Emprunter aux autres / Les dangers de l’appropriation culturelle
Sans faire de vague, les débats sur l’appropriation culturelle, vifs à l’étranger, labourent déjà en profondeur le champ culturel au Luxembourg. Ils véhiculent une réflexion et un rappel à l’ordre potentiellement salutaires sur le rapport à la culture des autres.
Parce qu’il dit beaucoup en peu de lettres, le concept d’appropriation culturelle se prête bien aux réseaux sociaux et à leurs malentendus en 140 signes. Il a fallu bien plus de place au dictionnaire d’Oxford pour le définir en mars 2018 et notamment pour préciser le fait souvent oublié que pour qu’il y ait l’„adoption inappropriée et non reconnue de pratiques, coutumes et esthétiques“ dont il s’agit, il faut un rapport de dominant à dominé entre le groupe ethnique et social dépossédé et les membres d’une autre communauté ou société qui le dépossède.
Du port de la tenue d’une reine berbère par Madonna à l’installation de l’artiste américain Sam Durant, qui, voulant dénoncer le racisme, s’est vu accuser de racisme, l’expression peut viser un grand nombre de choix culturels.
Une question inévitable
Si dans le Luxembourg multiculturel, les dénonciations ne sont pas multiples, le terme est bien présent dans les têtes. En résidence à la Banannefabrik au mois d’octobre, le chorégraphe français Vidal Bini racontait comment il prenait en compte l’appropriation culturelle pour le spectacle qu’il consacrait à une „épidémie dansante“ qui a saisi la ville de Strasbourg au début du XVIe siècle. Son approche artistique est d’expliquer cette épidémie par l’arrivée d’une nouvelle danse à la mode cet été-là et de parier sur la circulation des danses. Cela l’amène à présenter des danses, tibétaines, inuits, africaines, qu’il ne voudrait pas s’approprier à la va-vite. „Par prudence, des gens vont venir nous les transmettre avec leur histoire, avec leur portée rituelle et symbolique. Ce ne doit pas être comme regarder une vidéo YouTube et se dire ‚Regarde c’est pas mal, ça bouge bien, on pourrait faire ça’, en ayant aucune idée de ce que cela veut dire pour les gens qui les pratiquent.“
Pour le danseur quadragénaire, il n’est pas possible de faire autrement dans un domaine, la danse, qui a longtemps pillé sans scrupules. „Même des chorégraphes comme Maurice Béjart, beaucoup de gens ont fait ça. Ils l’ont fait à une époque où la question de l’appropriation était peu présente et s’inscrivait dans des débats qui engageaient peu de personnes. Quand Noureev fait sa chorégraphie des négrillons dans ‚La Bayadère’, je pense qu’il ne se pose même pas la question. Ça n’entre pas dans son champ de réalités. Nous, on ne peut pas se permettre de l’éviter.“
Au théâtre, le Canadien Robert Lepage avec l’histoire des autochtones en 2018 ou l’Allemand Thomas Köck avec „Atlas“ au sujet de l’histoire vietnamienne l’année suivante se sont vus reprocher d’avoir évité ce questionnement et de ne pas avoir cherché à donner les rôles aux premiers concernés. Le Luxembourg n’a pas encore connu de polémique du genre. „La question raciale au Luxembourg est moins lourde que dans d’autres pays parce que nous n’avons pas un passé colonial comme en France ou en Angleterre, où la question est tout de suite politique“, veut savoir la comédienne et metteuse en scène Myriam Muller.
Les temps y ont tout de même changé. Myriam Muller se souvient encore d’une époque pas si lointaine, en 1999 plus précisément, où le Théâtre national du Luxembourg montait „Les nègres“ de Jean Genêt, uniquement avec des interprètes blanc·he·s (et contre les consignes données par l’auteur lors de l’écriture de sa pièce en 1980 d’ailleurs). „C’est une autre époque. Ce serait impensable aujourd’hui“, juge-t-elle. Le théâtre ne peut pas s’affranchir de la rue et de ses préoccupations. „Le théâtre peut être tout. Avec une bougie on peut raconter une tempête; on est dans un métier de conteur. On part toujours du principe qu’on va faire comme si. Mais la question raciale est trop épineuse pour que des Blancs jouent des personnes de couleur.“
L’avantage du regard extérieur
Pour le réalisateur Govinda Van Maele, le débat sur l’appropriation culturelle est un débat politique. „C’est un problème que les Blancs jouent les Indiens, parce que les Indiens n’ont pas la possibilité de jouer des Blancs“, observe-t-il. „C’est le problème d’un manque d’accès pour des gens issus de certains milieux et des gens avec du pouvoir qui font des films sur les autres. Il faut donner l’accès à la création à tout le monde et alors qui fait des films sur quoi devient secondaire.“ Et ce problème, vu sous cet angle, concerne aussi le Luxembourg. „On a l’impression que ce ne sont presque que des gens de bonne famille qui font de l’art. On a très peu de gens issues de familles immigrées ou ouvrières“, dit-il.
L’appropriation culturelle est le reflet d’une inégalité des possibilités de s’exprimer, de se raconter. Myriam Muller acquiesce. „C’est là la transversalité entre l’éducation et la culture que beaucoup de gens du milieu culturel réclament. Quand on a des enfants, on comprend très vite qu’on ne les laisse pas seuls. C’est la société et beaucoup l’école qui modèlent leur façon de penser. Savoir que je viens d’un milieu x, y, que j’ai telle couleur de peau et que je peux quand même jouer Phèdre, je ne pense pas que ce soit quelque chose inculqué dans les écoles.“ „Dans le meilleur des mondes“, poursuit la directrice du Théâtre du Centaure, „il faudra que tout le monde ait accès à tous les rôles. Après il y a évidemment des pièces qui ont comme thématique l’immigration, le racisme, et là il faut suivre l’auteur et ce qu’il veut défendre.“
Govinda Van Maele tient à une plus grande liberté de tous. Il se méfie toutefois des assignations identitaires. Il connaît trop bien la chance de ne pas avoir d’identité fixe. „Je ne peux pas faire de films sur des hommes ni Blancs ni de couleur, en meme temps asiatique et européen. La force de ma situation identitiaire est que je ne suis pas bloqué dans un truc. C’est libératoire. La grande liberté de la création est de pouvoir se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre.“
Au cinéma, chaque fois qu’on fait un film sur un milieu, il faut s’y baigner, y passer du temps. C’est le principe de toute création.réalisateur
C’est alors le sérieux du travail en terrain inconnu qui met à l’abri du reproche d’appropriation culturelle, de vouloir tirer un bénéfice artistique et commercial d’une culture, sans avoir eu à supporter l’oppression, les difficultés et les préjugés qui y sont liées. „Il faut vraiment faire son job. Tu as une vraie responsabilité envers ce dont tu parles. Tu ne peux pas juste vite fait t’inspirer à travers des sources de troisième main. Au cinéma, chaque fois qu’on fait un film sur un milieu, il faut s’y baigner, y passer du temps. C’est le principe de toute création“, pense le réalisateur.
Libéré de tout rapport de pouvoir et de domination, le regard extérieur est aussi celui qui voit une histoire à raconter, là où ceux qui la vivent ne voient que l’écume des jours. Govinda Van Maele l’a expérimenté sur le tournage en Turquie du documentaire „Muezzin“ (2010), où l’hostilité rencontrée n’était pas celle des Turcs sous-représentés qui, au contraire, étaient contents d’être filmés, mais de ceux de leurs voisins dominants.
Ce même regard extérieur a fait naître sa fascination pour le monde villageois qui est au coeur de son film „Gutland“. C’est aussi celui qu’il a porté en 2020, avec „Halligalli“, sur une communauté d’anciens taulards du Sud du Luxembourg. En faisant jouer leurs propres rôles par ces comédiens amateurs, en intervenant au minimum dans leurs échanges pour mieux capter leur langage et leur humour, le film pourrait presque passer pour l’exemple d’un tournage garanti sans appropriation culturelle. D’autant plus que personne ne s’intéressait à l’univers illégaliste qu’il décrit et qu’on ne peut pas lui reprocher d’avoir cherché la gloire financière. „Ce n’est pas la mode de faire un film sur des vieux mecs blancs du Sud du Luxembourg. Je sais que ce n’était pas un projet vendeur. Mais c’est un milieu qui a besoin de s’exprimer, d’être vu, d’être représenté alors qu’il n’est pas couvert par la mode culturelle.“
Moteur de l’histoire de la musique
La musique est sans doute l’un des domaines les plus perméables à l’appropriation culturelle, qui semble avoir été le moteur de son histoire. Le batteur Benoît Martiny peut en citer de nombreux exemples, à commencer par celui de son style musical, le jazz. „Les musiciens européens se sont approprié le jazz et y ont ajouté leur propre parfum, et ce toujours dans le plus grand respect et l’adoration envers ses racines afro-américaines.“ Pour lui, si une société accepte un style musical que s’il est interprété par un Blanc, ce n’est pas la faute de l’artiste mais de la société. Et tout le monde malgré tout peut en profiter. Des artistes comme Elvis Presley et les Rolling Stones ont été „des sortes d’ambassadeurs de la musique afro-américaine qui ont ouvert la porte de cette musique à de nouvelles générations de jeunes blancs, ce qui à la fin a aidé les musiciens noirs à se faire entendre et exposer le racisme et l’injustice dans la société“.
Il ne lui viendrait pas à l’idée de reprendre la musique d’une autre culture sans y mettre sa touche personnelle. „Je dois trouver ma propre identité dans la musique et jouer de ma façon, même si c’est dans un contexte de musique africaine. Donc je dois faire une appropriation de cette musique tout en la respectant et en étant conscient que je ne suis pas un Africain et ne peux jamais prétendre d’avoir vécu toute ma vie en Afrique et avoir appris à jouer comme un musicien de là-bas.“ Même reprendre un style de façon authentique exige de se lancer „à fond dans la culture de cette musique pour vraiment la comprendre et sentir“. Pour connaître le jazz, c’est un mode de vie qu’il faudrait adopter.
Jennifer Lopes Santos, jeune artiste d’origine cap-verdienne, se souvient ressentir lors d’un concert d’afro-groove à Bruxelles le même sentiment d’injustice que la vue de personnes arborant les tresses dont elles se moquaient quand elle les portait sur la tête, petite. Ce soir-là, tous les musiciens étaient blancs. „Certes ils étaient très talentueux et surprenants, mais je ne pouvais pas m’empêcher de me demander s’ils avaient le droit de présenter cette culture musicale sans même un seul membre africain parmi eux.“ Sa discussion avec le guitariste après le concert qui lui a expliqué avoir appris à jouer dans un quartier africain et être „possédé par ce style“ ne l’a pas apaisée. „Pourquoi ne pas avoir intégré un·e musicien·ne noir·e alors qu’il en connaissait? Est-ce qu’apprécier une culture suffit à la représenter, sans pour autant l’incorporer ou porter son bagage?“, se demande-t-elle. „Je connais tellement de musiciens afro-descendants talentueux avec le même professionnalisme qui ne sont pas accueillis de la même manière, dont on répond souvent que le style ne correspond pas à la clientèle.“
Collaborer avec les communautés
Pour cette membre du réseau d’afro-descendantes Finkapé, une nouvelle éthique est nécessaire. „S’inspirer et partager est une chose, s’imposer et s’autoproclamer propriétaire en est une autre. Les conséquences de ces méthodes sont que l’on participe à la privatisation d’un bien collectif, que l’on participe aux dispositifs d’invisibilité d’une culture et que l’on participe à la destruction d’un potentiel marché économique d’une communauté, d’un pays ou même d’un continent.“ Il faut se poser la question de „la légitimité de porter, de posséder, de raconter et de récolter les prestiges d’une culture“.
„En tant qu’européens blancs nous avons l’habitude de pouvoir nous exprimer sur tout sujet et de nous faire entendre. C’est un grand privilège et ce n’est pas évident de s’en rendre compte et de laisser la place à ceux qui sont opprimés et n’ont pas le privilège de s’exprimer librement et d’être pris au sérieux“, acquiesce la comédienne et auteure Claire Thill. „Pour moi l’imagination et l’empathie sont les deux grands piliers de la création artistique et il faut toujours trouver des moyens pour exprimer ce qu’on veut en restant respectueux.“
Les conséquences de ces méthodes sont que l’on participe à la privatisation d’un bien collectif, que l’on participe aux dispositifs d’invisibilité d’une culture et que l’on participe à la destruction d’un potentiel marché économique d’une communauté, d’un pays ou même d’un continent.artiste membre de Finkapé
Le monde universitaire, qui n’échappe pas aux suspicions d’appropriation culturelle, pourrait avoir des réponses à apporter. Dans le champ de l’histoire notamment, qui connait bien le conflit entre le chercheur et l’acteur. La branche de la public history entend réinventer ces relations de pouvoir. „Les communautés veulent avoir un rôle dans leur histoire. Le chercheur va devoir travailler avec les communautés, tout simplement parce que pendant très longtemps on ne leur donnait pas la parole, on faisait de l’histoire sans leur demander leur avis, sans les interviewer, sans se rendre compte de l’impact que ces histoires vont avoir sur ces communautés“, explique le professeur en histoire publique de l’université du Luxembourg Thomas Cauvin. La public history entend écrire l’histoire avec les acteurs et leurs sources. „Il y a toute une méthodologie de recherche qui change, parce que tu ne peux pas inclure les communautés à la fin en disant: ,Voilà mon expo, ce que j’ai trouvé, qu’est-ce que vous en pensez?’“
C’est pourtant ce qu’a fait l’artiste plasicien Sam Durant. Partout où elle est passée pendant cinq ans en Europe, son installation Scaffold a nourri les débats sur la peine capitale et le racisme. Mais lorsque l’œuvre fut installée en 2017 à Minneapolis, les Indigènes du Dakota ont tout de suite reconnu une reproduction de l’échafaud ayant servi à l’exécution de 38 des leurs en 1862 et demandé et obtenu le démontage de l’œuvre exposée dans l’espace public.
L’artiste a acquiescé, comprenant son erreur, sur laquelle il est revenu dans une tribune publiée en septembre dernier. Il regrettait de ne pas avoir rencontré les leaders indigènes avant l’installation, qui aurait été mieux acceptée en pareil cas. „Il ne faut pas éviter les sujets difficiles ou controversés, mais engager ce genre de travail avec planification, préparation et participation de la communauté concernée“, en déduit-il.
Sam Durant regrette tout autant qu’on l’ait accusé d’un racisme qu’il voulait justement dénoncer, en rappelant que le mouvement des droits civiques enseignait que les systèmes de domination, pour être sapés, nécessitent la résistance de ceux qui en profitent pour être démantelés. Autrement dit, dénoncer l’appropriation culturelle ne doit pas signifier appeler à l’indifférence culturelle.
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