Cinéma / Le Parlement européen mis en garde: le géo-blocage, allié du cinéma d’auteur
600 acteurs du secteur du cinéma et audiovisuel européen ont signé une lettre ouverte enjoignant le Parlement européen de voter en faveur de la culture le 13 décembre en s’opposant à la levée du blocage géographique.
L’interdiction du blocage géographique des services audiovisuels apparaît comme une fausse bonne idée. Sur le papier, il s’agirait à la manière ce qu’avait réussi à faire Viviane Reding en supprimant le roaming sur les frais téléphoniques, de permettre aux citoyens européens d’avoir davantage l’impression de vivre dans un marché unique européen que par le passé. Sauf que, à leurs différences, les services audiovisuels ne sont pas qu’une donnée technique. Ils sont produits au jour le jour, dans des réalités économiques qui sont avant tout nationales et dans un écosystème bâti sur ces limites.
C’est pourquoi le texte que le Parlement européen s’apprête aujourd’hui à voter, a fait l’objet d’une résistance massive de ce secteur qui pèse 47 milliards d’euros et plus de deux millions d’emplois. 600 acteurs du secteur du cinéma et audiovisuel européen ont signé une lettre ouverte enjoignant le Parlement européen de voter en faveur de la culture le 13 décembre, en s’opposant à tout appel à la future inclusion des services audiovisuels dans le périmètre du règlement relatif au blocage géographique dans le marché unique numérique, comme les eurodéputés s’apprêtent à la voter. Ils appellent à un vote „en faveur de la préservation de la diversité culturelle et linguistique de l’Europe“, par l’adoption d’amendements qui assurent la poursuite de l’exclusion des services audiovisuels de cette législation.
Moins de choix
Interdire la technologie du géo-blocage pour garantir l’exclusivité territoriale des contenus cinématographiques et audiovisuels aurait pour conséquence de „mettre sérieusement en question la durabilité économique et créative du secteur audiovisuel et du film en Europe, avec une plus petite variété de langues“, préviennent-ils. Habituellement, les droits de diffusion sont négociés par pays, par l’intermédiaire de distributeurs et de producteurs. Sans ces barrières nationales, „la distribution et la circulation seraient drastiquement réduites à travers l’Union européenne“. „Cela aurait un impact négatif direct sur le consommateur: la réduction significative du choix en termes de contenu, de distribution et d’accès ainsi qu’une hausse des prix.“
Ce serait un comble puisque cette levée de l’interdiction est pensée pour favoriser les citoyens, comme l’explique l’eurodéputé socialiste Marc Angel. „Les citoyens ne comprennent pas qu’on a un marché intérieur sans frontières et tout à coup, ils n’ont pas accès aux services audiovisuels. Un Belge germanophone qui habite à Eupen n’a pas accès aux contenus allemands. On lance un débat.“ Marc Angel insiste sur le fait que le texte soumis au vote n’a pas force de loi, loin de là. „On ne change aucune loi, c’est un rapport d’implémentation sur la directive de 2018“, en vue de sa révision en 2025. Ce rapport ne concerne d’ailleurs pas seulement les droits audiovisuels, mais aussi de nombreuses autres limites territoriales à la consommation dont la levée fait consensus. „On appelle la Commission à faire un assessment de cette directive et de voir si on peut inclure les droits audiovisuels avec une approche graduelle tout en respectant les modèles économiques existants, en protégeant la diversité culturelle et linguistique, sans oublier les minorités linguistiques“, dit Marc Angel. „Le problème, ce sont les millions de citoyens qui n’ont pas accès aux contenus et doivent tricher pour avoir accès.“ En Grèce, le public a accès à 1,83% de toutes les productions européennes, en Allemagne 42%, il y a une énorme différence.“
Le problème, ce sont les millions de citoyens qui n’ont pas accès aux contenus et doivent tricher pour avoir accès.eurodéputé socialiste
Marc Angel défend une approche graduelle qui commencerait par la „libération“ des anciens films. Il faut voir comment protéger les petits producteurs, ajoute-t-il, alors que ce sont „surtout les grandes chaînes“ qui sont contre le géo-blocage, fait-il valoir. La lecture attentive des 600 signataires invite à nuancer une telle vision. On croise quelques géants de ce qu’on appelle l’industrie du cinéma, mais aussi beaucoup d’organisations professionnelles plus modestes. Tous les métiers sont représentés, du syndicat des producteurs indépendants, en passant par des distributeurs nationaux, des réalisateurs, des salles ou des festivals. Ils s’appuient sur les chiffres de l’European Audiovisual Observatory, pour objecter que les consommateurs européens ont en moyenne accès à plus de 8.500 films européens en lignes, dont 82% sont produits dans des pays européens et bénéficient également d’un accès accru à une disponibilité de contenus et services audiovisuels à travers le règlement européen sur la portabilité des droits et la directive européenne sur les programmes télévision et radio.
Moins de qualité
La levée du géo-blocage éroderait également la valeur économique des droits avec un impact direct négatif sur les possibilités de financement, selon les signataires. C’est en conséquence la qualité des films qui pourrait en pâtir, comme le souligne Alexis Juncosa, qui s’exprime en tant que responsable de la fédération Europe Film Festivals, lui qui est aussi directeur du Luxembourg City Film Festival, signataire de l’appel. „On s’attaque frontalement à ce qui fait la force du cinéma européen et sa richesse. Il serait très compliqué pour les producteurs de financer des films qui reposent sur un mille-feuille d’accords passés avec des distributeurs nationaux, qui investissent dans les films parce qu’ils bénéficient de cette règle d’exclusivité sur leur territoire“, avance-t-il. „Sans ceux-ci, les financements vont sauter, et les films qui vont sauter sont ceux qui nous intéressent le plus comme festivals, des films d’auteurs, fragiles.“ Cela créerait „un vide que seuls pourront combler les grandes majors et les streamers“, capables de développer des contenus à l’échelle d’un continent.
Avec l’abolition du géo-blocage, plus personne ne voudra acheter les droits d’un film indépendant européen à partir du moment où il est accessible en ligne partout en Europe, et donc le financement disparaîtra avecréseau Europe Cinemas
Marc Angel rappelle que la Commission européenne ne légifèrera peut-être pas et qu’elle conservera peut-être l’exception culturelle. „S’il doit y avoir un changement, la Commission devra avoir un dialogue avec les signataires“, ajoute-t-il. „Je suis surpris qu’il y ait une panique tout à coup, de ce lobbying surtout fait par les grands groupes.“ Si panique il y a, c’est peut-être aussi parce que cette initiative en rappelle d’autres.
„Il y a un très grand risque de faire disparaître les financements de films indépendants européens. Le rêve de la Commission, et c’était déjà le cas il y a une quarantaine d’années, est de créer de grosses sociétés paneuropéennes“, souligne Nico Simon. „Elles existent d’ailleurs déjà: ce sont les gros studios américains qui ont des bureaux dans tous les pays européens et qui sont les seuls à pouvoir faire une distribution, une diffusion paneuropéenne. Le problème est que les films qu’ils distribuent, qu’ils produisent, ce ne sont pas des films d’auteurs, d’art et d’essai.“
Cela rappelle à cet ancien exploitant de cinéma, cofondateur de l’Utopia et actuellement en charge du réseau Europa Cinemas, l’époque des „euro-puddings“, ces productions transeuropéennes à laquelle chaque Etat membre participait, qui ont certes accouché de quelques succès comme „Le nom de la rose“ ou „Le tambour“, mais qui surtout n’ont pas déchaîné la création. „Avec l’abolition du géo-blocage, plus personne ne voudra acheter les droits d’un film indépendant européen à partir du moment où il est accessible en ligne partout en Europe, et donc le financement disparaîtra avec“, avance Nico Simon. La production des films dépend souvent de l’engagement de distributeurs de salles qui veulent les diffuser en salle pour garantir le financement. „La fin du geoblocking, c’est la fin de la création cinématographique indépendante en Europe“, constate-t-il. „Les gens ne se rendent pas compte que s’ils vont dans cette voie, ils n’auront plus les films indépendants européens dans le futur. C’est le scénario catastrophe par excellence.“
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C’est là que l’on voit la rapacité des producteurs de films européens. Pas de problème pour demander des fonds européens pour les productions. Mais ensuite, ils se servent encore une fois auprès de tous les États membres.