Expositions au CNA / „Opus incertum“ de Daniel Wagener et „Hic Hic Salta“ de Rozafa Elshan: Le coup du latin
Un traqueur de l’absurde et une jeune artiste sautillante donnent à voir et à penser au Centre national de l’audiovisuel (CNA) de Dudelange.
Après avoir été montré à la Chapelle de la Charité à Arles lors des Rencontres photographiques, le travail de Daniel Wagener est désormais installé visible à la Pomhouse de Dudelange. Et ceux qui étaient dans le Sud de la France en juillet 2023 sont d’avis que c’est à Dudelange, dans la salle des pompes, que l’installation photographique est dans son élément. Elle y est en tout état de cause également chargée d’un sens nouveau. A Arles, l’artiste luxembourgeois basé à Bruxelles avait voulu cacher l’iconographie de l’église derrière un montage de ses photos sur une structure faite d’étagères préfabriquées et de racks industriels. Avec cette sorte de jubé moderne obstruant la vue du chœur, il substituait le matériel au spirituel, le culte de la consommation au culte divin.
La scénographie présentée sept mois plus tard à Dudelange est moins frontale, davantage bienveillante. Désormais on peut traverser le mur d’images et non plus seulement le contourner. Il faut y voir un clin d’œil au portail de l’ancienne usine sur lequel le CNA qui l’accueille est situé. La structure ne cache rien, mais devenue plus large et plus haute – avec le soutien du CNA et de Lët’z Arles –, elle épouse la structure de la Pomhouse. Les fenêtres ajoutées depuis la première fois que Daniel Wagener y avais mis les pieds, offre aussi de nouvelles perspectives, vers le reste du complexe industriel en friche et au second plan le quartier Italie, qu’on dirait fabriquer dans l’urgence et sans souci de cohérence, deux sujets récurrents des photographies de Daniel Wagener.
Hommage au travail
La dimension du lieu permet de prendre davantage de recul. On y peut donc mieux scruter dans son ensemble „Opus incertum“ qui est un hommage au travail et au travail manuel en particulier. Certes, on peut voir avec Danielle Igniti dans la Pomhouse une chapelle industrielle, voire un lieu de prière (de „prière de ne pas mourir“), „un lieu terrible…ment beau“, comme elle le dit. Mais c’est surtout un lieu de travail, dans lequel, d’ailleurs, son propre père, disparu l’année dernière, a travaillé.
C’est l’hommage d’un artiste qui aime le travail manuel, qu’il pratique aussi dans son métier d’imprimeur. Pour „Opus incertum“, il a lui-même contrecollé ses photos sur des plaques en bois réutilisables. Il était présent pour le montage de cette structure de métal qui remplace les cimaises qu’en d’autres lieux, on jette après usage. Ce sont des amis qui ont désigné les attaches à partir de matériaux de récupération. Les charriots dispersés dans l’espace d’exposition à Arles comme à Dudelange sont une référence aux travailleurs et à leur rapport charnel et sentimental aux outils qui les aident dans leur tâche. La curatrice Danielle Igniti profite de l’aubaine pour affirmer que „les artistes sont des travailleurs“.
Les clichés de Daniel Wagener sont des clichés de travail. Ils éternisent d’éphémères „natures mortes urbaines“ faites par des artisans, artistes du quotidien. „C’est une photographie urbaine, qui nous fait voir notre entourage, pourquoi on vit, comment on vit“, s’enthousiasme Danielle Igniti. „Ce qui m’attire dans sa photo, c’est qu’on y découvre ce qu’on ne voit plus quand on traverse nos villes. Ou qu’on trouve horrible quand on le voit.“ Par le cadrage et une attention particulière aux couleurs, Daniel Wagener arrive à hisser ensemble vers la beauté des éléments qui, séparés les uns des autres, en sont dépourvus. „Je ne suis pas dans quelque chose de „misérabilisant“. Les choses peuvent être belles. Ce n’est pas parce qu’un truc n’est pas chouette que ça fait une moche image“, explique-t-il dans une économie de mots.
„Pas trop prétentieux“
Il se dégage un souffle poétique de cette volonté de révéler le cachet de lieux délaissés que Daniel Wagener peut arpenter pendant des heures, avec un appareil photo sous le bras, pour dénicher le détail, pris sous le bon angle. Les photos sont réalisées dans sa ville de Bruxelles, lors de ses pérégrinations en Belgique à la découverte des musées folkloriques. Il en est aussi qui viennent d’ailleurs, notamment de Mexico. Daniel Wagener cite en exemple une photo palimpseste, au premier plan de laquelle se trouvent les vestiges du templo mayor. Durant son séjour, une tempête a fait tomber un toit sur ces ruines redécouvertes à l’occasion d’un tremblement de terre. A l’arrière-plan, la cathédrale médiévale, faite avec les pierres du temple, est en cours de réfection. On s’interroge sur le temps qui passe, ou sur „ce qui apparaît quand tu retires quelque chose“, dit l’artiste. Cette photo reflète aussi la pincée d’humour dont Daniel Wagener exhausse constamment son travail. Comme aussi cette photo qui vaut horizon, dans le prolongement de l’ouverture, où se présente au premier plan un portail ouvrant sur un champ qui n’a jamais été bâti. „Je n’aime pas quand c’est trop prétentieux“, commente celui qui vient d’entrer en galerie chez Valerius à Luxembourg. Il serait presque gêné d’avoir donné un titre en latin. Mais l’„opus incertum“ qu’il utilise signifie une manière de construire, dans lequel le mur est rempli de débris et de matériaux divers, comme ses photos en sont chargées.
Le latin est plus naturel chez Rozafa Elshan, dont l’exposition „Hic Hic Salta“ s’inscrit dans une veine bien plus abstraite et moins accessible que le travail de Daniel Wagener. Née au Luxembourg en 1994 de parents kosovars, la lauréate du Luxembourg Photography Award Mentorship 2023, créé par Lët’z Arles en collaboration avec le CNA, a bénéficié d’un programme complet de mentorat-résidence de trois mois à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles (ENSP) (avec le soutien de Kultur: lx.
Dans l’espace d’exposition du bâtiment central du CNA, elle nous emmène dans son atelier et dans ses recherches. „Par différents ordres grammaticaux et rythmiques, le travail se penche sur la manipulation de ses propres structures et insiste à éprouver par le mouvement du corps-chercheur les possibilités et les limites, entre la structure à inscrire et le corps à charger, entre le rapport à soi et le rapport au monde“, nous apprend-on.
Infos
„Opus incertum“ est visible jusqu’au 16 juin et „Hic Hic Salta“ jusqu’au 7 juillet
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