Nucléaire / Tous les chemins littéraires mènent à Bure
A 120 kilomètres à vol d’oiseau de la frontière, l’Etat français cherche à construire un stock d’enfouissement des déchets nucléaires dans une contrée faiblement peuplée. Etienne Davodeau et Hélène Laurain en font chacun à leur manière le point de mire d’un livre.
La bonne nouvelle de la parution de „Partout le feu“ d’Hélène Laurain, à la rentrée de janvier, et du „Droit du sol“ d’Etienne Davodeau, un peu plus tôt, c’est que le monde de l’édition a saisi la portée symbolique du combat qui se trame dans le village meusien de Bure. La moins bonne est que le risque que le site d’enfouissement de déchets nucléaires hautement radioactifs à vie longue ouvre bel et bien ses portes est réel et insensé. Et les deux textes voudraient l’empêcher chacun à leur manière.
Le premier roman de la Messine Hélène Laurain conte les espoirs et désespoirs de Laëtitia, une militante écologiste de Lorraine née, pour bien faire les choses, le jour de la catastrophe à la centrale nucléaire de Tchernobyl. „Partout le feu“ est une plongée subjective dans le militantisme de nouvelles générations confrontées au poids des multiples menaces qui pèsent sur l’environnement et à la répression démesurée qui s’abat sur qui veut s’y opposer activement.
Hélène Laurain se distingue par le choix de faire des pensées et de la vie de Laëtitia un flot sans ponctuation, bref et saccadé, utile pour y insérer le flot des mails, pense-bêtes, paroles de chanson et SMS. L’intensité et le tourbillon qui en ressortent traduisent aussi l’urgence de l’écriture et de l’expérience face à la menace. „Par terre ma chaussure je crie / une claque bouche / nez / ma chaussure je chuchote / ils me jettent dans le fourgon / Ta gueule ils disent je suis assise / comme un tas tout mal fait“. C’est à ce rythme qu’Hélène Laurain raconte la répression du mouvement anti-nucléaire lors d’une entrée illégale sur le site de la centrale nucléaire de Cattenom (rebaptisée Fickange pour l’occasion) et qu’elle poursuit ensuite un monologue de sa militante désabusée.
Le style retranscrit le stress et l’excitation de l’opération illicite qui consiste à tirer des feux d’artifices pour dénoncer la dangerosité de l’énergie qu’on y produit. Elle dit aussi la criminalisation du mouvement, qui n’est que la traduction du mépris de l’Etat technocratique pour un territoire traduit plus loin en ces mots: „On n’a plus de colonies alors on va fourrer la merde / dans le trou du cul de la métropole ils disent / pour y déverser un torrent de déchets / laquelle ils choisiraient / après un top 3 rapide / Nord-Picardie-Lorraine / Ils remarqueront qu’ils ont tous un faible pour la Lorraine / une région / triste comme une salle de cinéma vide / en pleine projection / ils se diront / Avec la sidérurgie ils sont habitués à se faire bien / polluer / ils sont endurants / à défaut d’être résilients / les hommes s’intéresseront à la Meuse / presque vide / pile dans la diagonale /trou noir / que des bouseux / et tout ce chômage / pratique / les derniers hivers rudes de France / ça partira pas en ZAD au moins.“
Après les coups et les humiliations de la police, il y a la main lourde de la justice qui reproche une association de malfaiteurs et empêche Laëtitia de fréquenter son compagnon. L’interdiction de se voir – „est ce qu’on peut prendre les mêmes anxiolytiques“, ironise Laëtitia –, l’incertitude de l’engagement – „trop fatigant pour lui, trop collectif pour [elle]“ – et de son efficacité font douter la jeune femme. D’autant plus qu’elle est condamnée par la justice à se coltiner seule une société, une famille et un travail (dans un snow hall) dans lesquelles elle ne se reconnaît pas. Ce qui augmentera son malaise.
Cadeau „merdique“
Si Hélène Laurain s’imagine sous terre les crânes des poilus tombés au combat côtoyant les déchets nucléaires, Etienne Davodeau pense pour sa part aux dessins pariétaux des hommes de Cro-Magnon et se demande ce que cet héritage a à voir avec l’héritage empoisonné que les Homo sapiens entendent laisser à Bure à leurs lointains ancêtres. Dans son enquête dessinée parue à l’automne dernier, „Le droit du sol“, il se laisse guider par l’intuition que là-dessous se cache quelque chose de notre rapport au monde.
Il décide de se lancer dans le récit d’une marche entre le site paléolithique du Pech Merle dans le département français du Lot et Bure, soit 800 kilomètres à pied, au cours desquels des experts et des proches viennent le rejoindre. C’est un récit sensuel qui raconte le plaisir de la marche, ses sensations physiques et les émotions que font naître les lieux traversés. C’est en parallèle un reportage sur les soubassements du projet dont il s’entretient avec des experts et militants qui le rejoignent dans sa marche dessinée. Avec des passerelles entre les deux, comme lorsqu’il écrit: „Si la planète Terre veut bien nous donner des abricots et des rivières, en retour, nous serions bien inspirés de lui faire des cadeaux un peu moins obscènes que ce qui se prépare à Bure.“
On croise dans cette randonnée Marc Dufumier, un agronome qui a fait le tour du monde et constate que „les animistes sont plus respectueux du sol et que les monothéistes semblent vouloir tout conquérir et maîtriser, comme s’ils se sentaient en état de toute puissance“. Mais s’il faut désigner un coupable au changement climatique, ce n’est pas l’homme, mais le capitalisme qu’il faut désigner selon lui.
Il y a aussi un ancien scientifique et syndicaliste du Commissariat à l’énergie atomique, Bernard Laponche. „On a déjà pollué de mille façons les mers, l’air, les sols, mais pas encore les sous-sols. [Bure] c’est ça: on va finir le travail“, déplore-t-il. Il explique que le danger principal du site de Bure résidera dans l’émission d’hydrogène des déchets pendant les 150 premières années. Il faut un dispositif de ventilation, qui nécessite la destruction du bois Lejuc à la surface. En cas de défection de ce dernier, il ne restera que quelques jours pour réparer le dispositif et éviter un incendie, dont „les conséquences pour la région et au-delà seraient terribles“. Il propose de stocker les déchets en subsurface à flanc de colline, et d’utiliser les trois cents ans de surveillance à venir à la recherche pour trouver une solution satisfaisante pour réduire, voire annuler la radioactivité et la durée de vie des déchets.
En route, chaque fois qu’Etienne Davodeau demande aux gens qu’il croise, s’ils connaissent Bure, la réponse est non. Avec son livre, il met sa notoriété à disposition pour faire encore mieux connaître le projet. Il aborde également la criminalisation de la résistance et la surveillance généralisée avec un militant. Se constatant „à mi-chemin du sapiens dessinateur du Pech Merle, et de celui à qui sera peut-être destiné le cadeau hautement merdique de Bure“, il réfléchit avec une sémiologue sur la difficulté de laisser un message d’alerte sur le site dangereux pendant 100.000 ans à nos lointains descendants. C’est l’occasion pour l’auteur de romans graphiques de constater que son livre aura des difficultés à „affronter les délais délirants de la poubelle nucléaire“, mais qu’il peut déjà lancer à un moins lointain descendant: „Comment ça va à Bure?
A lire
Etienne Davodeau, „Le droit du sol – Journal d’un vertige“, Futuropolis, 216 pages.
Hélène Laurain, „Partout le feu“, éditions Verdier, 160 pages.
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