Comprendre les émeutes en France / „Une forte politisation par le bas“
Dans „Les quartiers (im)populaires ne sont pas des déserts politiques“, sorti en début d’année, le sociologue Eric Marlière souligne la dimension politique des émeutes, comme celle des actes d’incivilité plus quotidiens.
On ne peut qualifier le livre d’Eric Marlière d’opportuniste, puisqu’il est sorti avant les émeutes, ni de visionnaire, puisque cette forme de rébellion appartient depuis 40 ans à un registre d’actions faites pour briser le silence. En 200 pages, son ouvrage „Les quartiers (im)populaires ne sont pas des déserts politiques“ rappelle le très profond travail de terrain que les sciences humaines ont réalisé depuis quatre décennies et encore davantage depuis les émeutes de 2005 pour faire comprendre au monde politique et à la société les rapports de force et de domination qui font la réalité des banlieues. Malheureusement, comme les sujets de leurs études, les sociologues et anthropologues qui s’intéressent à la banlieue peinent, eux aussi, à accéder à la parole, au débat public.
Là où d’aucuns ne veulent voir que voyoucratie en actes, au contraire, les jeunes habitants des quartiers constituent bien des acteurs politiques qu’il va falloir en fin écoutersociologue
Instrumentalisés
„Les quartiers sont très médiatisés, peu problématisés“, constate Eric Marlière en introduction de son livre. On peut en dire de même des émeutes qui ont fait suite à l’homicide présumé de Nahel par un policier et qui furent traités comme des faits divers, pour faire diversion – pour reprendre les paroles de Pierre Bourdieu dans „Sur la télévision“ – quant aux réelles causes d’un embrasement si soudain qui a touché tous les quartiers populaires de France. Lorsque la nouvelle de la mort de Nahel fut connue, les jeunes gens des quartiers populaires n’avaient pas mal à s’identifier à lui. „Je pense que toute personne ayant connu un contrôle au faciès s’est sentie concernée par cet événement“, témoigne par exemple Amine, sur l’excellent Bondy Blog. „Là où d’aucuns ne veulent voir que voyoucratie en actes, au contraire, les jeunes habitants des quartiers constituent bien des acteurs politiques qu’il va falloir en fin écouter“, estime Eric Malière.
En fait de criminalité, c’est d’action politique qu’il faudrait parler, poursuit-il. Pour le sociologue, les émeutes sont des actes politiques, tout comme la délinquance et les incivilités sont des modes ordinaires de revendication et de protestation dans les quartiers populaires. Cela fait des banlieues des zones éminemment politisées plutôt que très criminelles. L’abstention est à mettre sur le compte non d’une indifférence, mais d’une „forte politisation par le bas“. Elle invite „à repenser, d’une part, les institutions, et, d’autre part, la manière dont le personnel politique fait de la politique“. La politique au mieux a profité des jeunes des banlieues, qui sont restés à l’écart des situations réelles de pouvoir depuis la marche civique de 1983 à aujourd’hui. Elle a aussi joué la confrontation sur le terrain entre jeunes de banlieue et forces de l’ordre. „Les relations jeunes/police sont instrumentalisées à partir d’enjeux qui dépassent les uns et les autres, qu’il s’agisse de la criminalisation des ‚jeunes des banlieues’ ou des contraintes qui pèsent sur les fonctionnaires (obligation de résultat, politique du chiffre, manque de moyens ou d’équipements)“, comme le constatait le sociologue Michel Kokoreff en 2008.
L’égalité déçue
„La majorité des révoltés ou des rebelles rencontrés sur le terrain manifeste une colère à l’égard des institutions républicaines dans la mesure où ils en ont intériorisé les valeurs démocratiques, mais s’en estiment lésés“, poursuit Eric Marlière. „La haine de la France est un slogan médiatique en réalité complètement diffus qui ne veut absolument rien dire et se concrétise plutôt au quotidien par un ressentiment envers les politiques, les policiers, les professeurs, les agents de l’Etat ou des collectivités territoriales, les élites politiques ou économiques perçues comme corrompues ou malveillantes, bref des fonctions qui sont censées régenter le cadre de vie des personnes rencontrées.“
Ils ont intériorisé une capacité à mobiliser une violence certaine en raison d’une socialisation spécifique produite par les rapports sociaux difficiles dans les espaces résidentiels de quartier, nourrie par les effets du racisme ordinaire et des discriminations multiples. Mais la radicalité qui s’exprime est aussi celle d’une génération qui a observé la précédente faire du surplace. „Les nouvelles classes d’âge des quartiers ont intériorisé les tensions entre leurs ainés et les institutions, ce qui a plutôt renforcé leur colère et leur rage dans leurs rapports avec les institutions“, note Eric Marlière.
Une „agression symbolique“
L’émeute est „un mouvement primitif“ dépourvu d’idéologie et de règles, visant à provoquer une réaction ou des réformes de la part des institutions. Il permet de stopper momentanément un système qui tourne sans vous et se passe de votre existence depuis des années. Mais c’est un répertoire banni par la société. C’est ce qui explique l’incompréhension vis-à-vis des destructions telles que l’incendie de la médiathèque de Metz-Borny. Pourtant, le sociologue Denis Merklen, en 2013, a écrit une somme baptisée „Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques?“. Il y démontrait que „la présence de ces institutions est appréhendée comme une occupation étrangère légitimant une culture – celle des dominants qui ont rejeté ou relégué socialement ceux qui les incendient – et un ‚savoir être’ qui, directement ou implicitement, condamne les pratiques sociales et les modes de vie de ces jeunes, voire ceux de leurs parents“.
[La bibliothèque] est opportunité offerte et en même temps emblème d’un groupe social qui rappelle jusqu’à la provocation l’ignorance de tous ceux qui la regardent de loin sans pouvoir y entrersociologue
Ramenée de l’extérieur, la bibliothèque est „une agression symbolique“ du fait des règlements qu’elle instaure et des références culturelles qu’elle érige. Elle est „opportunité offerte et en même temps emblème d’un groupe social qui rappelle jusqu’à la provocation l’ignorance de tous ceux qui la regardent de loin sans pouvoir y entrer“. Les brûler est alors „un acte de défiance face à la culture des classes dominantes et des institutions de la part des jeunes et des habitants et le résultat de rapports quotidiens faits de tension et de conflits entre jeunes adultes et les agents de bibliothèque“.
Denis Lapeyronnie, pour sa part, estime que les destructions d’écoles ne peuvent être vues comme un acte de violence gratuit, mais expriment „le sentiment de revanche contre une institution qui les a humiliés et surtout exclus“, tandis que l’institution scolaire joue un rôle d’arbitre dans la sélection sociale des jeunes.
L’incompréhension de la population qui ne vit pas dans les banlieues est aussi liée à une incapacité de s’imaginer les discriminations continues auxquelles sont exposées les classes populaires. Celles-ci sont d’autant plus fréquentes que la vie et l’avenir des individus et familles „se jouent au contact d’une myriade d’institutions auxquelles ils se frottent jour après jour“, pour le dire avec les mots de Denis Merklen.
Cité par Marlière, l’anthropologue Alain Bertho inscrit, pour sa part, les émeutes des quartiers populaires dans „un mouvement général, voire mondial opposé à un système capitaliste, oligarchique et autoritaire, perçu comme de plus en plus inique par une partie des jeunes des milieux populaires“. Et c’est dans les quartiers populaires que l’on ressent le plus violemment les effets du capitalisme financier. „C’est plutôt l’offre politique, proposée par nos institutions démocratiques en réponse aux souffrances et aux injustices subies par les différentes générations de jeunes des quartiers qui apparaît bel et bien comme désertique“, conclue Eric Marlière dans un ouvrage qu’il faudrait mettre entre les mains du personnel politique.
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