„Un artiste de la saturation visuelle“ / Michel Majerus, un jalon dans l’histoire de l’art contemporain
L’art de Michel Majerus est un art des années 90, tant il est marqué par les signes visuels et les techniques de son époque qu’il s’accapare. Mais dans sa capacité à traduire son époque sur la toile et à jouer avec l’architecture, son œuvre accède à l’atemporalité, comme celle des grands noms de l’histoire de l’art.
Les vingt ans de la disparition tragique de Michel Majerus auront attesté autant que renforcé son importance majeure dans l’art contemporain. Alors que s’est achevée le 17 mars une grande rétrospective à l’ICA de Miami, le Mudam ouvre aujourd’hui une exposition qui est un des derniers maillons d’une célébration générale du natif d’Esch en Allemagne. Baptisée „Michel Majerus 2022“, elle aura vu 18 institutions muséales présenter ses œuvres au grand public.
Il est symbolique que le Luxembourg ferme ce cycle, puisque c’est là que sa vie s’est brutalement interrompue, mais aussi paradoxal, quand on se rappelle que l’artiste ne mentionnait jamais son pays d’origine – parlant tout juste d’Esch où il a étudié en Première artistique au Lycée de garçons – comme si c’était un préalable pour pouvoir se mesurer à armes égales avec les grands noms de l’histoire de l’art. „Aujourd’hui, beaucoup d’Allemands pensent d’ailleurs que Michel Majerus est allemand“, fait remarquer Christian Mosar, directeur de la Konschthal et amateur enthousiaste de l’œuvre de Michel Majerus. Et le fait que son art soit lié à la ville de Berlin, où il s’est installé à partir de 1993, à la sortie de ses études d’art à Stuttgart, excuse la méprise.
„Une peinture de pop-up“
Se plonger dans l’œuvre de Michel Majerus, c’est inévitablement s’immerger dans les années 90, une décennie charnière d’un point de vue socio-culturel, avec les bouleversements occasionnés par l’arrivée d’internet, la globalisation des échanges et d’un langage visuel commercial. Des artistes repensent les notions de création et d’originalité et dépassent l’art d’appropriation qu’est le pop art, pour aller vers une culture de l’usage des formes basée sur l’idée de partage. „Le musée comme la ville constitue un catalogue de formes, postures et d’images“, dans lequel les artistes piochent allègrement, „pour sonder le monde contemporain“. C’est ainsi que le critique d’art et curateur Nicolas Bourriaud décrivait en 2001 dans un livre éponyme le courant qu’il avait baptisé „Postproduction“, duquel Michel Majerus était le digne, sinon le seul, représentant dans le médium peinture. Il y soulignait son intégration du sampling hérité de la scène berlinoise de la techno dans sa pratique picturale, en exploitant les symboles d’emballages promotionnels.
À l’époque, Nicolas Bourriaud côtoyait Michel Majerus depuis quelques années déjà. „C’était le type le plus charmant qu’on puisse imaginer, très cool, très calme, très souriant, un vrai nounours“, se souvient-il. Leur première rencontre avait eu lieu au café Beaubourg, à la demande de Michel. C’était en 1993. „Son travail à l’époque tenait dans sa poche. Il faisait des vignettes qui contenaient déjà un peu tous les éléments de son style ultérieur, mais en format miniature. C’était assez étonnant, mais aussi extrêmement intrigant.“ Quand il le retrouva au vernissage de „Manifesta 2“ à Luxembourg cinq ans plus tard, ses œuvres étaient inversement démesurées. Nicolas Bourriaud fut conquis. Il appréciait la manière de Majerus de concevoir „ses expositions comme des vitrines ou des environnements publicitaires, organisant l’espace selon les règles du display commercial“, comme il l’écrirait plus tard. Il l’invita l’année suivante à exposer à Sète dans le cadre d’une exposition collective qui avait pour thème les flux financiers, l’année d’après à l’exposition „Négociations“ et ensuite à l’exposition inaugurale du palais de Tokyo, où il allait occuper la moitié de la grande salle avec une seule pièce. C’était fin janvier 2002. Ce fut leur dernière collaboration.
En 2012, dix ans après la disparition de Majerus dans l’accident d’avion de la Luxair du 6 novembre 2002, il avait organisé au Musée d’art contemporain de Bordeaux la première exposition monographique consacrée à Michel Majerus en France, en écho à une exposition au Kunstmuseum de Stuttgart. Dans le catalogue d’exposition, il avait écrit qu’„entre la causticité d’un Kippenberger, la puissance iconique du pop art et l’engagement existentiel d’un Basquiat, l’art de Majerus ne tranche jamais. Il arrive à faire tenir ensemble ces éléments hétérogènes en une sorte de suspension critique afin de nous donner à voir les différentes dimensions du monde capitaliste, de l’agressivité visuelle jusqu’à la poésie populaire, en passant par l’aliénation et la colère.“
Le critique d’art y constatait également que l’internet a eu dans l’art le même impact qu’avait eu, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’arrivée de la photo, à la différence que les artistes, en réaction à la nouveauté, plutôt que de sortir de leur atelier comme les Impressionnistes, y étaient cette fois rentrés, mettant à profit les moyens techniques de duplication et de numérisation. Onze ans plus tard, Nicolas Bourriaud reste convaincu par l’importance de l’art de Michel Majerus. „Le temps m’a permis de voir à quel point son œuvre était importante et avant-courrière. Il était un peu le seul à réinvestir le médium de la peinture pour parler de l’univers urbain. Il a été influencé par internet avant tout le monde. C’est une peinture de pop-up, qui intègre l’univers visuel d’internet et souligne la manière dont on est complètement encerclé par des marques, des publicités, des images éphémères. Si on regarde les dates: en 2000, 2001, 2002, la peinture contemporaine était encore assez loin de cela.“
„Le temps m’a permis de voir à quel point son œuvre était importante et avant-courrière. Il était un peu le seul à réinvestir le médium de la peinture pour parler de l’univers urbain. Il a été influencé par internet avant tout le monde.critique d’art et curateur d’art contemporain
Rendez-vous manqué
Christian Mosar se souvient de la panique qui a saisi le monde culturel dans les mois qui suivirent la disparition de l’artiste luxembourgeois fin 2002. „Je ne dirais pas qu’on a raté Majerus au Luxembourg, mais quand il est décédé, il n’y avait quasiment rien dans les collections publiques.“ Or, „Manifesta 2“, première véritable rencontre entre l’œuvre de Michel Majerus et son pays de naissance, aurait été une occasion en or. Lors de la deuxième édition de cette biennale itinérante, une de ses œuvres „yet sometimes what is read successfully, stops us with its meaning“, était exposée à l’Utopolis, posée derrière le comptoir à pop-corn, en haut des escaliers. La capitale manquait à l’époque d’espaces d’exposition. Le Casino était pris. Le Mudam n’existait pas encore – son avenir était même sur la sellette. L’idée d’exposer une telle œuvre reprenant une basket américaine à l’intérieur d’une salle de cinéma, au contact du public, faisait sens.
D’un point de vue artistique, faire entrer une basket dans l’art contemporain relevait d’un iconoclasme qui fait la marque de Michel Majerus, comme lorsqu’en 1992 il avait écrit un „Fuck“ à chacun de ses maîtres sur une toile emblématique. „Ce n’est pas du punk, mais l’attitude chez lui est très importante. Il était un peu renfermé, mais son art très extroverti explose et montre tout.“ Son ancien professeur à Stuttgart, Joseph Kosuth, dit d’ailleurs de lui qu’il avait „tout pour lui: l’irrévérence, l’absence de respect pour l’autorité.“
„Cette combinaison de pictogrammes, de tableaux colorés et abstraits, et de baskets digitalisées sautant presque au visage du visiteur était suspendue en évidence au milieu de l’entrée d’un cinéma“, écrivait Ulrike Groos en 2012 en tant que directrice du Kunstmuseum Stuttgart, pour raconter sa première rencontre avec Majerus. C’était lors de ce même „Manifesta 2“ qui aura été, tout compte fait, important dans la carrière du peintre, qu’elle a appris à connaître cet artiste dont „[le] cerveau fonctionnait comme une sorte de collecteur de stimuli et d’impressions externes.“ „Michel Majerus était un enfant de l’ère virtuelle, accueillant avec curiosité ses innovations et ses potentialités visuelles, en particulier les nouveaux supports électroniques que sont l’ordinateur et l’internet, les outils de conception 3D, les jeux vidéo, les bandes dessinées, le mode de la publicité et des médias ainsi que la culture jeune avec ses logos, ses slogans, ses symboles et les codes de la culture pop“, écrivait-elle encore.
„Contraindre“ l’architecture
Pendant longtemps, ce qu’Anne Schiltz savait de l’art de Michel Majerus se résumait aussi à cette même chaussure suspendue à l’entrée du cinéma qu’elle fréquentait quand elle n’avait pas encore 20 ans. Quand Paul Kieffer lui a proposé de reprendre son idée de consacrer un documentaire à Michel Majerus, elle a un temps hésité face à la charge de travail qu’il lui faudrait supporter pour combler ses lacunes. Mais de nombreuses discussions avec des personnes qui ont fréquenté Michel Majerus lui ont permis de se familiariser avec l’artiste. Elle a décidé de concentrer son film sur un cercle proche du peintre, qui comprend ses parents, ses galeristes de la neugerriemschneider, sa compagne ou son plus proche assistant.
Ce qui intéresse Anne Schiltz, dans son travail de documentariste, qui l’a déjà vu s’intéresser à l’écrivain Roger Manderscheid ou à des compositrices, c’est le processus créatif. Avec Michel Majerus, elle a été servie. „Il ne se limitait pas, ni dans les idées, ni dans l’envergure spatiale des œuvres. Quand l’endroit d’exposition faisait 43 mètres, il faisait une œuvre de 42 mètres. Ne pas connaître de limites, d’espaces ni de ressources à l’âge qu’il avait est impressionnant“, observe-t-elle.
Il ne se limitait pas, ni dans les idées, ni dans l’envergure spatiale des œuvres. Quand l’endroit d’exposition faisait 43 mètres, il faisait une œuvre de 42 mètres. Ne pas connaître de limites d’espaces ni de ressources à l’âge qu’il avait est impressionnant.documentariste
L’habileté de Majerus à occuper l’espace et à penser la peinture en trois dimensions est aussi l’une de ses marques de fabrique soulignées fréquemment. Ulrike Groos dit de lui qu’il cherchait à „contraindre“ l’architecture. C’est ce qui intéresse Julien Hübsch, né une année (1995) qui constitue un tournant dans la carrière de Michel Majerus. „Ce qui m’a influencé le plus dans mon travail des dernières années est sa manière dont il a toujours pensé l’espace et l’architecture avec ses tableaux. Il a, à mon avis, trouvé une solution pour repenser le tableau comme objet, et non comme surface peinte en 2D.“ Il poursuit: „Ses installations comme le halfpipe à Cologne sont de superbes exemples pour intégrer l’imagerie du XXIe siècle. Pour moi, il a été aussi important pour comprendre qu’une série de tableaux peut être flexible, interchangeable, non définie et que l’artiste peut fixer les règles d’après lesquelles l’œuvre doit être perçue – et non pas le musée, le galeriste ou le public. Ça m’a donné beaucoup de confiance pour voir comment je peux monter des expositions et gérer un espace.“
Pour moi, il a été aussi important pour comprendre qu’une série de tableaux peut être flexible, interchangeable, non définie et que l’artiste peut fixer les règles d’après lesquelles l’œuvre doit être perçue – et non pas le musée, le galeriste ou le public.artiste plasticien
Julien Hübsch admire en l’artiste sa capacité à trouver sa place. „Michel Majerus est l’exemple parfait d’une position artistique qui comprenait à 100% sa position dans le calendrier de l’art contemporain du millénaire à venir“, poursuit l’artiste basé à Mayence. „Il nous montre la reproduction, les visuels digitaux qui de plus en plus font partie de notre vie quotidienne, l’aspect immersif d’un univers de motifs de publicité etc. En fait, Majerus avait compris beaucoup de choses que nous avons réalisé vingt ans plus tard.“
„Il y avait non seulement le côté reprise du pop, du monde commercial, des jeux vidéos, mais il y avait aussi, ce qu’on oublie souvent, un jeu sur la dichotomie très forte à l’époque, encore forte aujourd’hui, entre esthétique de l’Est et esthétique de l’Ouest en Allemagne“, complète Christian Mosar, en citant l’œuvre „Sozialpalast“, pour laquelle Michel Majerus avait caché la Porte de Brandebourg derrière un drap représentant une structure d’architecture RDA et recouverte de graffiti.
„Une stratégie d’artiste“
Via le Michel Majerus Estate qui gère l’héritage de l’artiste, Anne Schiltz a eu accès aux photos, mais surtout aux images que Michel Majerus tournait dans les villes pour repérer des motifs qu’il allait sampler ou pour documenter son travail. Michel Majerus a aussi légué une cinquantaine de carnets dans lesquels il note son processus créatif. Ceux de l’année 1995 ont fait l’objet d’une publication. On y lit comment Michel Majerus cherchait sa place à l’intérieur de l’histoire de l’art, et pourquoi il est parvenu à la trouver par le fait de se mettre en dialogue avec et à la hauteur de ses maîtres. „C’est quelqu’un qui avait des buts précis, une stratégie et un comportement d’artiste“, confirme Christian Mosar. „Mais il avait aussi le talent et la qualité des œuvres pour lui. Il ne suffit pas d’être ambitieux. Son œuvre était à l’époque exceptionnelle, résumait le zeitgeist d’une manière totale.“
Bien malin qui peut prétendre ce que serait devenu l’art de Michel Majerus. Mais tout le monde concède que ses facultés d’adaptation et sa curiosité l’auraient fait emprunter de nouveaux chemins. Nicolas Bourriaud conceptualise désormais l’art qui évoque les urgences écologiques qui se posent à l’ère que l’on définit désormais comme Anthropocène. Ces nouveaux questionnements semblent à première vue mettre un peu plus à distance les années 90, et le travail de Michel Majerus avec elles. Mais ses œuvres, au contraire, nous aident plutôt à faire l’archéologie de notre époque. „C’est un art qui est totalement urbain. Dans son travail, il n’y a quasiment aucune trace de vie organique, mais des éléments iconographiques urbains. Mais ce n’était pas une fatalité. Aujourd’hui, je le considérerais, dans cette problématique de l’Anthropocène, comme le peintre qui nous a montré le degré de saturation visuelle à laquelle on est soumis dans les grandes villes. C’est un artiste de la saturation.“
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