Il y a cinq ans / LuxLeaks – Naissance d’une critique
Le 6 novembre 2014, les LuxLeaks mettent à nu des pratiques fiscales agressives pour attirer les multinationales au Luxembourg. Pour l’historien et citoyen Benoît Majerus ce scandale contribue à transformer la société.
Le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ Washington) préparait le coup depuis des mois. En chiffres, l’opération est spectaculaire. 80 journalistes basés dans 26 pays ont collaboré pour éplucher les 28.000 pages de 548 rulings attribués entre 2002 et 2010 à 340 multinationales.
Le 6 novembre, les documents, baptisés LuxLeaks, sont rendus publics en même temps que sont publiées les premières enquêtes des journaux partenaires. L‘opération met à la portée de tous les citoyens la mécanique des décisions fiscales anticipées par lesquelles l‘administration fiscale garantit une imposition minimale, souvent inférieure à 1% de leurs bénéfices à des sociétés censées s‘acquitter de 28,6% selon le taux d‘imposition officiel. Les noms des bénéficiaires parlent au plus grand nombre: Apple, Amazon, Ikea, Pepsi, Heinz, Ikea, Belgacom …
Juncker „fragilisé“ par ces révélations
Le scandale souligne la promiscuité entre un acteur privé, PricewaterhouseCoopers (PWC), qui conseille les multinationales et d‘où ont fuité les documents, et l‘administration publique, à savoir le bureau d‘imposition des sociétés numéro 6. Celui qui l‘a longtemps dirigé seul et dont le tampon orne chaque document, Marius Kohl, l‘a quitté il y a un an. „Le travail que j’ai fait a certainement bénéficié au pays, mais peut-être pas en termes de réputation“, avait-il dit à un journaliste du Wall Street Journal venu le trouver à Esch un mois avant que ne survienne la déflagration.
Le scandale éclate au moment où Jean-Claude Juncker, premier ministre durant la période que couvre la conclusion de ces rulings, prend la présidence de la Commission européenne. La veille encore, il avait dû assurer qu‘il n‘entraverait pas les enquêtes sur des rulings luxembourgeois, concernant Fiat Finance and Trade et Amazon, que la Commission européenne avait décidé de lancer durant l‘année, pour vérifier si ces accords fiscaux ne constituent pas des aides d‘Etat illégales déguisées. Ce 6 novembre 2014 les textes d‘agence se multiplient et l‘Agence France Presse le sait déjà „fragilisé“ par ces révélations. Jean-Claude Juncker montre les muscles: „Je ne suis pas un type qui tremble devant les premiers ministres.“
Informations contradictoires
Le gouvernement, qui n‘a pas fini sa première année de mandat, n‘est pas beaucoup plus adroit. Le ministre des Finances, Pierre Gramegna, convoque la presse. Il apparaît flanqué du premier ministre, Xavier Bettel, ainsi que des ministres de l‘Economie, Etienne Schneider, et de la Justice, Félix Braz. Il affirme que les rulings sont légaux et une pratique commune à de nombreux pays.
Quelques heures plus tard, ce sont Didier Mouget et Wim Piot qui interviennent devant les journalistes. A l‘abri des caméras interdites, ils évoquent des documents „subtilisés illégalement“, dont les médias tirent de „fausses conclusions“, au sujet de pratiques déjà anciennes. „Tout est conforme aux droits européen et international, ce qui se passe au Luxembourg est légal“, disent-ils.
Les réactions de la presse
Dans les kiosques luxembourgeois, ce 6 novembre, la situation est paradoxale. La presse luxembourgeoise, qui n‘a pas participé à l‘enquête du consortium, déteint. On y lit Pierre Gramegna dire l‘ère de la transparence avenue, maintenant que le „level playing field“, invoqué par le passé pour ne pas bouger, est désormais garanti et permet d‘abandonner le secret bancaire. „Le monde a dramatiquement changé depuis la crise financière. Nous devons nous y adapter et avant tout le façonner.“
Dans la presse étrangère, vendue à côté, le Luxembourg est dénoncé pour le manque de transparence de pratiques fiscales qui paraissent agressives. Les opérations de doubles déductions de mêmes charges ou encore d‘exonérations de retenues à la source pour le versement de dividendes à l’étranger y sont décrites en détail. „Vous connaissez la formule: ‚Ce qu‘il se passe au Luxembourg reste au Luxembourg‘“, s‘emporte le quotidien belge Le soir, dans un article intitulé „Comment le Luxembourg siphonne les revenus belges grâce à un dumping fiscal“, qui analyse les mécanismes des 37 accords concernant des sociétés belges. Les gouvernements étrangers dénoncent les pratiques avec plus de clémence tout en les attribuant eux aussi à un passé qu‘ils tentent de faire disparaître. La réaction du ministre français des Finances, Michel Sapin, est symptômatique. Il invite à regarder au-delà d‘un „reflet du passé“, l‘avenir qui réside dans les travaux de la Commission européenne pour gommer ces pratiques.
Un scandale émancipateur
Pour l‘historien de la place financière, Benoît Majerus, le scandale LuxLeaks marque un tournant dans la société luxembourgeoise et dans son rapport à la place financière. „Jusqu‘à ce moment-là tout le monde savait mais ce n‘était pas exprimé. Il y avait un savoir implicite que la place financière avait des pratiques douteuses. Et à partir de ce moment-là, c‘est devenu explicite et un peu plus de gens ont commencé à interroger la place financière.“
Le scandale LuxLeaks tranche ainsi avec les scandales financiers passés, survenus chaque décennie, à partir des années 70, sans jamais produire de mobilisation de la société, explique l‘historien. Le fait que la presse internationale ait été à la charge a sans doute facilité l‘émancipation.
#netamengemnumm
Le citoyen Benoît Majerus est en tout cas un bon exemple de cette évolution. Deux semaines après l‘éclatement du scandale, il signe avec le diplomate Luc Dockendorff la tribune #netamengemnumm, qui rappelle qu‘un système légal n‘est pas toujours juste et que le système des rulings ne l‘est pas, lui qui a permis de croître sur le dos d‘autres. Il est aussi bien placé pour savoir que c‘est aussi la société luxembourgeoise qui a apporté son soutien au lanceur d‘alertes Antoine Deltour lors de son procès en juin 2016.
Benoît Majerus a voulu intervenir à la barre comme témoin mais le juge ne lui a pas reconnu sa légitimité à être entendu. LuxLeaks a alors orienté son travail de chercheur. Ce spécialiste de l‘histoire de la psychiatrie a décidé de réduire son engagement en tant que citoyen mais de comprendre comment le secteur financier fonctionne en tant que chercheur. Ce parcours l‘a d‘ailleurs amené à rencontrer une autre matière à scandale, la situation unique du pays qui protège plus longtemps les archives bancaires que les archives médicales.
Un confort apporté notamment par les rulings
Son travail s‘intéresse notamment à la manière dont l‘histoire du secteur financier fut intégrée dans celle du pays. L‘étude des présences luxembourgeoises dans les expositions universelles montre que la place financière a toujours posé problème. Au contraire de la sidérurgie luxembourgeoise, le secteur financier, qui a pris son relais, n‘y a jamais été mis en avant. „On n‘a jamais été fier de ce secteur comme on a été fier de la sidérurgie.“
L‘évolution du discours du gouvernement qui dit vouloir que le Luxembourg devienne exemplaire pourrait ainsi marquer une rupture. C‘est en tout cas l‘effet d‘un scandale, qui a aussi permis l‘avènement d‘une presse beaucoup plus critique qu‘elle ne l‘était dans les 30 années précédentes. Pour autant, ces évolutions n‘ont pas encore transformé en profondeur la société. „Les Luxembourgeois savent d‘où vient l‘argent, leur salaire et que ce n‘est pas parce qu‘ils sont particulièrement intelligents ou travailleurs.“ Mais s‘ils sont prêts à renoncer à une partie du confort apporté notamment par les rulings, c‘est l‘avenir qui devra le dire.
Il y avait un savoir implicite que la place financière avait des pratiques douteuses. Et à partir de ce moment-là, c‘est devenu explicite et un peu plus de gens ont commencé à interroger la place financière.“
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„Il y avait un savoir implicite que la place financière avait des pratiques douteuses“
Vous ne savez pas de quoi vous parlez! La population au Luxembourg ne savait pas que le taux d’imposition officiel était saboté par des accords entre certaines sociétés et l’Administration fiscale.
On croyait que le taux officiel était plus bas que celui des autres pays et les abattements plus avantageux, mais on était convaincu que chaque société, que ce soit multinationale ou Micro/PME, était imposée au même taux. La découverte des rulings était comme un poing dans la figure de chaque Micro/PME et de chaque contribuable privé au Luxembourg.