Urbanisme / Le projet créatif d’un nouveau quartier à Dommeldange
Cofondateurs du „Bamhaus“, Ben Barnich et Christian Muno partagent avec qui veut l’entendre leur vision d’un développement soutenable de la friche industrielle de Dommeldange. La culture en serait un pilier central. Luxembourg se verrait doté d’un quartier alternatif, comme toute capitale européenne qui se respecte.
Jadis coeur des quartiers de Dommeldange et Beggen, l’ancien site sidérurgique d’ArcelorMittal en est devenu le caillot. Les riverains sont plus habitués à longer sa longue carcasse qu’à y songer. Quand ils découvrent le site, ils sont surpris par la vie qui y règne encore. „On entend beaucoup de gens qui passent ici tous les jours qui rentrent ici et sont subjugués car ils ne s’y attendent pas. De l’autre côté de l’Alzette, on dirait que c’est mort et à l’abandon“, dit Ben Barnich.
Passé l’enchantement du monde d’hier, c’est l’impression d’entre-deux, spatial et temporel qui saisit. On peut accéder à pied au site, mais rien n’indique le passage situé à l’arrière du lycée Emile Metz. A l’autre entrée, destinée aux voitures, la barrière s’ouvre sans contrôle, mais rien n’indique ensuite à l’automobiliste la route qu’il doit prendre pour trouver son chemin. Comme une allégorie de ce provisoire qui dure, un camion rouge interdit de stationnement n’en finit pas de rester.
La présence de Ben Barnich et Christian Muno sur le site depuis bientôt sept ans, de reconduction en prolongement de bail, est aussi le fruit de l’indécision quant à l’avenir du site. Cela permet au moins la protection du lieu, presque miraculeuse quand on songe à la quête effrénée partout en ville de bâtiments à détruire pour reconstruire plus haut et plus cher, indépendamment du coût écologique. Et puisque tout est encore debout, il est encore permis d’espérer qu’une bonne partie le reste.
Depuis qu’ils ont créé „Bamhaus“ en 2013, dans un bâtiment de briques rouges, qu’avait occupé avant eux le musicien Gast Waltzing, Ben Barnich et Christian Muno réfléchissent à l’avenir du site. „Bamhaus“ offre depuis lors à des indépendants l’accès à des locaux pas chers, dans un cadre stimulant et collaboratif. L’ingénieur du son et le producteur vidéo sont ainsi parvenus à proposer l’ensemble d’une chaîne de production audio-visuelle. Avec, le temps et le succès, l’espace de coworking a gagné le bâtiment situé l’autre côté de la rue. Devenu rue, „Bamhaus“ pourrait désormais devenir quartier, pour pouvoir proposer encore plus de bureaux et d’ateliers aux créatifs et leur donner un cadre dans lequel ils peuvent développer leurs visions pour la collectivité et dépasser la démarche strictement individuelle. Et tout cela dans l’intérêt des quartiers de Beggen et Dommeldange, qui veillent au chevet du site.
Maîtres hollandais
Ben a étudié le son, Christian l’histoire. Pour passer leurs visions au tamis du savoir théorique, ils sont allés dénicher des experts à Amsterdam, où Christian avait repéré des projets de réhabilitation de friches industrielles dans la banlieue nord: „J’ai trouvé géniale la manière dont, avec les moyens du bord et une démarche communautaire, ils sont parvenus à construire quelque chose de nouveau, d’unique, qui plaît, qui ramène du tourisme et des emplois. Je me suis dit que cela pouvait se faire chez nous“, se souvient-il.
C’était en 2014, la bande de six que comptait alors le „Bamhaus“ s’en est allée aux Pays-Bas se convaincre de la pertinence du projet pour Dommeldange. Sur le site de Ceuwel, ils ont découvert la décontamination par les plantes et la création d’un quartier sur pilotis et d’anciens bateaux. Sur le site NDSM, ils ont observé comment remplir de vie les vastes entrepôts désaffectés de l’industrie de construction navale. Des poutres en H y furent plantées pour accueillir des murs, de briques ou de bois, ainsi que les containers, qu’occupent des nouveaux locataires. L’idée était de ne surtout pas toucher à la structure extérieure et de l’habiter avec du modulable.
Ce sont d’abord des indépendants qui se sont installés. Puis des entreprises et des bars. Désormais, un hôtel a même ouvert ses portes dans une grue inutilisée. Tout cela s’est fait sans rien précipiter, petit à petit, à échelle humaine, au départ du terrain. „On a senti que ça avait commencé par des petites étincelles, et que, très vite, avec la motivation, les bons moyens, le do it yourself, ont permis de développer le site en quelque chose de très chouette et attractif“, explique Ben Barnich.
Jeunes et ouverts comme eux, les développeurs du projet, le bureau d’architectes Space&Matter, les ont accompagnés à bras ouverts, pour leur expliquer la démarche à suivre pour dupliquer le modèle. Ben Barnich et Christian Muno ont alors commencé à se faire les lobbyistes de leurs visions, à les expliquer aux riverains, urbanistes et architectes, à la ville, à l’Etat et au propriétaire ArcelorMittal, pour mieux en mesurer la faisabilité. Au fil du temps, ils ont pris de la confiance, mais aussi gagné en légitimité. Etre en mesure de démontrer qu’un modèle fonctionne à l’étranger est toujours un argument décisif au Grand-Duché.
„On n’invente pas la roue“, reconnaît Christian Muno. „La ville, en tant que capitale, manque vraiment d’un quartier créatif, alternatif, comme on en connaît dans toutes les grandes villes.“ De l’art de vivre des créatifs naîtrait un nouveau type d’aménagement urbain, dans le berceau de la sidérurgie du pays. Aux Pays-Bas, le projet avait pu être lancé en un an et demi, après le classement du terrain par la commune en zone expérimentale. Là-bas, le prix de ce terrain que personne ne voulait était dérisoire. Au Luxembourg, la situation est tout autre.
Une architecture attractive
A l’hiver 2016-17, la situation de stand-by n’a pas permis d’obtenir le co-fincancement d’une étude de faisabilité qu’ils voulaient confier à leurs correspondants hollandais. Qu’à cela ne tienne, ces derniers leur ont envoyé trois étudiants en architecture de l’université d’Aalborg au Danemark. Après avoir étudié à distance l’histoire du site, Line Guldhammer Mogensen, Thor Vingolf Nielsen et Alexander Bredgaard ont pris leurs quartiers au „Bamhaus“ en mars 2017 pour se confronter aux réalités et au potentiel du terrain.
Dans leur copieux travail de recherche, baptisé „The industrial affair“, les trois étudiants rappellent utilement que l’aménagement urbain et l’architecture ne sont pas dénués d’idéologie. „Beaucoup d’idéaux de planification, surtout quand ils concernent les valeurs culturelles, historiques et publiques d’un lieu, sont niés par la maximisation des profits, ce qui est souvent le cas dans l’aménagement urbain actuel“, écrivent-ils. Inspirés par leur compatriote paysagiste, Ellen Braee, qui affirme que l’époque n’est plus à inventer des choses depuis le début mais de les créer en interaction avec ce qui existe déjà, ils puisent également aux sources du situationnisme pour développer une „approche irrationnelle“ de la planification urbaine. Ils rappellent que l’architecture est un constructeur d’ambiances, qu’une ville est perçue par les émotions. Aux villes rationnelles pauvres en expériences, ils opposent les notions de surprise et de friction. „Les situations curieuses et délicates attirent l’attention et fournissent de la nourriture pour la pensée et mènent à une modification des comportements et de nouveaux types d’interaction.“
L’enjeu à Dommeldange est de transformer la zone industrielle sans négliger son identité, son histoire et l’atmosphère qu’elle dégage. Leur proposition d’aménagement rompt avec les plans orthogonaux. Il intègre aussi de vieilles structures industrielles et leur enseignement. Ainsi, un des entrepôts du site devient un „cimetière industriel“ à ciel ouvert, dans lequel les vieux murs et restes de structures sont alignés comme des tombes d’un entrepôt centenaire. La nature sauvage s’y empare de l’espace dans une bataille qui reflète la fragilité de la civilisation. Et pour contrer le sentiment d’abandon et de tranquillité, des boxes en bois avec de larges fenêtres, servant à l’activité physique, sont suspendus à la structure. Et des escaliers suspendus qui divisent l’espace. Un autre enjeu consiste dans la réalisation de moyen de rétention des eaux pour éviter que les eaux de pluie gagnent les eaux souterraines et les polluent.
Cette architecture qui mise sur des expériences sensorielles encore indisponibles au Luxembourg pourrait attirer et diversifier le tourisme vers un lieu situé à seulement 3 km du centre-ville, accessible facilement en train et proche de l’aéroport.
Le projet ne renonce pas à détruire des bâtiments trop vieux, ne serait-ce que pour créer des espaces publics de rencontre en extérieur et laisser de la place à la mobilité douce au cœur du projet. La culture, par la présence de créatifs comme de celle d’une salle de concert, serait un catalyseur de l’attention du public. Une salle de sport répondrait également aux besoins du lycée proche et des populations alentours. Des offres de restauration ne manqueraient aussi de s’ajouter donnant aux 300 personnes qui travaillent sur le site ainsi qu’aux lycéens la possibilité d’une alimentation saine. Christian Muno imagine aussi des petits magasins qui font la part belle aux produits artisanaux locaux, ou à la possibilité de petites structures hôtelières originales. Toutes sortes d’équipements pourraient s’y trouver s’adaptant à l’esprit des lieux.
Une alternative à Belval
Ce type de projets que le concept de tiers lieux culturels tend peu à peu à désigner se veut une démocratisation de l’urbanisme et de la culture. Le développement progressif du site permet la prise en compte des initiatives venant du terrain. La méthode marque ainsi une rupture avec les quelques habitudes prises dans les projets de revalorisation de friches industrielles au Luxembourg, et notamment à Belval. Lors d’une escapade, les trois étudiants danois ont jugé cette dernière intéressante dans son agencement, dans les contrastes qu’elle met en scène dans le paysage urbain. Toutefois, ils ont constaté son manque de vie en l’attribuant à une „stratégie de développement, basée sur une idéologie de l’instant où tout fut construit en quelques années, sans phase d’activation initiale“.
Le projet à Dommeldange se distinguerait dans sa conception, mais aussi dans son contenu par le fait qu’il serait thématique. Ce serait en quelque sorte la „Kulturfabrik“ devenue quartier. Pour le mettre en œuvre, il faudrait rompre aussi avec une autre habitude, d’une décision prise d’en haut, d’une cessation d’activité, à laquelle succéderait une vente des terrains; leur assainissement puis leur aménagement. Dans la vision de Ben Barnich et Chirsitan Muno, ArcelorMittal continuerait à occuper – avec son atelier de mécanique et ses 120 salariés – et à louer la partie nord de la zone, laquelle pourrait être aménagée dans un deuxième temps. La partie sud, où se trouve „Bamhaus“ serait louée par bail emphytéotique de 27 ans, en partenariat avec la ville et l’Etat, pour commencer une planification dont „Bamhaus“ serait la plate-forme. Les deux compères en ont fait la demande à ArcelorMittal. Ils attendent désormais la réponse.
ArcelorMittal y gagnerait un prototype exportable sur d’autres sites, la conservation de sa mémoire. Et le fait que ce type de développement donne en général de la valeur aux terrains sur lesquels ils se développent et à ceux des alentours, serait la cerise sur le gâteau. „Cela sortirait du modèle spéculatif et irait vers du concret très rapidement“, fait remarquer Ben Barnich. „Au lieu de se tourner les pouces, de faire de la spéculation et attendre que la situation parfaite survienne, pourquoi ne pas essayer tout de suite d’attaquer les choses.“ Cela permettrait aussi d’attaquer plus tôt les projets dont „Bamhaus“ fourmille tels que la décontamination douce des sols par les plantes ou l’installation de panneaux photovoltaïques.
Pour cela il faut réussir à mettre autour d’une table tous les acteurs et leurs visions pour voir les interconnexions possibles et négocier. Aux Pays-Bas, ce fut la marche suivie. A Luxembourg, rassembler la ville et ArcelorMittal est une autre paire de manches. Et pourtant, les lieux, le développement de la ville et l’air du temps indiquent que le projet est pertinent. „Le problème se présente déjà à une si grande échelle, que si à une petite échelle on échoue, ce serait vraiment difficile de garder espoir et de croire dans des solutions. Ce pourrait être un bel exemple de la manière dont politique, grande industrie et petite start-up peuvent créer des solutions pour tout le monde. Et vite surtout“, expliquent les deux compères.
- Créé en 1865
- 15,6 hectares; dont 40% de bâti
- 600 mètres de long et 300 mètres de large
- 300 salariés actifs sur le site
- 530 m3 de sol contaminé sur un volume total de 6.365 m3, selon Luxcontrol en 2015
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