Affaire Bettel / L’Université de Lorraine décide qu’il n’y a pas de plagiat … ou si peu
Dans un texte alambiqué et contradictoire, l’Université de Lorraine a décidé de ne pas décider si le mémoire de DEA de Xavier Bettel relève du plagiat. Pour „l’archéologue du copier-coller“, Jean-Noël Darde, c’est l’éthique française, à géométrie très variable, qui sauve la mise du ministre d’Etat. Ce dernier, en décidant de renoncer à son diplôme, assure au dossier de futurs rebondissements.
„L’enquête de l’Université de Lorraine est courue d’avance“, avions-nous titré la version en ligne d’un article du 11 novembre dernier, après avoir passé en revue le mémoire de DEA présenté par Xavier Bettel à la faculté de droit en 1999 et constaté à notre tour qu’il était truffé de plagiats grossiers comme Reporter.lu l’avait révélé quelques jours plus tôt. Le média d’investigation avait établi que 96% des pages du mémoire comportaient un plagiat. Le mémoire consacré à la réforme de scrutin aux élections européennes puisait à au moins huit sources différentes, de telle sorte que plus de la moitié du texte était constitué d’emprunts à des personnalités telles que le philosophe Jean-Luc Casanova, le professeur de sciences politiques Jacques Gierstlé, l’ancien ministre libéral Gijs De Vries, feu l’eurodéputé grec Georgios Anastassopoulos, le socialiste français Henri Nallet ou encore le docteur en droit Jean-Claude Zarka. Ces emprunts ne sont jamais mentionnés ni par des guillemets et encore moins par des notes de bas de page. La plupart sont mentionnées dans la bibliographie. Comme pour mieux entretenir le doute.
Si on lui avait à l’époque demander de titrer notre article, Jean-Noël Darde aurait choisi le même. Mais dans un sens bien moins naïf que celui que nous lui avions donné, supposant que l’Université de Lorraine n’aurait pas d’autre choix que de conclure au plagiat et au retrait du diplôme du ministre d’Etat. Pour cet ancien professeur à l’Université Paris VIII devenu fin observateur des cas de plagiat et de leur traitement, il n’est guère étonnant que l’Université de Lorraine rechigne à condamner le travail d’un étudiant devenu ministre d’État luxembourgeois. Cela s’inscrit parfaitement dans une tradition française, qui tranche fortement avec les habitudes allemandes et américaines. Et cela va parfaitement bien aussi à l’Université de Lorraine.
La compilation? „Un travail d’écolier“
On aurait bien du mal à résumer en quelques mots la position de l’Université de Lorraine, tant son communiqué de presse et sa déclaration officielle transmis à la presse le 1er février sont bourrés de contradictions et d’approximations. Lorsque Jean-Noël Darde lit à voix haute la décision du président de l’université, Pierre Mutzenhardt et les avis des deux rapporteurs anonymes, c’est d’abord par des rires qui éclatent à chaque coin de phrase, qu’il s’exprime. „Tout est à se plier en deux“, commente cet ancien maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8, aujourd’hui à la retraite. „Il n’y a pas une seule phrase de ce communiqué qui ne soit pas bizarre.“
Après avoir été témoin de la promotion d’un plagiaire dans son université, il a créé en 2006 le blog „Archéologie du copier-coller“ qui aura collecté jusqu’en 2016 les cas de plagiats universitaires en France. Il connaît donc bien la procédure d’usage et voit aussitôt le caractère inédit de celle de l’Université de Lorraine. En pareil cas, une université, à travers son comité d’éthique, doit d’abord constater le plagiat et, le cas échéant, trouver ou pas des circonstances atténuantes à l’étudiant. Or, la décision prise par le président de l’Université de Lorraine, au lieu de constater les plagiats grossiers du mémoire, commence en les relativisant en évoquant un „manuscrit suspecté de plagiat“. Et à aucun moment, la situation est clarifiée. Le document regorge de termes insistant sur la probabilité du plagiat, lesquels culminent avec la formule „certaines parties peuvent être considérées comme des formes de plagiat“ attribuée à la commission de la cellule intégrité scientifique et aux deux rapporteurs qui ont instruit dans les dossiers.
Cette remarque n’empêche pas ces derniers de conclure que le travail de Xavier Bettel est „un travail original de compilation de documents et de synthèse“. On se souviendra que dans sa dernière déclaration publique, Xavier Bettel avait évoqué aussi son travail en ces termes. Mais c’est à la nature même du mémoire de DEA que l’Université de Lorraine s’attaque en reprenant un discours similaire. „La compilation d’articles, c’est un travail que l’on demande aux élèves de l’école primaire et du premier cycle de l’école secondaire“, observe Jean-Noël Darde. „La compilation est alors matérialisée par le fait même que ces articles sont découpés et réunis dans un dossier. L’écolier ne prétend donc à aucun moment les avoir lui-même rédigés. (…) Le mémoire de DEA était jusqu’en 2005 une initiation à la recherche, un premier pas vers une inscription en thèse – pas un travail d’écolier ou de collégien.“
Pas plus qu’elle ne met pas fin à l’ambiguïté entretenue autour de l’existence d’un plagiat, l’Université de Lorraine ne joue pas franc-jeu autour des „pratiques de l’époque“, qu’elle invoque pour justifier sa clémence. Dans leurs premières réactions, l’ancien étudiant Xavier Bettel et son directeur de mémoire, devenu entre-temps vice-président de l’Université de Lorraine, Etienne Criqui, ont répliqué en affirmant qu’à la fin des années 90 les exigences scientifiques n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. Le président Mutzenhardt le réaffirme même lorsqu’il enjoint Xavier Bettel à „reprendre son mémoire de DEA dans les meilleurs délais pour y inclure l’ensemble des références manquantes et de le mettre en conformité avec les pratiques actuelles de citation“.
L’Université de Lorraine oublie de circonscrire à une faculté (Droit) et même à une spécialité (les sciences politiques) ces exigences laxistes. Et ce faisant, elle jette la suspicion sur tous ses diplômes diffusés avant cette date. „L’Université de Lorraine se tire aussi une balle dans le pied: elle nous dit que beaucoup des diplômes qu’elle a délivrés avant 98 étaient attribués à des plagiaires. C’est catastrophique pour tous ceux qui, à cette époque, ont obtenu leur diplôme sans plagier! On a l’impression que la notion de plagiat n’existe qu’après 1998, ce qui est ridicule!“, tonne Jean-Noël Darde.
D’ailleurs, la rigueur scientifique la plus élémentaire aurait dû conduire l’université à indiquer que le mémoire date de 1999 et non de 1998, année de naissance de Google. C’est bien en juin 1999 que les élections européennes avaient lieu et auxquelles Xavier Bettel, devenu député national le même jour, avait décidé de consacrer un mémoire remis à la session de septembre.
Un plagiat servile
Le document publié par l’Université de Lorraine est accompagné des avis assez succincts des deux rapporteurs anonymes qui ont assisté le comité éthique de l’université. Ils brillent également par leurs contradictions. Le „rapporteur numéro 1“ ne voit pas de plagiat, mais concède toutefois la possibilité d’appropriations des sources faites par l’étudiant Bettel „plus ou moins maladroitement ou dans la précipitation“. Il prétend que „un mémoire – en droit ou en science politique – consiste déjà en une compilation et sélection de documents et sources originales (censées nourrir une problématique).“ Or, la problématique elle-même est l’objet d’un emprunt grossier à un discours prononcé par le politicien libéral neerlandais Gisj De Vriers, en avril 1996 (notre illustration). Le même rapporteur dit que l’étudiant ne dissimule pas ses sources alors qu’elles ne sont pas dûment, voire pas du tout (comme cette dernière) mentionnées dans le mémoire.
Le rapporteur numéro 2 est à peine plus sévère. Il admet certes qu’il y a des emprunts dissimulés comme celui fait à De Vries, mais y oppose l’argument temporel, à savoir qu’ils sont „tolérables au vu des usages de l’époque“. L’emprunt au député grec Anastossopoulos (soit huit pages de copie intégrale) est jugé „excessif“ et peut „être assimil[é] à une forme de plagiat“.
„Ce serait insulter l’intelligence et la compétence de ces deux rapporteurs, n°1 et n°2, d’affirmer qu’ils sont arrivés en conscience à ces conclusions“, commente Jean-Noël Darde. La seule lecture du plagiat du député grec Anastassopoulos lui suffit pour déployer l’artillerie lourde et qualifier cette partie du travail de „plagiat servile“. „La réaction de l’Université de Lorraine est consternante. Il n’y a pas d’autres mots. L’Université de Lorraine se déconsidère en refusant d’appeler clairement un plagiat un plagiat. Ainsi, quand son Comité d’intégrité scientifique choisit d’ignorer, parmi beaucoup d’autres, ce long plagiat servile d’un rapport de M. Georgios Anastassopoulos qui court de la page 34 à la page 43 du mémoire de DEA de M. Bettel. Rien que du pur copier-coller!“
„Il est étonnant qu’un des rapporteurs soit parvenu à ne trouver aucun plagiat dans un travail composé à plus de 50% de passes ou de sources recopiées“, acquiesce Anna-Lena Hogenhauer. Cette chercheuse en sciences politiques à l’Université du Luxembourg fait partie des rares universitaires à avoir pu passer le mémoire de Xavier Bettel au révélateur d’un logiciel anti-plagiat, à la sollicitation de Reporter.lu en novembre. La décision de l’Université de Lorraine ne peut que lui paraître „contradictoire“. „D’un côté, on ne qualifie pas de plagiats ni même de problématiques toute une série de parties copiées sans indication de sources. (…) Et d’autre part, l’université exige une correction de l’ensemble des références manquantes, dont les sources, dont l’absence est désignée comme un procédé normal à cette époque. L’université doit donc trouver ces passages tout de même problématiques, sinon ils ne devraient pas être corrigés.“
La réaction de l’Université de Lorraine est consternante. Il n’y a pas d’autres mots. L’université se déconsidère en refusant d’appeler un plagiat un plagiat.
Ethique en toc
Quand on tape le mot „Lorraine“ dans le moteur de recherche du blog de Jean-Noël Darde, toujours en ligne, bien qu’inactif depuis 2016, on tombe sur un jeu de mot „Ethique en toc à l’Université de Lorraine“, et sur un article datant d’octobre 2012, rédigé par un professeur d’informatique de l’Université de Lorraine, qui dénonçait la promotion au rang de professeur d’un enseignant qui avait toléré les plagiats d’un thésard. L’auteur remettait en cause la procédure interne. „Le jugement est faussé par la proximité. De Paris la faute apparaît clairement. De Lorraine la presbytie fait des ravages …“ L’actuel président de l’Université de Lorraine était entré en fonction depuis six mois quand le scandale avait failli éclater.
La décision prise au sujet de Xavier Bettel pourrait alors s’inscrire dans une tradition universitaire française et lorraine consistant à ne surtout pas prendre au sérieux les cas de plagiat. Jean-Noël Darde a déjà souvent observé que les plagiats n’étaient non seulement pas sanctionnés, mais que leurs auteurs ou leurs protecteurs pouvaient connaître les honneurs comme si de rien n’était, comme ce fut le cas d’un directeur de laboratoire de son université de Paris, plagiaire et protecteur d’étudiants plagiaires.
Le communiqué publié par l’Université de Lorraine est tellement contradictoire qu’il pourrait bien avoir été négocié, soit seulement en interne au sein de l’Université de Lorraine, soit à un niveau plus élevé. „Ce communiqué de la direction de l’Université de Lorraine a un côté Il faut sauver le soldat Bettel“, observe Jean-Noël Darde. C’est tout de même potentiellement à la chute d’un premier ministre que l’Université de Lorraine pouvait contribuer en publiant une analyse sérieuse et rigoureuse de son mémoire soutenu en 1999. Il ne s’agit pas du Premier ministre de n’importe quel pays, mais du Luxembourg qui est un moteur économique pour la région dans laquelle l’université est implantée. Le président de l’Université de Lorraine, Pierre Mutzenhardt, est bien placé pour le savoir puisqu’il est membre du Conseil économique et social de Lorraine. „Ce serait une université du Pays basque ce ne serait pas la même situation“, ironise Jean-Noël Darde, qui connaît d’ailleurs bien le Luxembourg pour y avoir souvent retrouvé son épouse qui travaillait au Kirchberg.
Et pourtant, même dans ce contexte de dépendance économique, il aurait été possible de faire autrement, pense Jean-Noël Darde. „Les rapporteurs désignés par le Comité d’éthique auraient dû d’abord reconnaître l’importance considérable du plagiat dans ce mémoire et trouver ensuite des circonstances atténuantes: il était jeune, les enseignants n’étaient pas assez sensibilisés au problème, n’avertissaient pas assez les étudiants. On pouvait aussi critiquer la défaillance au niveau de la direction de ce mémoire de DEA.“
Double humiliation
En préférant renoncer à son diplôme, Xavier Bettel a repris la main. La proposition que lui a faite l’Université de Lorraine de mettre son mémoire en conformité, en précisant des sources, était de toute façon aussi bancale qu’inédite. On imagine mal le premier ministre reprendre sa copie, ajouter des notes de bas de page, remettre entre guillemets les citations et déshabiller certaines citations pour restaurer le texte plagié original. Tout cela pour un diplôme qui n’était de toute façon pas nécessaire pour la carrière d’avocat qu’il allait poursuivre ensuite.
L’Université de Lorraine est ridiculisée d’une autre manière par la réponse de Xavier Bettel. Puisque l’auteur du mémoire est plus sévère avec son propre travail qu’elle ne l’est elle-même dans ses conclusions. Il présente ses excuses et renonce à son diplôme pour „éviter une perte de confiance dans le travail académique“. La conséquence est qu’il met l’Université de Lorraine face à un nouvel imbroglio, puisqu’on ne peut se défaire ainsi d’un diplôme d’un simple claquement de doigts. „Nous allons instruire la demande, plutôt inhabituelle, de M. Bettel et nous ne manquerons pas de revenir vers vous en temps utile“, répond le service de communication de l’Université de Lorraine, très peu loquace depuis le début de cette affaire.
L’Université de Lorraine va devoir décider si elle se fait violence, va au bout de la procédure et retire le diplôme en justifiant d’un plagiat, au risque de lancer un nouveau débat sur la responsabilité de Xavier Bettel. Même dans sa menace de sanction, elle versait dans le probable. „Sans cette mise à jour, l’Université de Lorraine se verra contrainte de saisir ses instances avec comme conséquence le possible retrait du diplôme de DEA.“
Des remous en interne pourraient l’aider à trouver le courage d’être un peu plus tranchante. Certains syndicats ont tiqué face à cette procédure quelque peu extraordinaire. Représentant d’un des nombreux syndicats de l’Université de Lorraine, le SNESUP-FSU, Maxime Amblard explique: „On peut regretter les tergiversations et la prise de décision sans passer par une commission disciplinaire pour établir les faits, commission qui aurait eu à travailler en profondeur sur le dossier, décider de l’originalité ou non des travaux et l’adéquation avec les pratiques de l’époque. Nous continuons de condamner fermement la pratique du plagiat qui va à l’encontre de la déontologie scientifique. Nous ne sommes pas certains que le renoncement à un titre universitaire soit aussi simple, ni ne se fasse par un communiqué de presse. Il appartient à l’Université de Lorraine d’assurer la légalité de la procédure.“
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