Médias / Richtung 22 veut lancer un débat: „RTL nous dévore tous“
Depuis quelques semaines, le site internet RTL1.lu veut divertir et faire réfléchir avec la fabrique de l’information. Il livre aussi bien des satires que des enquêtes fouillées en rapport avec le média d’information dominant au Luxembourg. Maintenant, le collectif d’artistes Richtung 22 a fait savoir qu’il était derrière l’opération. Entretien.
Depuis quand Richtung 22 a commencé à s’intéresser aux médias et à la critique des médias?
Richtung 22: Les médias sont un des pivots du fonctionnement de la société luxembourgeoise. Nous nous y intéressons donc depuis le début, même dans notre tout premier film „Ons Identitéit“ de 2010. En 2016, notre campagne „Turn this Pin-up Site down“ mettait la pression sur RTL pour qu’ils retirent leur rubrique „Pin Ups“ du site. On y voyait des images sexistes et dégradantes de femmes. De façon surprenante, cette campagne a été couronnée de succès: les pin-ups de RTL ont, à sa suite, disparu miraculeusement. C’est un bon signe et nous sommes donc optimistes que notre projet actuel atteindra également son but, bien qu’il soit un brin plus exigeant: la fin de RTL au Luxembourg.
Pourquoi ce développement de la part d’un collectif d’artistes (et non de journalistes)?
D’une part, il y a des journalistes qui essayent. Pendant nos recherches, nous sommes tombés sur des articles du Lëtzebuerger Land ainsi que du woxx qui traitent du sujet. Le Tageblatt a, lui aussi, déjà mis en question le monopole de RTL– par exemple en décrivant comment RTL exerçait une pression sur les fédérations sportives afin d’imposer ses conditions de diffusion. D’autre part, cependant, beaucoup d’autres journalistes semblent avoir peur de critiquer RTL, soit parce qu’iels y ont travaillé par le passé, soit parce qu’iels y travaillent en ce moment même, ou envisagent y travailler plus tard. Il y a donc une dépendance collective vis-à-vis de RTL, une logique du „ne mord pas la main qui te nourrit“. Il est temps de comprendre que RTL ne nous nourrit pas, mais nous dévore, tous – en créant cette dépendance. Cela vaut aussi pour le secteur culturel. Les artistes aspirent à la plus grande visibilité. Il faut passer par l’Artbox ou d’autres formats pour être perçu par le public. Ils préfèrent donc fayoter que de critiquer RTL. Avec ce projet, nous voulons également montrer que le contraire est possible: L’art n’est pas dépendant d’un média, l’art est un moyen de communication par lui-même.
La critique des médias est peu pratiquée au Luxembourg, encore moins depuis la disparition du „Feierkrop“. Quel type de critique voulez-vous construire?
Il faut un débat sur la création d’une chaîne (radio et télé) qui soit véritablement de droit public. Tant que l’information est sujette à la recherche du profit, elle sera pensée et produite comme un bien de consommation. Dans cette logique, sont mis en avant des rapports d’accidents ou d’autres informations sensationnelles, afin d’attirer un maximum de clicks. Au contraire, il faudrait que l’information serve à instruire la population entière, afin de permettre à chacun-e d’être citoyen·ne responsable, critique. Pour y parvenir, tous les autres pays européens possèdent une ou des chaînes publiques. Au Luxembourg, en revanche, la radio 100,7 a seulement une fonction de façade, et n’a jamais été pensée et façonnée sérieusement. RTL, à qui l’Etat cède une „fonction publique“, est parmi les pires entreprises à vouloir remplir cette fonction. Dans d’autres pays, ce même RTL Group (auquel appartient RTL Lëtzebuerg) fait tout pour combattre l’existence des chaînes de droit public (Allemagne, France), car perçues comme une concurrence. Ce n’est pas à une telle entreprise que nous pouvons confier ce service!
Pourquoi lancer maintenant le site RTL1 qui ne fait pas que parodier RTL mais propose aussi des articles de fond sur le mélange des genres qui y sévit?
Le 1er janvier 2024 est une date emblématique, car c’est à partir de cette date-là que le nouveau contrat entre RTL et l’Etat luxembourgeois entre en vigueur. Est-ce que cela change quelque chose? Non. C’était donc le moment de lancer un nouvel „RTL“ avec notre service public „RTL1“, qui est à la fois nouveau et à la fois une ressemblance parfaite avec l’ancien RTL, du point de vue du feeling.
En quoi l’usage qui y est fait des faits divers est-il, selon vous, problématique?
Les faits divers sont une rubrique ordinaire dans l’information locale. Le problème réside dans la manière de les présenter: d’une part, les photos d’accidents relèvent clairement du sensationnalisme. Ce ne sont pas des informations pertinentes, mais du voyeurisme pur – et ce, au détriment des victimes. Ces rapports ont donc l’unique fonction du clickbaiting. Cela se voit d’ailleurs dans le ranking des textes les plus lus sur RTL.lu.
D’autre part, beaucoup de faits divers nous ont fait rire, parce qu’ils semblent être écrits avec la plus grande hâte. Le résultat est simplement mauvais. Il y a des erreurs, des formulations ridicules, des galeries de photos où aucun tri n’a été fait. RTL semble préférer créer du contenu, même mauvais, que de perdre du temps pour faire de la vraie recherche ou écrire des vrais articles. Nous avons donc fait de même, en créant un programme qui génère des articles à l’aide d’une base de données, au hasard. Mais ces articles générés de façon artificielle n’atteignent parfois même pas le niveau d’absurdité des faits divers sur RTL.lu.
Un média qui fait un simple copier-coller des communiqués d’un politicien, d’une autorité ou de la police, devient un organe de propagande, dépourvu de tout sens critique
Vous rappelez que la police est aussi partie prenante des informations qu’elle diffuse et vous dénoncez le copier-coller de ses communiqués. Quelle serait la bonne marche à suivre selon vous?
La police n’est pas une source d’information neutre. Elle est une institution publique qui veille à propager une image positive d’elle-même. Dans cet objectif, il est arrivé que la police cache une partie des informations ou, pire, qu’elle mente. Cela arrive au Luxembourg et dans d’autres pays. La raison d’être d’un·e journaliste est de questionner cette auto-représentation étatique et de s’efforcer à ajouter d’autres perspectives. Cela est d’autant plus vrai dans des cas de violences et de meurtres policiers. Un média qui fait un simple copier-coller des communiqués d’un politicien, d’une autorité ou de la police, devient un organe de propagande, dépourvu de tout sens critique. Soit dit en passant, le fait de copier des rapports de police et de les présenter comme du contenu créé par RTL, représente une infraction à l’article 8b) du code de déontologie de la presse.
La publicité a des fins lucratives, elle veut convaincre le public à acheter quelque chose, indépendamment des faits. Elle est à l’opposé de l’information critique.
Vous évoquez aussi les publireportages déguisés et la volonté de faire de l’argent par le clic. Pensez-vous que la publicité nuit nécessairement à l’information?
Oui, la publicité nuit à l’information, puisqu’elle cherche à vendre des produits – en dépit de la vérité et des véritables effets de ce produit. La publicité a des fins lucratives, elle veut convaincre le public à acheter quelque chose, indépendamment des faits. Elle est à l’opposé de l’information critique. Le devoir des journalistes consiste précisément à démanteler une telle autopromotion. Or, un·e journaliste qui intègre de la pub dans son reportage, ou qui transforme son reportage entier en pub, est peu crédible et peu susceptible d’avoir du recul critique. Sur notre site, nous avons documenté un tas d’exemples où la publicité est mélangée aux contenus journalistiques, que ce soit des articles sur AtHome ou des revues sur les jeux vidéo. Non seulement cela va à l’encontre du code de déontologie de la presse, mais aussi cela relève-t-il de la publicité déguisée.
Vous dénoncez aussi l’entre soi. Que dites-vous de l’objection souvent avancée que la taille du pays rend le mélange des genres incontournable, au sens où des personnes peuvent se retrouver dans des conflits d’intérêt?
C’est là une des excuses préférées que les puissants de notre pays avancent pour se justifier. En réalité, ce sont les structures qui posent problème – elles sont faites de telle sorte qu’elles débouchent nécessairement sur des conflits d’intérêt. Prenons l’exemple de IP, une entreprise de publicité – implantée au sein même de RTL, partageant les mêmes immeubles et parfois le même personnel. Il y a donc nombre de personnes qui apparaissent comme journalistes chez RTL, tout en étant employés chez IP pour produire de la pub. Cela ne devrait tout simplement pas être possible – et n’a rien à voir avec la taille du pays. Certaines structures devraient strictement être séparées. Il en est de même du passage de la politique au secteur privé. L’ancien ministre des médias, Jean-Louis Schiltz, est aujourd’hui dans une position importante chez RTL Group.
Vous égratignez l’image de certaines personnalités politiques. Pourquoi Gaston Thorn incarne selon vous le „gelongenster Interessensvermëschung vu Politik a Wirtschaft an der europäescher Nokrichsgeschicht“?
Bien avant de devenir premier ministre au Luxembourg, Gaston Thorn était déjà dans le conseil d’administration de la CLT (sociète mère de RTL). Une fois premier ministre, il s’est engagé à défendre les intérêts de cette entreprise. Par la suite, Thorn est devenu président de la Commission européenne. Dans cette fonction aussi, il a agi pour les intérêts de CLT: Thorn a déclenché la libéralisation du marché européen des médias, en publiant, avec sa Commission, un livre vert au titre prometteur: „Télévision sans frontières“.
Directement, après son mandat à la tête de la Commission européenne, Thorn est devenu cadre chez CLT-UFA – quel bel hasard. Ayant accumulé, pendant des années, du savoir sur les structures politiques et apportant un carnet de contacts, Thorn a pu transformer l’entreprise en un empire médiatique. Cependant, nous ne voulons pas parler que de Gaston Thorn – mais aussi de Viviane Reding, Jean-Claude Juncker et Jacques Santer.
Vous présentez RTL comme une télé qui, sous certains aspects, partage les intérêts de l’Etat. La création d’une télé publique serait-elle selon vous une bonne idée pour garantir la qualité des contenus?
Oui, nous demandons la fin des subventions pour RTL et la création d’un média public fort. Différents chemins sont envisageables: une coopération avec Arte ou avec d’autres chaînes de droit public de la région. Il faut lancer un débat maintenant, au plus vite, puisque le gouvernement va décider durant cette mandature de la suite du contrat avec RTL, à partir de 2030.
Vous n’avez pas oublié les commentaires. Quel rôle jouent-ils selon vous dans l’écosystème médiatique que vous critiquez?
Nous avons recueilli plus de 10.000 commentaires sur les pages de RTL.lu. Nous avons mis d’autres noms afin de les anonymiser, et en avons fait un remix. Ces commentaires sont générés au hasard en dessous de nos articles. De façon surprenante, les commentaires vont bien avec n’importe quel article. Que cela signifie-t-il? A vous de décider.
Quels sont vos moyens? A quel rythme et avec quels contenus voulez-vous alimenter votre site internet?
Nos moyens sont différents de ceux de RTL. Contrairement à eux, notre rédaction est composée de personnes avec de vraies convictions qui n’ont pas l’échine souple. Nous allons continuer à publier quotidiennement nos recherches sur RTL1.lu, avec des articles et d’autres surprises. Apparemment, cela dérange déjà: nos pages „RTL1“ sur Instagram et Facebook ont été supprimées respectivement quatre et deux fois. Qui est à l’initiative de ces blocages? Nous n’avons pas de preuves, mais la réponse se conçoit aisément. En plus du site, une pièce de théâtre sera jouée au Kasemattentheater début mars. Or, ce n’est que le début d’une campagne bien plus vaste. RTL n’a qu’à bien se tenir, car nous allons attaquer.
En plus du site, une pièce de théâtre sera jouée au Kasemattentheater début mars. Or, ce n’est que le début d’une campagne bien plus vaste. RTL n’a qu’à bien se tenir, car nous allons attaquer.
La famille royale n’est pas encore présente sur RTL1. Est-ce un oubli?
C’est une autre dynastie que nous voulions mettre en avant cette fois-ci: celle de la famille Bertelsmann. Mais il est vrai que RTL prend une position particulièrement docile et soumise vis-à-vis de la famille royale. En réalité, il y a tellement de sujets à critiquer chez RTL, que nous avons dû prendre des décisions et fixer des priorités – la relation entre RTL et la famille royale, on l’avait effectivement oubliée.
Certaines de vos critiques valent-elles pour d’autres médias?
Oui, il y a des choses à critiquer chez d’autres médias. Pour n’en nommer qu’un aspect: le copier-coller des rapports de police, par exemple, est de toute évidence un problème qui ne concerne pas que RTL. Cependant, le sujet actuel est clairement RTL et non pas une critique générale des médias. Il s’agit de mettre en avant sa situation de monopole, son pouvoir, le non-respect de normes journalistiques, les infractions de règles et la subvention injustifiée par l’Etat. Il est étonnant que des médias comme le Tageblatt n’aient pas encore porté plainte contre RTL, qui représente une concurrence injuste tout en faisant des choses interdites, comme le mélange non déclaré de publicité et d’information. Une réclamation auprès de la Commission européenne aurait pourtant de bonnes chances, nous semble-t-il.
Que diriez-vous du Tageblatt et de Tageblatt.lu?
Le Tageblatt est parmi les médias les plus atteints par la crise de la presse: les tirages sont toujours en baisse, la transition vers des formats digitaux s’annonce difficile. De l’autre côté, il y a un site web, rtl.lu, subventionné de façon exorbitante par l’Etat, qui fait concurrence. Bien sûr, le problème est plus vaste que cela. Aussi, le Tageblatt s’engage parfois dans la voie d’un journal de sensation. Dans le cadre de „Esch 2022“, nous nous sommes penchés sur l’histoire du déclin d’un journal local d’Esch, histoire en partie inspirée par celle du Tageblatt. Des bureaux de la rédaction ont été transformés en appartements de luxe – c’est un symbole qui en dit long. Or, il y a encore moyen de redresser la barre. Contrairement au Wort, le Tageblatt n’est pas encore vendu aux mains de quelques multimillionnaires – et on peut observer, dernièrement, un positionnement de plus en plus courageux, notamment vis-à-vis du nouveau gouvernement néolibéral.
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Merci Richtung 22 pour cette inititative !