Il y a quarante ans / La danse hip-hop arrive au Luxembourg par Esch
En vacances à Paris chez sa tante durant l’été 1983, l’adolescent de Belvaux Eddy Africa découvre le moonwalk et le breakdance. À son retour, il les montre son frère cadet André, qui est emballé. La danse hip- hop est née sur le sol luxembourgeois. Et avec elle bientôt les Cool Brebs d’Esch-sur-Alzette.
Le mois de juillet de l’été 1983 est caniculaire. „C’est bon pour le moral“, chantait la Compagnie Créole sur ce qui fut le tube de la saison. Le président américain Ronald Reagan vient de déclarer le mois d’octobre „National Roller Skating Month“, zénith de la fureur qui entoure le patin à roulettes, depuis qu’il a emprunté au skate-board les roues en polyuréthane. Voilà qui peine toutefois à faire oublier la menace que font peser la guerre froide et sa course à l’armement. Le bourgmestre d’Esch-sur-Alzette, Jos. Brebsom, est inquiet. Il s’apprêtait à la rentrée à tenir conférence avec son homologue de Sarrebruck, Oskar Lafontaine, pour dénoncer l’incohérence des budgets militaires qui s’envolent au moment où tant de personnes meurent de faim.
Du Trocadéro …
En cet été 1983, après la fin de l’année scolaire, Eddy Afrika, du haut de ses seize ans, quitte le Sud du Luxembourg pour des vacances chez sa tante en banlieue parisienne. Il emporte avec lui ses rollers qu’il ne quitte plus depuis quelques années. Pour faire du roller à Paris, l’esplanade du Trocadéro en face de la Tour Eiffel est le lieu incontournable. C’est là qu’on peut découvrir les nouvelles pratiques. De jeunes gens montrent ce qu’ils savent faire et en perçoivent les premiers cachets, sous la forme d’oboles données par les nombreux touristes. La nouveauté permet de se distinguer. Et cet été-là, des mouvements spectaculaires et inédits captent l’attention du plus grand nombre. Des jeunes gens réussissent à se déplacer en arrière en faisant le mouvement de marcher en avant. C’est le moonwalk que Michael Jackson va bientôt mondialiser, mais que l’on doit au smurf qui va de pair avec le breakdance pour former ensemble la danse hip-hop.
Le New York City Rap Tour, emmené par Afrika Bambataa, est passé par Paris à l’automne précédent et a essaimé la danse hip-hop en France et en Angleterre notamment. Eddy Afrika n’en croit pas ses yeux. „Je n’avais jamais vu ça“, témoigne-t-il quarante ans plus tard. Il regarde et imite ce qu’il voit, puis ramène cette nouvelle forme de danse dans ses valises. Lorsqu’il rentre à la maison familiale de Belvaux, il montre le moonwalk à son frère, de trois ans son cadet, André. Dès cette première démonstration, l’adolescent qui a la réputation de prendre du temps pour faire les choses, se consacre à cette nouvelle forme de danse qui arrive à point, lui qui se lasse du foot et du chant. „A partir de ce jour-là, il était bloqué devant son miroir“, rigole son frère. „Il m’a vite imité et vite surpassé. Il était très fort, toujours prêt à montrer un nouveau mouvement.“
André Afrika a ressenti immédiatement le plaisir de cette danse, qui remplissait plusieurs de ses attentes. „Tu le fais pour le fun, ce feeling que tu as presque en permanence, quand tu commences, quand tu fais et quand t’as fini“, explique André. „Ça s’appelle des ‚good vibrations’“, renchérit son frère aîné. Il ne s’agissait pas de se mettre en avant ou de faire passer un message. Il était question de plaisir, de ce qui fait l’authenticité. Mais la danse hip-hop, c’est aussi la performance, se dépasser pour acquérir de nouveaux mouvements. André Afrika se revoit mettant des poids à ses pieds, pour mettre plus d’intensité dans son élan, dans lequel il découvrit la clé du succès. „J’ai compris que plus je contrôlais cet élan, plus je pouvais faire de choses.“
Mais l’un des autres attraits de la danse hip-hop, c’est la liberté de création qu’elle laisse. „La danse hip-hop, c’est le freestyle. On peut s’inspirer d’autres, prendre leur feeling, puis imiter ou adapter à sa sauce quand ça ne marche pas“, poursuit André. Pour s’inspirer, en 1983, il y a les cassettes vidéo, et puis, à partir de janvier 1984, l’émission mythique de Sidney à la télé française H.I.P. H.O.P. „C’était la messe du dimanche“, se souvient Eddy.
… à la galerie Mercure
Rapidement, André et Eddy Afrika ont mis sur pied un groupe, avec les frères Celli et le disc-jockey et collectionneur de disques hip-hop Jerry Libardi. Il s’appelle Cool Breaking Robots Electric Boogie Smurfy. Son acronyme Cool Brebs est un clin d’œil au bourgmestre d’Esch de l’époque, Jos. Brebsom. Le groupe s’est choisi Esch-sur-Alzette comme lieu de répétition. Il faut s’imaginer le bassin minier, à l’époque, „plus fun, avec beaucoup plus de mouvements“ qu’aujourd’hui, raconte Eddy. „Aujourd’hui, c’est mort.“ Esch-sur-Alzette est le lieu de rencontre de tous les jeunes. Et à l’époque, c’est plutôt la new-wave et le punk qui font la loi dans la rue.
Les breakers trouvent refuge au centre Mercure, d’abord en bas, où ils déposent des cartons pour pratiquer la danse. Les passants adorent, les commerçants moins – sauf pour les plus visionnaires qui pensent que ça va attirer. Alors ils occupent l’étage supérieur du centre Mercure. Ils y perdent en visibilité, mais pas en mobilité. Car le carrelage du premier étage se prête bien mieux à tourner sur la tête. Les vitrines font office de miroir. À Luxembourg aussi, ils iront danser près de la cathédrale, puis au mythique Centre Hamilius, ou encore dans le passage tout proche, apprécié lui aussi pour son carrelage.
A l’époque, on danse beaucoup sur la funk, sur la musique d’Afrika Bambataa – qui chante „Love, Peace, Unity and Having Fun“ avec James Brown en 1984 –, sur „Street Dance“ de Break Machine, dont la vidéo montre bien l’esprit et les mouvements de la danse hip-hop de l’époque. Tout se prête à la danse. „Je crois qu’on a même dansé sur Madonna“, s’amuse André. „On n’a pas dansé sur la musique que les breakers utilisent aujourd’hui, où il y a toutes les musiques qu’il faut“, remarque son frère. Les Cool Brebs atteignent rapidement une belle notoriété, médiatique notamment. La Revue leur consacre un reportage en juin 1984. La danse hip- hop a un avantage sur le rap et encore un plus grand sur le graffiti, c’est qu’il plaît au plus grand nombre. „Comme ça plaisait beaucoup aux gens, on a eu plus de facilité à trouver une salle.“ Dans la rue Victor Hugo, il y avait un ancien cinéma transformé en salle de squash qui a mis à disposition une salle. Le club de gymnastique „L’espérance“ s’est montré aussi intéressé et a mis à leur disposition une salle à Lallange. Il les a intégrés dans leurs démonstrations, mais les Cool Brebs ont toujours un point d’honneur à se présenter sous leur nom.
Le groupe a duré trois ans, prolongé ensuite par le Systematic Crew à partir de 1988. André Afrika n’a jamais cessé de pratiquer et de suivre l’évolution de la danse hip-hop. Il continue à assister ou même à participer à des battle à 53 ans. Il a pu croire à l’essoufflement du mouvement au début des années 90. En fait, c’est la nouvelle génération de la période 1995-2000 qui était en train d’émerger dans son coin. André pense d’ailleurs que l’esprit de liberté qu’il véhicule explique la longévité de la danse hip-hop. Il explique aussi certainement son omniprésence dans la danse contemporaine. „Quand je vois ce que font les jeunes aujourd’hui, je vais me coucher. Bientôt, ils vont voler. II n’y a que dans le hip-hop que je vois ce souci permanent d’aller toujours plus loin“, confie-t-il. Eddy a, lui aussi, continué à danser après l’aventure Cool Brebs, mais sur ses rollers, dont la pratique aura eu un destin inverse à celui du hip-hop.
Il ne faut pas dire aux frères Afrika qu’ils étaient des pionniers. „Ça ne venait pas de nous“, conviennent-ils. Ils ont donc été surpris quand Franklin Pereira, danseur qui s’est lancé dans une histoire de la danse hip-hop – qui va bientôt recevoir le renfort de l’université du Luxembourg –, a voulu leur coller le titre. Le terme de passeurs, les premiers sur le sol grand-ducal, leur va en tout cas parfaitement.
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