Cinéma / Les Films Fauves fêtent leurs dix ans – „Une génération de cinéastes arrive à maturité“
La société de production „Les Films Fauves“ fête ses dix ans d’existence par une nouvelle sélection d’une de ses coproductions au festival de Cannes. Le producteur Gilles Chanial et le réalisateur Govinda Van Maele qui la pilotent œuvrent en parallèle et dans un même élan à l’émergence d’un cinéma luxembourgeois exigeant, capable de s’imposer sur la scène internationale.
Le producteur Gilles Chanial et le réalisateur Govinda Van Maele se sont rencontrés chez Red Lion, la société de production de feu Pol Cruchten. En 2014, ils ont fondé ensemble leur propre société „Les Films Fauves“, cultivant un double regard sur les projets qu’ils accompagnent et initient. Le premier nommé s’occupe principalement de la production pure et dure, le deuxième de l’émergence de nouveaux talents et de ses propres films. En mars, Les Films Fauves“ ont fêté leurs dix ans dans une ferme de Contern qui évoquait la ferme du „Gutland“ de Govinda Van Maele, l’un des trois longs-métrages luxembourgeois (avec „Wolfkin“ de Jacques Molitor et le documentaire „Foreign affairs“ de Pacha), que la société a produits depuis sa création. La fête se prolonge avec la présentation à Cannes du film indien „All We Imagine as Light“ qu’elle a coproduit. Les Films Fauves, ce sont aussi six courts-métrages et 13 coproductions en tous genres achevées à ce jour, qui œuvrent tous dans un même sens: tirer vers le haut le cinéma luxembourgeois. Entretien.
Tageblatt: Comment définiriez-vous la tâche principale d’un producteur de cinéma?
Gilles Chanial: Elle est forcément multiple. On pourrait dire de prime abord: accompagner l’écriture d’un script, puis essayer de chiffrer budgétairement le passage d’un script à la fabrication d’un film et ensuite de le financer. Il s’agit de faire en sorte que l’idée initiale ne soit pas trop entamée par les aléas des financements de l’industrie et une autocensure vis-à-vis des comités de lecture. Ensuite, il faut veiller à ce que la fabrication, le tournage se passe bien. Le producteur intervient à chaque étape d’écriture: l’écriture en elle-même, au moment du tournage, puis au montage. En fonction de notre relation avec le réalisateur, de son expérience, on peut être plus ou moins interventionniste. La production est aussi la faculté de sentir le potentiel d’un film, d’affirmer ses propres goûts vis-à-vis d’un réalisateur qui a les siens. Ensuite, il faut encore penser à la distribution, et notamment à la sortie française, qui donne souvent la pulsation d’un film en Europe et son parcours international. La production est comme un mariage avec un film, qui dure au bas mot quatre ans. Comme les durées de vie des films sont longues, il faut avoir plusieurs films en développement, en postproduction et en distribution.
Govinda Van Maele: Pour moi, l’important est de protéger le metteur en scène des forces extérieures qui ne sont souvent pas seulement créatives. Le réalisateur doit penser aux aspects créatifs comme le casting et les repérages. Il a besoin de quelqu’un qui fait le lien avec le monde extérieur. Il est important que le producteur, autour de lui, prenne en charge les questions relevant du financement, des festivals, de la distribution, pour qu’en tant que créatif, il n’ait pas trop à y penser et puisse rester libre de jouer.
Quelle est l’importance pour un producteur luxembourgeois du festival de Cannes?
G.C.: C’est le festival qui donne le la de presque toutes les sélections sur une année. C’est le Graal pour qu’un film soit vu et reconnu par le public. C’est aussi le plus grand marché, le moment d’achats et de ventes de films. C’est le plus important pour le cinéma d’auteur. Le festival de Cannes permet aussi d’inscrire le Luxembourg sur la mappe de la cinéphilie. On attend encore la première grande œuvre sélectionnée à Cannes, depuis „Hochzäitsnuecht“ de Pol Cruchten. Cannes est aussi une certaine reconnaissance de notre travail comme coproducteur.
On demande aux gens de travailler au plus près, à l’intime, dans les sujets qui connaissent, avec la langue qui est la leur. On favorise ce terreau de création en espérant une œuvre emblématique qui va porter une génération.producteur
Justement, quand peut-on espérer qu’émergent des réalisateurs luxembourgeois reconnus internationalement? Quels ingrédients faut-il?
G.V.M.: C’est tout un travail de terrain à mener. Mon impulsion pour l’instant est d’aller au tout début du processus, de parler aux jeunes, dans les lycées. C’est là où tu sèmes l’idée qu’il est possible de faire des films au Luxembourg. Jusque dans les années 80, ce n’était même pas une idée réaliste pour les jeunes. Il faut aussi créer une cinématographie locale. Le cinéma ne se fait pas à partir de rien, mais en s’entourant d’autres créatifs. C’est un truc qu’il faut alimenter. Il faut au bon moment venir avec les bonnes structures. C’est très délicat. Il faut veiller à ne pas détruire les talents, avec de bonnes intentions qui se révéleraient en fin de compte mauvaises pour la créativité. Je crois que le Luxembourg est en train de trouver la bonne formule. Chez nous, on essaie de le faire avec les courts-métrages.
G.C.: Une des conditions sine qua non mais pas nécessaires réside dans la coproduction. On a de très bons films qui rayonnent sur le territoire national. Nos pratiques de la coproduction et nos échanges constants vont alimenter la possibilité d’aller faire rayonner des œuvres à l’international. On attend maintenant une œuvre qui tirerait toute l’industrie vers le haut. On est partis à la base. On demande aux gens de travailler au plus près, à l’intime, dans les sujets qui connaissent, avec la langue qui est la leur. On favorise ce terreau de création en espérant une œuvre emblématique qui va porter une génération. A ce titre, on est plutôt optimistes, du fait qu’une génération de cinéastes arrive à maturité. Ils ont profité des cartes blanches du Film Fund ou des Quickies. On va voir cette œuvre-là arriver à un moment ou à un autre. Que peut-on faire sinon laisser les conditions et une certaine liberté à ces œuvres d’émerger? On est tenus à des contingences qui nous dépassent de loin – les prix de l’immobilier au Luxembourg favorisent-ils l’émergence d’une génération de créateurs? –, mais on crée les conditions pour accueillir et porter cela. Les Films Fauves ont dix ans, c’est un travail de longue haleine. Il faut laisser aux jeunes talents le temps de faire des erreurs, de tisser des amitiés et des réseaux de goûts entre eux. On peut juste se tenir prêts et fournir des conseils.
Une couverture ou une interview dans un magazine, ça arrive très vite, ça peut être un piège pour les jeunes. Ça ne devrait jamais être le top des ambitions. Il faut d’abord se connaître soi-même, savoir qui nous sommes et comment l’exprimer, en étant honnête envers nous-mêmes et la société dans laquelle nous vivons.réalisateur
Quelles sont les cases à cocher pour être produit par les Films Fauves en tant que production luxembourgeoise?
G.V.M.: Il y a eu une longue période durant laquelle les réalisateurs luxembourgeois avaient l’idée que, pour franchir les frontières, il fallait faire des films comme les autres, des films en anglais, en allemand ou en français. C’était un truc très incrusté dans la tête des jeunes. Dans les dernières quinze années, cela a disparu. Nous, et d’autres comme Samsa, voulons faire du cinéma local, qui ne soit pas nationaliste, mais qui prenne en compte les réalités dans lesquelles nous vivons. C’est très difficile de créer cela en partant de nulle part. Le Luxembourg existait à peine dans la cinématographie avant les années 80. Et après, on a eu très peu de réalisateurs comparés à d’autres cultures. Donc si on veut faire un film luxembourgeois, il faut créer ce langage, qui donne confiance, qui fait qu’on ne se voit pas trop petit et sans non plus se voir trop grand. Très vite, on devient très célèbre au Luxembourg. Une couverture ou une interview dans un magazine, ça arrive très vite, ça peut être un piège pour les jeunes. Ça ne devrait jamais être le top des ambitions. Il faut d’abord se connaître soi-même, savoir qui nous sommes et comment l’exprimer, en étant honnête envers nous-mêmes et la société dans laquelle nous vivons. Dès qu’un artiste a trouvé cela, ça devient très intéressant pour nous. On croît en la possibilité d’avoir des œuvres majeures au Luxembourg. Il n’y a aucune raison pour que ce ne soit pas possible. On essaie d’être prêts à les faire émerger.
G.C.: Pour en revenir à la question, il n’y a pas de case à cocher en termes d’influence de cinéma. On essaie de maintenir un éclectisme, une diversité. On reçoit des propositions de comédies romantiques comme de films d’horreur. Par contre, on dit souvent aux jeunes cinéastes de prendre des risques pour défendre une vision qui leur soit propre. On défend un cinéma d’exception culturelle, une production locale, dans ce sens où on demande d’aller chercher ce qu’ils connaissent, mais surtout ne pas nourrir des fantasmes de cinéma qui ne leur appartiendraient pas, qui seraient importés par la cinéphilie, par des rencontres. On s’intéresse moins au sujet et à la narration qu’à la manière et à l’univers développés sur le court-métrage: sont-ils capables de développer une grammaire plutôt que d’écrire et réécrire une histoire? Un court-métrage loupé ne dira rien de notre envie de continuer avec la personne. Il y a des courts-métrages loupés qui sont bien plus prometteurs que d’autres bien ficelés, qui font la tournée des festivals, dont on sent qu’il n’y a pas le surcroît d’âme qui fera les longs-métrages.
G.V.M.: On a horreur de l’idée que les réalisateurs sachent faire parfaitement leur métier dès le début. Il faut prendre le risque de faire des trucs un peu bancals, qui peuvent échouer. On cherche des gens qui cherchent, qui ont le courage d’avoir tort. C’est pour ça qu’on se bat pour des courts-métrages avec des budgets un peu plus petits, ce qu’on a depuis quelques années avec la carte blanche, sans la pression du gros budget.
En 2023, vous aviez trois de vos coproductions en sélection („Conaan“ de Bertrand Mandico, „Jeunesse“ de Wang Bing et „Los delicuentes“ de Rodrigo Moreno). Cette année, vous êtes présents dans la sélection officielle avec „All We Imagine as Light“ de Payal Kapadia. Ce sont tous des films singuliers. Pensez-vous qu’en tant que producteur luxembourgeois, c’est par ce type de film qu’on atteint la reconnaissance internationale?
G.V.M.: On aimerait bien influencer le Luxembourg avec ces films. Je suis influencé personnellement par les films sur lesquels j’ai travaillé comme technicien. Il ne faut pas l’oublier, beaucoup de réalisateurs ont connu cette expérience. J’ai travaillé sur „Corsage“ de Marie Kreutzer et j’ai senti sur le tournage le truc magique qui se passait entre la réalisatrice, l’actrice et l’équipe de tournage. Les films comme ceux de Payal Kapadia peuvent faire partie de l’ADN de la réalisation luxembourgeoise. En tout cas, ça m’influence en tant que réalisateur et c’est le cinéma qu’on veut faire au Luxembourg, des films différents.
G.C.: On se réjouit beaucoup de pouvoir défendre un cinéma, disons, exigeant, qui va de Payal Kapadia à Wang Bing. Il ne faut pas considérer la culture comme quelque chose de fixe, en vase clos, qui doit se développer par elle-même avec des frontières imperméables, mais favoriser les échanges. Peut-être le cinéma de Payal peut effectivement résonner au Luxembourg. Et même si on n’a pas eu beaucoup de spectateurs en salle avec „Jeunesse“, on a pu montrer une œuvre majeure pour nous par une rétrospective à la Cinémathèque, une exposition au Cercle Cité, une première au LuxFilmFest, c’est une manière d’amener des œuvres exigeantes vers ce public.
Le fait que ces films ne cassent pas tout au box-office est-il gênant économiquement pour vous?
G.V.M.: On ne s’est pas attendu à un succès de blockbuster avec un film comme celui de Wang Bing. Mais c’est un rêve de cinéphile de pouvoir le montrer à l’Utopia et de ne pas avoir besoin d’aller à Paris pour le voir. „Los delincuentes“ par contre a rempli des salles.
G.C.: Du côté de la production, sans un Film Fund sain, une liberté et les moyens de soutenir la création et l’exception culturelle que suppose le cinéma d’auteur, on n’y arriverait pas. Les financements sont de plus en plus ténus devant les grandes modifications de l’industrie. Ce type de cinéma plus fragilisé par les lois du marché est clairement à défendre. C’est un parti pris. On croit aussi à la politique de l’offre. On croit au retour dans les salles de cinéma, à ce souhait de vivre une émotion collective et simultanée dans une salle obscure, alors que les salles de concert sont pleines. On est là pour proposer. C’est la diversité qui crée un public. Si on lui sert toujours la même soupe, la source se tarit. On essaie de proposer des choses différentes, avec des miracles, comme „Los delincuentes“. On arrive à 50.000 entrées en France avec un film de trois heures argentin. C’est un vrai succès pour nous.
Vos présences successives à Cannes ont-elles changé votre position sur le marché? Etes vous davantage en mesure de choisir vos projets? A l’inverse, les propositions artistiques sont-elles suffisamment nombreuses et de qualité pour pouvoir ne choisir que des projets qui vous plaisent?
G.C.: On continue le travail qu’on a amorcé bien avant les sélections cannoises. On suit des cinéastes. La plupart des gens que je coproduis, je les connais de longue date, comme Hélène Cattet et Bruno Forzani ou Yuki Kawamura. C’est un travail de longue haleine. Mais il y a effectivement des gens qui viennent nous trouver parce qu’ils savent qu’on peut défendre ce type de cinéma. Cannes est un highlight pour un cinéaste mais beaucoup moins pour un producteur. Mais c’est sûr qu’on a une identification un peu différente. Au Luxembourg, je ne sais pas. Mais à l’international, on est identifiés comme sachant défendre une certaine typologie de films.
Quels sont vos projets futurs?
G.C.: Le gros projet futur est le film de Govinda. Ces dernières années, il a été beaucoup accaparé par des taches de production. Mon vœu est qu’il se concentre sur la réalisation. Il est en développement de son prochain long-métrage qui a pour nom de travail „Telma“. On espère bientôt commencer le financement et la fabrication du film. C’est l’un des gros enjeux de notre société. En coproduction, on vient de finir „Reflets dans un diamant noir“ de Hélène Cattet et Bruno Forzani, un film avec une ambition nouvelle plus large, autour de la revisitation du cinéma eurospy. Et le premier film de Akihira Hata „Grand Ciel“, avec un scénariste, Jérémie Dubois, avec lequel on travaille beaucoup. Et „Dayao“ qui est en finition avec les deux autres parties de Wang Bing. Et on continue les développements avec Rui Abreu et Jacques Molitor.
G.V.M.: En compagnie du Filmreakter, on continue la série des Quickies, de courts-métrages luxembourgeois. Il y aura aussi un court métrage de Larisa Faber et un de Sofiya Kudryavtseva, deux réalisatrices luxembourgeoises.
Au Luxembourg, on a souvent l’impression que le cinéma est fait pour une certaine classe sociale. Si on regarde qui fait des films, moi inclus, on vient d’un background assez aisé. (…) Il y a un extrême manque de diversité. Et ce n’est pas à moi de raconter les histoires des autres classes sociales.réalisateur
L’ouverture du festival de Cannes a été marquée par des discussions sur les agressions sexuelles. Que peut-on, que doit-on faire comme producteur pour empêcher ces problèmes?
G.C.: On ne peut plus faire à mon sens sans les trois révolutions coperniciennes qui sont l’écologie, la décolonialisation et le féminisme. Il est temps de mettre des processus en route, d’être vigilant. En France est imposée désormais à tous les producteurs et bientôt aux techniciens et j’espère après aux agents d’acteurs une formation sur le harcèlement sexuel. Le producteur est quand même responsable de ce qui se passe sur le tournage. L’air du temps doit changer et on est les premiers à essayer de changer dans le sens, et à tous les niveaux, dès qu’une domination peut s’exercer. On aimerait aussi mettre en place de plus en plus de processus autour d’une industrie plus verte et plus d’inclusivité dans nos tournages et conceptions de films. Ce n’est pas que le fait des producteurs mais aussi des réalisateurs et de leurs sujets.
G.V.M.: Au niveau de l’inclusion sociale, il manque de la diversité à tous les niveaux. C’est quelque chose de très important qui va nous occuper ces prochaines années, au Luxembourg comme en Europe. Au Luxembourg, on a souvent l’impression que le cinéma est fait pour une certaine classe sociale. Si on regarde qui fait des films, moi inclus, on vient d’un background assez aisé. Ce n’est pas donné à tout le monde de faire des stages sans être payé, de faire des courts-métrages pendant trois ans. Pour moi, ça commence en allant dans les écoles, en informant les gens et sans donner de faux espoirs. Il faut être clair que ça a un certain coût. Et c’est à la politique et à la production de trouver des solutions pour avoir un cinéma plus divers. Il y a un extrême manque de diversité. Et ce n’est pas à moi de raconter les histoires des autres classes sociales.
C’est aussi une réserve de nouveaux regards et de nouveaux styles …
G.C.: Oui. Et de nouveaux genres aussi. une réserve véritable. La première chose est de voir le cinéma d’une manière moins patriarcale, ou d’un regard qui soit un peu moins celui d’une classe choyée. Une certaine part de notre optimisme vient aussi de cela, d’une démocratisation du cinéma qui est au cœur de la cité.
G.V.M.: Il y a tout un réservoir d’histoires au Luxembourg auquel on n’a jamais accédé. Quand tu prends le bus au Luxembourg, que tu regardes les visages, beaucoup ne sont pas représentés dans le cinéma qu’on fait. C’est à nous d’encourager cette évolution. On ne peut pas attendre que les concernés viennent nous voir. La plupart des gens n’ont pas conscience de l’existence d’une industrie du cinéma au Luxembourg. Moi, je l’ai su parce que je suis né et ai évolué dans les bons cercles. J’avais les contacts. Il faut qu’on change des choses tous ensemble.
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