La chasse aux souvenirs / L’histoire publique à la conquête des quartiers d’Esch
Historiens et géographes de l’Université du Luxembourg joignent leurs efforts pour récolter des souvenirs de résidents d’Esch et les restituer durant l’année européenne de la culture sous la forme d’une exposition d’objets, d’une carte interactive, d’un guide audio et d’une pièce de théâtre documentaire.
L’histoire n’est pas forcément un rapport asymétrique entre un expert qui impose et une assistance qui dispose, sans avoir réellement les moyens de contrôler ce qui est dit, ni d’y apporter son expérience de terrain. L’histoire peut aussi être un vecteur de convivialité et de partage. En assistant à une séance de récoltes de souvenirs, on se rappelle que la mémoire est une source d’échange et d’émotions dans les familles. La nouveauté est que l’université a l’humilité de s’y intéresser.
C’est un bain de foule régénérateur que l’histoire publique offre à la discipline dont elle est un des derniers avatars. Cette manière de faire de l’histoire récemment introduite à l’Université du Luxembourg, avec l’arrivée de Thomas Cauvin au sein du C2DH, invite à aller sur le terrain à la rencontre du public comme l’histoire va aux archives à la rencontre des sources. „HistorEsch“ est le nom du programme que l’histoire publique consacre à „Esch 2022“. C’est sous cet auspice que sont organisés cinq ateliers de création avec les habitants, pour récolter leur mémoire de la ville et la mettre en valeur, dans un processus d’écriture commune de l’histoire. Chaque atelier se concentre sur quelques quartiers d’Esch. Le 10 novembre, à la Maison de la transition (Mesa), avait lieu le premier de ces cinq rendez-vous, pour enregistrer les souvenirs liés aux quartiers Al Esch, Brill et Uecht.
Des objets qui font parler
Les citoyens peuvent venir, sans révision d’aucune sorte aux réunions. „Il n’y a rien à préparer, rien à présenter, l’idée, c’est de parler d’Esch, de vos mémoires du quartier, de vos souvenirs“, expliquait le professeur associé en histoire contemporaine, Thomas Cauvin en introduction. Le premier des projets consiste à apporter des objets de famille qui viendront enrichir une exposition de 50 objets dans un local de la rue de l’Alzette à partir de septembre 2022. Cet objet doit raconter quelque chose d’Esch. Ce peut être une vieille écharpe ramenée du pays d’immigration, une recette de grand-mère, un maillot de foot … L’équipe d’„HistorEsch“ en dit sciemment peu pour que le spectre soit large.
Ce soir-là, une Eschoise de naissance, de retour depuis peu, cite des livres d’école de ses oncles, comme un symbole de la lutte pour s’en sortir dans une Esch en pleine désindustrialisation. Ils lui évoquent des histoires de bagarres entre gamins de différentes classes sociales. Un jeune chercheur installé depuis à Esch a ramené un filtre industriel, qui lui permet d’appréhender l’âme eschoise qu’il connaît désormais: „Parce que les Eschois n’usent pas de filtre quand ils parlent.“ Une jeune femme a rapporté un paquet de café d’un torréfacteur pas si ancien, mais très connu dans la ville. C’est pour elle un souvenir fort de jeunesse qu’elle associe à Esch et à ses parents. „C’est à la fois une histoire familiale. Ce n’est pas un objet historique“, observe Thomas Cauvin. „Mais avec un tel objet, on peut parler de plein de choses. Tous les objets n’ont pas les mêmes résonances.“ Tous les objets sont bons à prendre, parce qu’ils se révèlent souvent de parfaits supports pour dérouiller les rouages de la mémoire de tous les membres du groupe.
Il n’est toutefois pas indispensable de rapporter un objet pour participer à l’atelier. Il arrive souvent que les habitants ne pensent pas avoir d’objet digne d’intérêt. Et il suffit d’un échange au sein du groupe pour que les idées jaillissent de toute part. Un membre très actif de l’histoire publique en train de tisser son réseau sur la ville est venu les mains vides. Mais l’exercice lui fait penser à la tenue de communiant qu’il vient de retrouver et lui fait narrer l’anecdote du cierge, au sujet du maintien duquel une sœur faisait régner la terreur parmi les jeunes gens.
Les histoires que racontent ces objets sont souvent rattachées à un lieu. Elles nourriront une carte interactive qui sera mise en ligne en janvier prochain ainsi que sa déclinaison sur le terrain, sous la forme d’un audio-guide. Au milieu du printemps, sur les lieux répertoriés dans la ville seront indiqués des numéros de téléphones (préférés aux moins accessibles QR Codes) que les passants pourront composer pour entendre des voix expliquer l’histoire d’un bâtiment, qu’il soit un café, un dancing ou de tout autre nature.
Des cartes évocatrices
La seconde partie de l’atelier approvisionne également la carte interactive et l’audio-guide. Mais il concourt aussi aux travaux académiques des géographes du groupe Remix Place. Cette fois, ce sont des grandes cartes qui servent à stimuler les souvenirs. Les participants sont invités à y localiser des lieux de leur mémoire. „Ce qui nous intéresse, ce sont les lieux qui comptent pour leurs habitants. En tant que géographes, on s’intéresse beaucoup à la manière dont les aménageurs pensent l’espace“, explique Estelle Evrard. „Mais ce qui nous intéresse également, c’est de voir comment les habitants dans les lieux ressentent les choses. Ce qui est important aussi, c’est ce que cela crée en termes de communauté, de vie, d’échanges, d’attachement à des lieux, et pourquoi on agit d’une certaine manière dans un territoire donné.“
Là aussi, les participants à l’atelier ne sont pas laissés seuls. La discussion est lancée par le tirage au sort de consignes, qui deviennent ensuite des légendes de la carte auxquelles on associe des couleurs et des symboles. La première d’entre elles, „Les lieux où vous vous sentez chez vous“, débouche dans un premier groupe sur une discussion sur les anciens cinémas, à commencer par le cinéma Empire, qui se situait vis-à-vis d’un autre lieu souvent cité qu’est le café Pitcher. La discussion sort assez vite du seul quartier Al Esch pour virer à une cartographie de tous les anciens cinémas de la ville, qui étaient des lieux de divertissement bon marché et prisés dans les années 60-70. Les anecdotes, des plus légères aux plus scabreuses, fusent et sont captées par les enregistreurs des universitaires. Pour participer, il faut accepter que ce que l’on partage soit réutilisé.
Le remue-méninges mémoriel se poursuit en invitant les créateurs de mémoire à indiquer les lieux qu’ils recommandent et ceux qu’ils déconseillent. Les pistes cyclables font l’unanimité dans cette dernière catégorie. Parmi les lieux où l’on se sent bien, il y a des bars, son habitation ou encore la Kulturfabrik. Les participants doivent aussi penser à des lieux du futur. Quand on leur demande d’évoquer des lieux liés à des émotions, ressortent aussi bien les cabarets de la rue d’Audun que le bruit de l’usine de Belval. L’intérêt d’une nouvelle catégorie surgit des échanges. Il faudrait mentionner les lieux en péril et y ranger les derniers magasins indépendants comme l’ensemble de la rue de l’Alzette qui souffre commercialement.
Dans la restitution des travaux de cartographie du premier groupe, la géographe Estelle Evrard observe qu’on peut distinguer un cœur historique qui collectionne les souvenirs, comme les défauts, d’une périphérie où lieux du futur et lieux du passé se superposent. Les cartes réalisées ce soir-là, comme les autres, seront utiles à la réalisation d’une pièce de théâtre documentaire montée en juillet 2022 et à la mise sur pied d’une exposition itinérante qui se baladera du côté luxembourgeois comme du côté français. Cette partie du projet consacrée à la cartographie des souvenirs et émotions est, en effet, également conduite de l’autre côté de la frontière, à Audun-le-Tiche et à Villerupt, pour pouvoir comparer les perspectives de part et d’autre de la frontière.
Encore deux dates
„HistorEsch“ a déjà fait une halte à la Mesa le 10 novembre, à Belval le 11 novembre et au Benu Village le 13 novembre. Les deux prochaines récoltes auront lieu:
– pour les quartiers Sommet, Bruch, Zaepert, Fettmeth: le mercredi 17 novembre à 18.00 h à l’Escher Kafé;
– pour les quartiers Lallange, Schlassgoart, Lankelz, Wobrécken, Dellhéicht: le vendredi 19 novembre à 17.00 h à l’église Marie-Reine d’Esch-Lallange.
La récolte ne s’arrête toutefois pas là et continuera jusqu’en juin 2022. On peut se mettre en contact avec les universitaires par mail (phacs@uni.lu), téléphone (466 644 9935) ou en rejoignant le groupe Facebook Fl’Eschback.
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