Luxemburgensia / „La coupe est pleine“ de Guy Rewenig – débordant de justesse
Dans „La coupe est pleine“, Guy Rewenig tourne en dérision la bonne conscience … et l’opportunisme qui la sous-tend. À siroter doucement.
Si le titre „La coupe est pleine“ ressemble à celui d’un vaudeville, on se croit d’abord plonger dans le théâtre de l’absurde à la première page. Les échanges courts et les réponses nettes font penser à Samuel Beckett. Et l’attente du couple petit-bourgeois Robert et Céline Lamalle peut être vu, sans doute, comme un clin d’œil à l’œuvre devenue proverbiale de ce dernier. Néanmoins, c’est bien par un dialogue au message clair, incisif et ironique que le lecteur est happé et qui l’embarque dans un huis clos, le temps de la journée de la Saint-Sylvestre, du réveil du couple à 8.30h jusqu’au passage à l’année suivante.
C’est un récit de saison, parce qu’il se joue en ce jour de célébration imposé qui amène son lot d’entreprises bancales et de soirées mal préparées qui échouent lamentablement. C’est un récit de son époque, puisque l’omniprésence de la guerre dans les médias et dans les discours renvoie à notre année finissante. Mais c’est aussi un récit atemporel puisqu’il démonte lentement mais sûrement la bonne conscience pluriséculaire des gens aisés. Le propos est universel mais aussi particulièrement ancré au Luxembourg, où l’opulence multiplie les bourgeois parvenus, peut-être d’autant plus candidats à la bonne conscience que leurs origines plus vulgaires sont proches. Guy Rewenig fait dire à son couple :
On a de la chance.
Eh oui. Et nous en sommes conscients.
Ça ne change rien.
Si. La conscience fait la différence.
Nous vivons dans un pays terriblement gâté.
C’est juste, mais au moins, nous le réalisons.
Nous affrontons de plein gré l’ampleur de nos privilèges. Nous ne fermons pas les yeux.
Tu es sûr?
Bien sûr que je suis sûr. Nous sommes des citoyens éveillés. Nous sommes capables de nous soucier. Nous souffrons avec ceux qui souffrent.
Si Robert Lamalle a l’idée saugrenue en ce jour de célébration d’inviter un couple de réfugiés trié sur le volet, ce n’est pas parce qu’il pense que son épousé, Céline, et lui auraient pu être à leur place. Mais parce qu’il entend bien en tirer un avantage. „La coupe est pleine“ ne se contente pas de montrer toutes les manières qu’a la bonne conscience de s’étaler, mais elle détaille les mécanismes qui la sous-tendent. Dans ce qui est un long dialogue entre les deux époux, rythmé par l’heure qui passe et les changements de sujets de conversation, on entre peu à peu dans l’intimité du couple à la retraite, de leur chat et de leur voisinage. Mais c’est surtout dans la psychologie tortueuse de Robert, ancien patron de magasin de chaussures, qu’on s’immisce avec délectation.
Guy Rewenig prend le temps de faire passer la journée, de maintenir malgré le doute sur les réelles intentions de cette Saint-Sylvestre, qui se prête aux regards rétrospectifs. Robert a une aisance rhétorique – qui est de fait celle de Guy Rewening, dont la langue est sans faille, ni prétention – qui lui permet d’enrober ses pensées embuées et de briller devant le lecteur et devant sa femme, qui ne s’avère pas si naïve qu’on le croit au début. Il aime davantage s’écouter parler que d’écouter les autres, au risque de prendre sa femme pour une idiote et surtout de tourner en rond. Il perd le fil même à force de radoter („j’ai tellement de principes à défendre que parfois, j’en perds la vue d’ensemble“, rétorque-t-il à Céline qui le piège).
L’instrumentalisation de la misère
La guerre, c’est l’occasion de passer pour un héros, par le verbe („au milieu du chaos, il faut absolument sauver les nuances“, dit-il pompeusement) et par l’action. La bonne conscience s’exprime par un ravalement des apparences. Le dialogue commence par le refus de Robert de choisir une nappe dont les fleurs lui paraissent trop grosses pour qu’elles ne provoquent pas les invités dont le pays est ravagé par les bombes („Chez nous, les fleurs poussent même sur la toile cirée. Nos hôtes seraient choqués.“). Il ne veut pas plus de chandelles qui rappelleraient les caves dans lesquels ce fidèle des journaux télévisés présume qu’ils ont eu à se mettre à l’abri, ni qu’on laisse accroché un tableau de vendangeurs arborant des mines satisfaites. Faire croire qu’on vit comme ses hôtes plutôt que de tenter de les faire accéder à son standard, voilà bien qui distingue la bourgeoisie du bas peuple.
Robert Lamalle s’est d’ailleurs rendu dans le monde désolé d’une structure pour réfugiés sans intimité – où l’on note les entrées et sorties pour pouvoir compter les morts en cas d’incendie – pour s’assurer que le couple invité ne soit pas trop dissemblant de celui qu’il forme avec sa femme. En bon spectateur, il s’en prend à la fête forcément superficielle à laquelle se livrent les autres, lui que plus rien ne semble enjouer, à part se faire passer pour un autre. „Tous ces nombrilistes qui se vouent brutalement au culte de l’égomanie. Ils ne pensent qu’au plaisir solitaire. Ils font la fête, bruyamment, sans égard, mais il faudrait sèchement leur demander: Qu’y a-t-il à fêter? La Saint-Sylvestre? C’est quoi? Une occasion de plus pour vous enivrer? Pour lâcher votre caquetage primitif? Quel est le fond de votre fête? L’auto-adoration? L’isolation splendide?“ – „On n’utilise pas la misère des réfugiés à des fins de publicité“, lui répliquera d’ailleurs sa femme.
Guy Rewenig nous fait passer un moment savoureux et piquant par un dosage minutieux, maintenu du début à la fin, de dégoût et de rire, jusqu’à ce que la coupe soit pleine, jusqu’à ce que la caricature soit parfaite. On rit et on réfléchit beaucoup, surtout si l’on se sent pas visé. Si „La coupe est pleine“ aurait fait un très bon scénario de roman graphique (des Bidochons bourgeois par exemple), il se prêterait bien à une adaptation sur scène. C’est souhaitable.
La coupe est pleine, 256 pages, 22 euros
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