Démocratie / Participation citoyenne: Et si on tirait au sort?
Le tirage au sort est rarement évoqué dans le débat public luxembourgeois. Il a pourtant des arguments à faire valoir pour améliorer la démocratie représentative et renforcer la cohésion sociale.
Le tirage au sort est un outil sous-utilisé par la démocratie représentative. Son nom ressurgit à intervalles réguliers chaque fois que l’écart entre l’action du pouvoir politique et les attentes de la population se fait trop grand. Ces dernières années, le politologue Raphaël Kies a vu le thème revenir avec insistance dans son champ académique. „Chaque élection mène à des tensions et casse la population en plusieurs morceaux de plus en plus irréconciliables. Le tirage au sort de citoyens lambda est vu comme une solution pacificatrice pour la société, complémentaire du système électoral, et capable de recréer une certaine confiance en la politique“, témoigne-t-il.
Si le Luxembourg est encore relativement épargné par de tels développements, il reste traversé par une volonté d’approfondissement de la démocratie, par la création de nouvelles voies d’accès à l’action politique „Pour faire de la politique, il faut avoir une carte de parti, même dans les moindres commissions au niveau local. Les seuls endroits où on n’en a pas besoin, ce sont les comités de quartier qui ne pèsent pas du tout. Or, de moins en moins de personnes veulent être estampillées comme membres d’un parti“, constate le politologue, lui-même membre d’un syndicat d’initiative local.
Court-circuiter les logiques partisanes
Le tirage au sort ouvre justement un moyen de contourner un système partisan dissuasif. „Dans le cas spécifique du Luxembourg, cela permettrait de redynamiser la politique en la concentrant sur du contenu plutôt que dans une logique partisane et à encourager encore plus de gens à s’engager dans la chose civique.“ Les logiques partisanes permettent certes de mettre en place des visions cohérentes d’un projet de société et de structurer le débat, mais les garde-fous tels que la limitation ou le non cumul des mandats ne permettent pas à en gommer les défauts provoqués par l’importance accordée aux (ré)élections. „Les hommes politiques sont vus comme ayant un agenda caché derrière, qui représentent des groupes d’intérêt et ont l’obligation d’être réélus et donc de faire des promesses qu’ils ne peuvent pas forcément tenir parce qu’ils sont dans le jeu électoral quasiment tout le temps.“
Au contraire d’une élection qui est plus celle de représentants de partis que de représentants du peuple, le tirage au sort crée „un processus d’identification beaucoup plus fort“. Il entend en effet proposer une représentation plus fidèle à la composition de la société, surtout si l’on emploie des quotas pour aiguiller le hasard en ce sens. „Sans jamais pouvoir avoir une représentativité parfaite, on peut garantir une représentativité beaucoup plus large qu’à travers les élections“, observe Raphaël Kies.
Des précédents
Le tirage au sort n’est pas un saut dans l’inconnu mais le recours à une pratique ancienne, dont l’habitude fut perdue au profit de l’élection. Dans une conférence présentée en octobre dans le cadre de l’exposition du centenaire de l’introduction du suffrage universel, l’historienne Eloïse Adde rappelait que le scrutin majoritaire à bulletin secret empruntait un certain nombre de ses caractères à l’ancien régime et ne constituait pas un „achèvement indépassable“. „L’histoire du vote, de l’élection, de la représentation n’est pas celle d’une rupture à la fin du 18e siècle que les régimes bourgeois du 19e siècle ont exagéré afin de légitimer leurs modèles de gouvernement, en les posant comme radicalement différents de l’Ancien régime. Si on observe la situation, on retrouve plutôt une reproduction du système précédent, l’aristocratie étant remplacé par un système d’oligarchie.“
Les philosophes des Lumières Montesquieu et Rousseau étaient très suspicieux à l’égard du vote et du bulletin secret, considérant que les votes de scrutin masquaient les intrigues entre les clans. Des différentes expériences de tirage au sort, que ce soit à Athènes ou dans la république de Florence, on peut conclure que „le tirage au sort est généralement une idée progressiste – sauf si elle est pratiquée par un petit groupe très homogène qui ne redoute pas de voir le pouvoir lui échapper“, ajoute Empïse Hadde.
Tout le monde sur un pied d’égalité
Raphaël Kies cite pour sa part Aristote pour qui le tirage au sort était le seul système démocratique car tout le monde est mis sur un pied d’égalité. Toutefois, le tirage au sort se voit aujourd’hui souvent opposer le même reproche que celui qu’on opposait aux défenseurs du suffrage universel hier, celui d’annoncer le règne de l’émotion et de l’incompétence. „On croit que le tirage au sort est le tirage vers la médiocrité. Mais déjà les politiciens élus ne sont pas nécessairement les meilleurs ni les plus compétents. Ce sont peut-être ceux qui avaient le plus d’argent ou avaient la plus belle gueule ou étaient les plus agressifs ou qui font les promesses les plus acadabrantes. L’élection n’est pas une garantie de qualité“, objecte Raphaël Kies.
Le tirage au sort implique que les citoyens soient mis dans les meilleures conditions, puissent dialoguer avec des experts, être indemnisés pour le temps passé ou pour leur absence du travail. „Et à la fin ils vont développer une expertise tout aussi bien que ne le font les politiciens, avec l’avantage qu’ils auront une plus grande liberté d’évoluer dans leur opinion.“ Ils n’ont en effet ni à suivre des logiques partisanes ni à penser à leur réélection.
Double légitimation
Il y a d’ailleurs une contradiction entre le fait que la politique se fait aiguiller par des sondages, mais est frileuse pour accorder une place à la désignation par tirage au sort, qui pourrait être son salut. „Il y a comme un phénomène de double légitimation du système: le système partisan de l’élection est renforcé par le système du tirage au sort qui garantit une meilleure représentativité.“ „Cela va permettre de montrer que les politiciens ne sont pas tous des gangsters. Et les politiciens vont se rendre compte que les citoyens si on les met dans les conditions de débattre sont tout aussi intelligents.“
Bien que „déi Lénk“ soit sans doute le pari le plus soucieux de l’expression de nouvelles sensibilités issues du peuple, le tirage au sort ne figure pas dans sa proposition de constitution alternative en 2015. Son député, David Wagner, le voit d’un mauvais œil. Certes, il est convaincu que le système parlementaire classique „n’a jamais correspondu aux véritables aspirations des gens“ et qu’ils se sont battus pour des droits qui allaient bien plus loin, comme le droit de décider dans les entreprises.
Illusion et capitalisme
Lorsqu’il pense au tirage au sort, David Wagner pense à la proposition d’un gilet jaune français, Etienne Chouard: remplacer les élus par des citoyens tirés au sort, dans le but de reprendre le pouvoir aux riches. David Wagner juge le propos naïf. „Le tirage au sort peut donner l’illusion de renforcer la démocratie. Mais ce n’est qu’une illusion. La démocratie signifie que la population doit être en mesure d’avoir le pouvoir entre ses mains. Et le pouvoir politique est pour moi indissociable du pouvoir économique. Dans le régime dans lequel on vit, on ne peut pas parler de démocratie au sens propre, mais plutôt de démocratie parlementaire, bourgeoise. Et les fondamentaux économiques appartiennent toujours à une minorité de personnes. Ceux qui ont véritablement le pouvoir dans ce pays, „déi Déck“, ne sont pas au parlement ni au gouvernement.“
Le tirage voit le tirage comme un modèle défini d’en haut, par des scientifiques manquant de culture politique. „La politique n’est rien d’autre que la lutte permanente entre des intérêts, ce n’est pas de la raison pure. (…) Il ne faut surtout pas penser qu’il résoudra le problème fondamental des rapports de domination dans la société. Le capitalisme survivra également au tirage au sort.“
Un processus lent
Raphaël Kies conçoit le tirage au sort comme un complément à la démocratie élective. Son introduction graduelle serait la condition de son succès, comme il l’a défendu dans un article académique intitulé „A gradualist path towards sortition“. „Pour l’instant, nous sommes très conditionnés par l’idée que démocratie égale élection et que quelqu’un n’est légitime que s’il est sélectionné par les élections. Il y a un changement de logiciel dans la mentalité des citoyens à faire.“
Il faudrait commencer par des consultations à un niveau local ou sur des questions spécifiques: la constitution, la loi communale, dit le politologue en citant l’exemple du „Biergerrot“ créé à Dudelange à l’automne dernier. Les citoyens auraient la possibilité de débattre avec des experts, de délibérer pendant plusieurs jours et de rédiger un rapport sur lequel les représentants politiques auraient obligation de prendre position et de se justifier en cas de refus. Raphaël Kies pense à des grandes questions des fonds difficiles à débattre comme le logement ou la croissance au Luxembourg, que les consultations citoyennes viendraient enrichir.
Pas de geste de reconnaissance
Ces citoyens auraient un pouvoir consultatif fort, intégré dans le processus institutionnel. Ce pourrait être le préalable à l’octroi de pouvoirs plus importants ensuite, jusqu’à, pourquoi pas, la constitution d’une deuxième chambre tirée au sort à côté d’une chambre d’élus, telle que l’ont proposée Erik Olin Wright et John Gastil.
En 2015 l’Université du Luxembourg avait organisé un processus de consultation participatif pour la révision de la constitution. Charles Margue l’avait piloté en sa qualité de directeur d’études de l’institut de sondage TNS Ilres. Il en était sorti frustré devant l’absence de „geste de reconnaissance“ des députés qui n’ont pas daigné discuter avec l’échantillon représentatif de 60 citoyens. De même, le travail de consultation qu’il avait piloté en amont du référendum sur la fusion des communes de Larochette, Fischbach et Nommern n’avait pas été suffisamment pris en considération par des responsables communaux. Ils étaient restés dans leur logique politique et avaient subi un camouflet en maintenant un référendum dont les résultats calamiteux étaient prévisibles.
L’intérêt public
Pour autant, s’il est favorable à l’introduction d’une dose de tirage au sort, Charles Margue souhaite que les délibérations qui en suivent ne soient pas contraignantes et que l’intérêt général prime. „En tant que sondeur j’étais toujours d’avis que le sondé a le droit de connaître l’opinion publique. Il sait ce qu’il pense. Il doit pouvoir savoir ce que pensent ses concitoyens. Cela fait avancer les réflexions. Cela fructifie les uns et les autres dans leurs pensées. Mais cela doit se faire sur un fond de démocratie représentative à laquelle la société luxembourgeoise adhère fortement.“
Il s’inquiète par anticipation du tollé qui ne manquerait pas d’éclater, si s’attaquant au problème du logement, une assemblée tirée au sort venait à remettre par exemple en cause la propriété. A ce sujet, la classe politique agit avec tact, tenant compte des rapports de force. „Les plus anciens parmi les Luxembourgeois sont en train de lâcher du lest sur l’inviolabilité de la propriété privée. On a évacué du vocabulaire l’expropriation pour avoir l’intérêt public“, observe-t-il.
Le tirage au sort permettrait de donner de la visibilité à ces gens-là qu’on ne voit pas en politique d’habitudepolitologue de l’université du Luxembourg
Ce serait donc l’inverse de la cohésion sociale que le tirage au sort est censé toutefois favoriser. En effet, en faisant se rencontrer des citoyens qui, sans cela, ne se rencontreraient jamais, le tirage au sort peut avoir un effet particulièrement bénéfique au Luxembourg. Il permettrait d’intégrer au processus politique des non électeurs, comme étrangers et frontaliers, mais aussi des électeurs qu’on n’entend jamais, selon Raphaël Kies, qui pense dans ce dernier cas à l’électorat du CSV et de l’ADR, composé de gens simples, moins éduqués, un peu plus provinciaux, qui ont peur de perdre leur identité, et imagine: „Le tirage au sort permettrait de donner de la visibilité à ces gens-là qu’on ne voit pas en politique d’habitude. Mais ils seraient confrontés à des étrangers: ceux qui souffrent comme d’autres qui bénéficient à fond de la place financière. C’est un lieu de rencontre d’une société luxembourgeoise très compartimentée. Si c’est répété, ça pourrait vraiment beaucoup contribuer à la cohésion sociale du pays.“
Quelques exemples
- Depuis 2010, l’Etat américain de l’Oregon dispose d’une Citizens’ Initiative Review (CIR). 24 citoyens désignés par tirage au sort examinent pendant cinq jours l’objet d’une question soumise à référendum. Ils rédigent une déclaration qui met en évidence les différents arguments et sert de guide aux citoyens pour se décider. La commune suisse de Sion a suivi l’exemple pour la votation du 9 février 2020, qui concerne le logement abordable et la discrimination en raison de l’orientation sexuelle.
- Depuis l’automne dernier, la communauté germanophone de Belgique dispose d’une assemblée citoyenne tirée au sort. Un conseil de 24 citoyens tirés au sort pour un mandat de 18 mois ont pour mission d’organiser et d’assurer le suivi des débats d’une assemblée citoyenne de 25 ou 50 panélistes tirés au sort, pondéré par des critères de genres (parité), d’âge (16 ans minimum) ou de niveau d’éducation. Le parlement s’engage, si un thème recueille une certaine quantité de votes, à se saisir du sujet et, s’il ne suit pas les recommandations citoyennes, à fournir une justification motivée.
- En Irlande, c’est un processus de délibération par des citoyens au sort qui a fait naître des propositions de modification de la Constitution ensuite qui ont permis d’adopter, par voie de référendum, l’interruption volontaire de grossesse et le mariage pour tous.
- Un livre sur le colonialisme récompensé – Le choix de l’audace - 14. November 2024.
- Trois femmes qui peuvent toujours rêver: „La ville ouverte“ - 24. Oktober 2024.
- Une maison à la superficie inconnue: Les assises sectorielles annoncent de grands débats à venir - 24. Oktober 2024.
Natierlech wär dat eng gutt Iddi. Déi di den Job per force gären hätten ass net ze trauen.
Een deen en net wëll per Lous decidéiere fir 10 Joer a wann en e gudden Job mécht, da kann e schonn no 5 Joer wéinst ‚gudder Féierung‘ fréizäiteg entlooss ginn.