire, le fils du dernier nommé, Alex Bochet en est le porteur, depuis le jour où les chansons de l’auteur-compositeur français ont commencé à bercer ses oreilles d’enfant. C’était la fin des années 50. Depuis lors, chaque fois que Georges Brassens passait à la radio ou à la télévision, son père saisissait l’occasion pour dévoiler un nouvel aspect de sa rencontre avec l’artiste en 1943.
Paris pour point de départ
Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclate, Albert Bochet et Georges Brassens sont chacun chez leur tante. Le premier chez sa tante luxembourgeoise à Luxembourg qui l’élève depuis son plus jeune âge et la mort de ses parents à Paris. Le second chez sa tante napolitaine à Paris, où il pense un jour vivre de ses chansons. L’occupation allemande va les faire se rencontrer. Quand les Nazis décrètent l’enrôlement de force au Luxembourg en août 1942, Albert Bochet rejoint sa ville de naissance Paris pour y recouvrer sa nationalité française. Mais, en février 1943, le service du travail obligatoire est instauré par le régime du maréchal Pétain. Les civils français nés entre le 1er janvier 1920 et le 31 décembre 1922 doivent aller travailler en Allemagne pour participer à l’effort de guerre du IIIe Reich. Albert Bochet ne peut s’échapper une seconde fois. Georges Brassens ne pense pas non plus à fuir. Il veut éviter à sa tante les ennuis.
Le 8 mars 1943, les deux hommes partent dans le même train avec 1.200 autres jeunes hommes de leur génération. C’est au bout d’un voyage de deux jours, jusqu’au camp de travail de Basdorf près de Berlin, qu’ils se découvrent. Ils occupent la même baraque (n° 26) et la même chambre de seize lits (n°5). Les conditions de vie n’ont rien à voir avec celles d’un enrôle de force ou d’un prisonnier politique. Il faut certes travailler dur pour presque rien et accepter de ne pas manger à sa faim. Mais, la liberté est assez grande pour développer la camaraderie dont Brassens fera un des thèmes de prédilection de son répertoire.
La journée, ils travaillent chez BMW aviation à l’atelier des cylindres. Le soir, ils peuvent aller boire et manger dans une auberge voisine. Il y a un piano sur lequel Georges Brassens chante du Charles Trénet pour le plaisir de la quinzaine de camarades de chambrée, auxquels il chante bientôt les chansons qu’il écrit et compose lui-même. C’est alors que les camarades de chambrée comprennent mieux pourquoi il les dérange la nuit en se réveillant. Alex Bochet l’a souvent entendu de la bouche de son père: „Il embêtait tout le monde. Quand Brassens avait une idée, il se levait la nuit et il commençait à chanter et composer ses chansons.“
Brassens griffonne en fait ce qui sera par la suite désigné comme son „cahier de Basdorf“. En un an, il y aura écrit une douzaine de nouvelles chansons et retranscrit des plus anciennes. Il n’est pas encore l’expert de la versification qu’il sera. Il n’a pas encore le ton insolent qu’on lui connaîtra par la suite. Une seule de ces chansons écrites au camp („Maman, papa“) figurera sur son premier disque. Il n’aura jamais enregistré la chanson qu’il écrit pour ses camarades qu’il baptise les Pafs (pour „Paix aux Français“) et que tous reprennent en chœur avec celui qu’ils nomment „le poète“.
„Sachons fermer nos gueules“
La chanson décrit la vie au camp et finit ainsi : „Et pour ne pas/Qu’on nous passe à la meule/Sachons fermer à temps/Sachons fermer nos gueules/C’est nous les Pafs“. Certes, à Basdorf, il est possible de chanter, mais il ne faut pas dire un mot de travers, ni faire d’erreur à l’atelier. Un jour, dans sa tache de vérification des cylindres de moteurs d’avions, Brassens se trompe sur une vingtaine d’entre eux. Les Allemands soupçonnent un sabotage et sont prêts à le passer par les armes. Mais c’est Albert Bochet qui le tire de la mauvaise passe. Les Allemands ont fait leur interprète auprès de ses camarades français de celui qu’ils pensent être alsacien. L’anecdote ne figure pas dans les nombreuses biographies qui s’intéressent à Brassens et font souvent un détour par cette période qui est celle où il prend conscience auprès de ses camarades du succès de ses chansons.
Les discours divergent aussi sur les motifs et le mode d’obtention de la permission qui a donné à Brassens la possibilité de s’éloigner du camp et de ne plus jamais y revenir. Mais tous concordent à dire que c’est Albert Bochet qui les a obtenus. Alex Bochet a entendu dire qu’il aurait fait chanter le médecin du camp qu’il savait amoureux d’une Française juive pour obtenir des certificats de complaisance. Georges Brassens fait alors avec Albert Bochet le voyage pour Paris. Une fois arrivés dans la capitale française, ils se séparent. Georges Brassens est caché chez Jeanne, une voisine de sa tante qu’il aimera et à laquelle il dédiera plusieurs chansons. Albert Bochet se terre chez des amis de ses parents.
Dans l’après-guerre, Albert Bochet et Georges Brassens ont chacun de leur côté des activités éditoriales. Le Français collabore jusqu’en 1948 au journal anarchiste Le libertaire. De février 1945 à 1949, Albert Bochet est l’homme à tout faire du journal Ons Jongen, fondé par la „Ligue des conscrits luxembourgeois réfractaires“ au service militaire allemand. Ce travail l’amènera d’ailleurs à retourner à Paris à la recherche de la seule presse disposant de caractères cyrilliques pour éditer, au bout de quinze mois d’efforts, un fascicule envoyé en Russie pour identifier quelque 2.000 Luxembourgeois du front de l’Est manquant encore à l’appel.
Rêves de concert
En 1953, Albert Bochet se lance dans la vente de meubles de bureau (Imac) au coin du boulevard Royal et de la Grand-Rue. Georges Brassens vient alors d’enchaîner deux disques et s’est fait connaître avec Le Gorille, chanson censurée sur les ondes de Radio Luxembourg. Leur histoire commune mettra du temps à finir dans la presse, et notamment dans le Luxemburger Wort, en juillet 1971. Le journaliste qui relate l’histoire se met à rêver: „Leurs chemins s’étaient séparés comme d’eux-mêmes. Ils pourraient bien se rejoindre un jour prochain. Car pourquoi le poète ne viendrait-il pas une fois chanter dans le pays du déserteur et de l’interprète? Ce jour-là, nous sérions très nombreux à aimer assister à ces retrouvailles.“ En fait, depuis le début des années 60, lorsqu’il se rend à Paris pour les affaires, Albert Bochet ne manque jamais de vérifier si le très demandé Brassens est disponible. Ils se sont plusieurs fois vus durant les années 60. A chaque fois, Bochet passe chez Brassens avant qu’ils ne partent manger en ville.
Le journaliste ne s’est pas trompé sur l’audience de Brassens au Grand-Duché. Gilbert Felgen en sait quelque chose. Depuis 1960 et son retour du Congo où il a passé cinq années, le frère du chanteur Camillo tient un magasin de disques, d’instruments de musique et d’équipements audio-vidéo, qu’il a baptisé TELE-DISC. Gilbert Felgen est aussi producteur de musique luxembourgeoise, créateur du festival de la Chanson en 1968 et il lui arrive de faire venir des artistes de l’étranger. Il a déjà fait venir Guy Béart. Cette fois, il part trouver Bochet pour faire venir son ami Brassens. Il sait, au vu des ventes de disques dans son magasin, qu’un tel concert aurait du succès.
Albert Bochet fait alors le voyage de Paris. C’est sont fils, désormais majeur, qui le conduit. Ce dernier se souvient d’une arrivée intimidante chez Brassens. Il y a son ami de toujours, Raymond Devos, mais aussi Serge Gainsbourg. Mais c’est la femme de ce dernier qui semble avoir plus marqué le jeune homme qu’il était. „C’était une fameuse fille. Dans le temps, on rêvait d’elle.“ Brassens acquiesce à la proposition de concert de son ami. L’occasion se présente au début de l’année 1973. Après trois mois de concert dans la salle parisienne de Bobino à tester les chansons qu’il vient d’enregistrer pour son onzième album, Brassens part en tournée en Belgique. C’est au cours de cette dernière qu’il s’offre deux escapades luxembourgeoises.
Succès à Esch et Luxembourg
La première escale est rapide. Il vient chanter le dimanche 14 janvier au théâtre d’Esch. Avant de monter sur scène, Georges Brassens discute avec des journalistes de Revue, du Républicain lorrain et du Tageblatt. C’est Guy Wagner qui est là pour notre journal. Il s’étonne comme ses confrères de trouver un homme accessible, plutôt timide et modeste, „prouvant par son affabilité qu’il n’est pas le gorille qu’on nous a dépeint“. Tous les journalistes l’interrogent sur la matière dont il écrit ses chansons. A Guy Wagner, il répond: „J’ai d’abord une idée, elle me vient comme ça, tout d’un coup, ou elle me vient après une lecture, je la note. Je laisse mûrir dans ma tête, puis je me mets au travail quand je sens le moment venu. Je fais une première ébauche, je la corrige, je la laisse. Il se peut que je la trouve tout de suite bonne. Puis, après une semaine de distance, je ne suis plus l’auteur, le père qui a mis au monde une chanson, mais le critique qui analyse la chanson d’un ami qui s’appelle Georges Brassens.“
Guy Wagner ajoute: „Vous êtes un des rares auteurs de chansons que je connaisse chez qui il y a une absolue harmonie entre le rythme des vers et le rythme musical, les deux ne faisant plus qu’un.“ Le chanteur acquiesce et explique: „Je pourrais chanter mes textes sans musique, l’important étant le rythme ou plutôt la pulsation musicale, la mélodie est un support, comme la musique de film, et je veux que la musique garde toujours un caractère confidentiel. Je veux chanter pour mes auditeurs comme si je leur faisais des confidences. Ma musique se veut confidentielle, veut s’adresser à chacun individuellement comme si je dialoguais avec lui. Je renonce à toute orchestration qui accentuerait le ,dire‘, c’est pourquoi on m’a déjà fait le reproche d’être monotone.“ „Ceux qui le font n’auront rien compris“, tempête le journaliste du Tageblatt. Au journaliste de Revue qui lui demande s’il est un troubadour, Brassens aura répondu en étalant la généalogie de ses chansons : „Vor mir haben viele gesungen und gedichtet. Ich komme nach Ihnen. Ich habe Ihre Verse geliebt, ich habe sie verdaut, ich habe sie mir zu eigen gemacht. All die Leute, die ich liebte, haben mich geformt: Baudelaire, Villon, Rimbaud, Valéry.“
Ich habe Ihre Verse geliebt, ich habe sie verdaut, ich habe sie mir zu eigen gemacht. All die Leute, die ich liebte, haben mich geformt: Baudelaire, Villon, Rimbaud, Valéry.en 1973 à Revue
Ce soir-là, à Esch, Georges Brassens entame son tour de chant par une nouvelle chanson de son inspiration, audacieuse, qui explique bien son attitude non héroïque durant la guerre, celle d’un homme absorbé par les mots et la poésie, mais qui se méfie des idées qui prétendent dépasser les autres. „Mourir pour des idées l’idée est excellente / Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue / Car tous ceux qui l’avaient multitude accablante / En hurlant à la mort me sont tombés dessus… Mourir pour des idées d’accord, mais de mort lente“, chante-t-il.
Après des concerts les jours suivants à La Louvière et à Bruxelles, Brassens revient pour un concert à Luxembourg le 24 janvier. ll passe plusieurs jours en ville, prend le temps d’en découvrir les charmes en compagnie de sa femme et de son ami Albert Bochet. Il visite d’ailleurs son magasin désormais situé derrière l’Arbed. Alex Bochet était là. Des photos ont immortalisé cette virée. Mais il faut localiser le carton dans lequel elles se cachent pour pouvoir un jour peut-être les partager. L’entrepreneur de 68 ans se souvient en tout cas d’un concert devant un „théâtre plein à craquer“ et de la présence de beaucoup de jeunes gens comme lui. Le concert fut un grand succès. „Brassens était content, car il a dû revenir sur scène au moins cinq fois. On aurait pu faire une deuxième soirée sans problème.“ Après le repas, vers 23 h, Albert Bochet a emmené Brassens manger à la rôtisserie ardennaise, pour faire plaisir au patron fan du chanteur.
„Il aurait dû venir une seconde fois, mais il n’en a jamais eu le temps“, croit savoir Alex Bochet. „Mon père est encore allé le voir une ou deux fois à Sète. Et puis un vendredi soir, on est allés manger en France avec des amis de mon père, on a entendu à la radio qu’il était décédé.“ C’était il y a quarante ans. Albert Bochet n’a pas eu le temps de faire le voyage jusqu’à Sète pour dire au revoir à son ami. Il lui aura survécu vingt-deux ans … Il aurait eu cent ans cette année. Comme Brassens et comme la guerre du même nom dont il parle dans la chanson Deux oncles pour signifier aux anciens combattants que les jeunes se moquent de leurs histoires comme sa génération de cette guerre médiévale. „Vos filles et vos fils vont, la main dans la main/Faire l’amour ensemble et l’Europe de demain“.
La chanson figure dans la playlist du téléphone d’Alex Bochet „Parfois j’ai envie d’écouter. Maintenant je les connais presque par cœur.“ Georges Brassens qui, lors de son passage à Luxembourg s’étonnait de son succès, l’expliquait par le fait que ses chansons étaient hors des modes. Elles sont bien parties pour survivre également à la mode de l’écoute de la musique sur smartphone.
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Man sieht sich auf le Py, sobald man wieder ohne Maske darf!