Mendicité / „On est dans la prédiction auto-réalisatrice“, constate le sociologue suisse Jean-Pierre Tabin
En mars dernier, nous avions interrogé le professeur à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale Jean-Pierre Tabin au sujet de la volonté de la majorité de la capitale d’interdire la mendicité. Nous avons recontacté ce sociologue auteur de plusieurs enquêtes de terrain – qui ont nourri un livre, „Lutter contre les pauvres“ (aux Editions d’en bas) – pour commenter la nouvelle offensive nationale en la matière.
Tageblatt: Où en est le débat sur la mendicité en Suisse, vis-à-vis notamment de l’arrêt Lacatus c. Suisse souvent évoqué au Luxembourg ces derniers temps ?
Jean-Pierre Tabin: Cela dépend des cantons. Les cantons qui avaient interdit complètement la mendicité comme Bâle, Genève et Vaud en sont à des stades différents. Genève a refait sa loi en interdisant la mendicité à certains horaires, en certains lieux, Bâle la même chose. Et Vaud va faire cela dans quelque temps. Dans ce canton, la ville de Lausanne, pourtant une municipalité de gauche, demande que la loi soit encore plus restrictive que proposée. C’est un nouvel avatar de vieilles mesures dont on connaît l’inefficacité, puisque ce n’est pas en criminalisant la pauvreté qu’on l’élimine. La plupart des autres cantons suisses, toutefois, n’ont pas légiféré, du moins pas récemment ou alors pas en prenant de mesure inquiétée par l’arrêt.
Evidemment, ça nourrit l’antitsiganisme, mais ça nourrit un mouvement que l’on observe plus largement en Europe, la „crimmigration“, un drôle de terme qui décrit le fait de criminaliser l’immigration, de présenter les migrants comme des criminels potentiels
Après notre entretien en mars, la ministre socialiste de l’Intérieur avait émis un avis négatif au règlement de la ville de Luxembourg, au motif que le danger de la mendicité pour la sécurité publique n’était pas établi et que la décision risquait d’être contraire aux droits national et international. Son successeur démocrate chrétien, suite aux élections d’octobre dernier, Léon Gloden, a annulé sa décision. Il a exposé à la radio que l’interdiction est acceptable car pas générale. Il a aussi affirmé qu’il suffisait de se balader en ville pour constater que la mendicité était organisée et agressive et a évoqué les mendiants qui arrivent dans de grosses berlines. Quelles réflexions cela vous amène-t-il?
Ici, c’est le fantasme des Mercedes noirs (rit). Que vous dire? Ce sont de vieilles rumeurs qui existent. Il faut savoir parler des choses précisément. Que veut dire une mendicité agressive? Le fait de demander de l’argent relève-t-il de l’agressivité? C’est intéressant comme conception des choses. On a des gens qui sont pauvres, qui gagnent pas grand chose, qui demandent à manger. Cela peut troubler l’indifférence qu’on a en général dans la rue face aux autres passants. Mais ce n’est pas agressif. La deuxième chose, c’est l’organisation. On a toujours l’idée de mafias qui s’en mettraient plein les poches. Or, la mendicité ne rapporte pas assez d’argent pour que cela puisse être le cas. Il y a bien de l’organisation, ce sont des villageois qui s’organisent, pour faire garder leurs enfants, s’ils viennent de Roumaine ou de Bulgarie, qui viennent ensemble, qui s’entraident. Il peut y avoir quelques échanges d’argent, mais on est sur une organisation familiale. Ça n’a rien à voir avec les réseaux de mendiants. Ce qui m’a toujours un peu surpris dans ce discours, c’est qu’il est d’habitude plutôt bien connoté dans nos sociétés en général de s’occuper de ses cousins, de ses parents. Alors que les gens s’organisent, tant mieux. J’ai toujours dit qu’il y a d’autres types de réseaux qui s’enrichissent, les banques qui font des transferts d’argent et taxent un maximum l’envoi d’argent de mendiants vers leur pays pour aider leurs familles. Et les autres, ce sont les entreprises de bus qui font le trajet entre Sofia et Bucarest vers l’Europe de l’Ouest.
Parler de mendicité organisée sans apporter la preuve de son existence, cela participe-t-il à l’antitsiganisme?
Evidemment, ça nourrit l’antitsiganisme, mais ça nourrit un mouvement que l’on observe plus largement en Europe, la „crimmigration“, un drôle de terme qui décrit le fait de criminaliser l’immigration, de présenter les migrants comme des criminels potentiels. C’est un peu le discours de forces d’extrême-droite, de droite et même parfois socialistes qui voient un danger dans l’arrivée des étrangers et qui leur prête, qui la criminalité, qui le vol, qui le meurtre, qui le viol, qui l’islamisme, que sais-je encore. Cela revient toujours à criminaliser l’immigration. On en voit très bien le mécanisme avec les lois suisses sur la mendicité. On met une amende à un mendiant. S’il ne paie pas, il peut être au final condamné à un tribunal pour un délit, et s’il ne paie pas encore, il va en prison et devient un étranger criminel. On est vraiment dans la prédiction auto-réalisatrice. On a mis en place tout ce qu’il faut pour que les gens deviennent ce qu’on veut qu’ils deviennent.
Entre-temps, vous avez publié une nouvelle édition de votre étude menée avec le professeur de politiques sociales René Knüsel. Quels en sont les nouveaux enseignements?
Nous avons refait une enquête de terrain pour constater qu’il n’y avait pas eu une augmentation de la mendicité. Ce n’est pas tout à fait les mêmes personnes qui sont là. Il y a des gens de Bulgarie maintenant mais aussi quelques Suisses. Pour le reste, on constate que ce sont des pauvres gens qui aimeraient travailler, certains d’ailleurs trouvent à se faire embaucher un peu de temps dans l’agriculture, sur les chantiers. S’ils le peuvent, ils arrêtent tout de suite la mendicité, qu’ils pratiquent faute de mieux. La mendicité n’est pas drôle. Il fait froid, c’est pénible.
Je connais des tas de gens qui ont plus peur de la police que des mendiants
Vous écrivez que la mendicité ébranle des valeurs dominantes comme le travail et la propriété. Dans un pays de propriétaires comme le Luxembourg, a-t-elle plus de chance de choquer?
D’un point de vue plus philosophique, le mendiant interroge le passant sur les différentiels de richesse. Par sa simple présence, il montre qu’il y a des inégalités sociales extrêmement fortes. C’est peut être cela qui dérange certains passants. Interdire la mendicité ne résout en rien le problème de la mendicité. Ça résout le problème qu’ont certains commerçants et certains passants avec des personnes qui mendient. Mais il y a aussi des gens qui s’arrêtent, qui donnent. Souvent, le politique et les journalistes mettent en avant les passants exaspérés, les propriétaires apeurés. Mais il y a plein de gens qui n’ont pas peur. Je connais des tas de gens qui ont plus peur de la police que des mendiants. Car la police est armée. On manque de discours qui montre le nombre de gens engagés auprès de personnes sans-papiers, mendiants. On ne parle pas beaucoup de cette solidarité, avec parfois des actions très courageuses. C’est problématique de voir les choses que de cette manière négative. Dans le livre, j’ai aussi regardé les procès pour trafic d’êtres humains. On voit bien que la mendicité n’y apparaît pas. Des fois, on se scandalise d’un article, mais après, il n’y a pas de suite.
Notre nouveau ministre de l’Intérieur a d’ailleurs aussi dit qu’il s’agissait de protéger des victimes de traite humaine.
La restriction des libertés publiques pour protéger les individus pose toujours quelques petits problèmes (sourit). Finalement, la question posée est: Quelle est la manière légitime d’occuper l’espace public? Ce dernier est-il seulement l’espace du commerce ou un espace que tout le monde peut occuper? Ce sont aussi des questions qui se posent avec la catégorie des toxicomanes débattue en Suisse. Ils existent, qu’en fait-on? C’est la diversité des villes, des situations sociales qui est en jeu. Il faut le voir d’un point de vue non compassionnel, en se disant que ce sont des pauvres gens pour qui il faut faire quelque chose, mais d’un point de vue de justice sociale: comment faut-il s’y prendre pour changer la situation? Ce que ne font pas beaucoup les gouvernements.
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Merci pour cet interview. Enfin quelqu’un qui s’intéresse au fond des choses!