Biennale / Venise à l’heure décoloniale
La Biennale de Venise échappe rarement aux grands questionnements contemporains, ne serait-ce qu’avec quelques années de retard. L’actuelle édition démontre que le mouvement de décolonisation des musées touche les pavillons de nombreux pays occidentaux. Le pavillon néerlandais propose le concept le plus conséquent et abouti, au départ d’une ancienne plantation congolaise.
L’édition de la Biennale de Venise 2024 a une force symbolique indéniable puisque c’est sans doute la dernière avant ce qui s’annonce comme la reprise en main de la manifestation par la présidente du conseil d’extrême-droite, Giorgia Meloni, depuis la nomination, à l’automne dernier, d’un intellectuel qui lui est proche, Pietrangelo Buttafuoco, à la présidence de la Biennale. En prenant pour thème de la biennale le „Tous étrangers“ de Claire Fontaine, l’actuel commissaire, le Brésilien Adriano Pedrosa, a posé un acte de résistance.
Le pavillon polonais prouve que les reprises en main ne se font pas seulement dans un sens. Et qu’elles ne sont pas toujours malheureuses. Lorsque le libéral Donald Tusk a emporté les élections en 2023, le projet du parti nationaliste délogé du pouvoir a été censuré, pour être remplacé par un projet détonnant, baptisé „Repeat after me“. Le dispositif est simple: de part et d’autre de la grande salle plongée dans le noir figure un grand écran, devant chacun desquels sont dressées d’abord une rangée de micros, puis des rangées de chaises. A tour de rôle apparaissent à l’image, des réfugiés ukrainiens captés dans leur nouvel environnement. On ne saura pas ce qu’ils pensent de l’agresseur russe, mais comment la guerre est toujours présente dans leur tête. L’un après l’autre, il ou elle imite le bruit d’une arme russe, sorte de chant d’oiseau de mauvais augure, qui résonne encore dans leurs têtes. Leur imitation est accompagnée de descriptions techniques sur le pouvoir de destruction de ces engins de mort. Elle est sous-titrée et, après plusieurs répétitions, c’est au public, à la manière d’un karaoké, de reproduire le son et de ressentir physiquement, d’une manière aussi infime soit-elle, ce que la guerre fait à l’être humain.
Un long processus
L’exposition internationale, répartie entre les deux grands sites de la biennale que sont les giardini et l’arsenal, propose un florilège de 331 artistes qui incarnent à leur manière la thématique, qu’ils soient de l’hémisphère sud, qu’ils utilisent des arts boudés comme le textile, que ce soit des communautés indigènes. Si les pavillons nationaux sont moins tenus par le thème, qu’ils ne connaissent souvent pas encore quand ils préparent leurs projets, beaucoup s’y inscrivent parfaitement, en apportant leur contribution au mouvement de décolonisation de l’art contemporain.
Il y a un acte qui relève du soft power dans la manière dont un pays choisit de se présenter dans ce qui reste une compétition. Et beaucoup de pays ayant un passé colonial ont décidé de faire place au mouvement irrésistible de décolonisation des esprits et des musées. Les spécificités de la Biennale s’y prêtent bien. Sa topographie et son fonctionnement restent inversement inégalitaires aux thèmes progressistes proposés. Tous les pavillons n’ont pas les mêmes budgets ni ne disposent d’une exposition similaire. Les pays historiquement dominants profitent de leur pavillon dans les giardini. C’est un juste retour des choses d’en faire profiter à des artistes et à des thématiques minorés. La France, les Etats-Unis, la Suisse, l’Espagne, l’Australie, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas, pour ne citer qu’elles, s’inscrivent dans cette démarche. Le projet bolivien, installé dans le pavillon russe, est pour sa part curaté par la ministre de la Culture, de la décolonisation et de la dépatriarcalisation, elle-même d’origine quechua.
L’exposition internationale laisse une large place à ces questionnements. L’artiste portoricain Pablo Delano propose „The museum of the old colony“, une installation conceptuelle basée sur du matériel archivistique pour examiner la persistance des structures coloniales sur l’île des Caraïbes, qui a subi cinq siècles de domination coloniale, et un statut de soumission aux Etats-Unis. Le titre fait ironiquement référence à la complicité des musées et à la marque d’une boisson américaine populaire à Porto Rico pour mettre en évidence la manière dont la domination américaine plonge ses racines dans l’exploitation coloniale.
Le projet le plus conséquent et le plus abouti sous cet aspect parmi les pavillons nationaux est celui porté par les Pays-Bas. En 2022, ils avaient fait le choix de s’éloigner des jardins, pour s’installer à trois quarts d’heure de trajet de là, dans la petite église de la Miséricorde, convaincu que ceux qui auraient fait l’effort de s’y rendre avaient davantage de chances d’écouter le film de Melanie Bonajo dans l’entièreté de ses 45 minutes, que s’ils le découvraient dans les giardini où l’offre est telle qu’elle n’est souvent que survolée. Cette fois-ci, ils ont réinvesti leur pavillon situé en bonne place dans les giardini pour mieux l’abandonner à des artistes et une communauté sous-représentés dans l’art contemporain. Tandis que les Belges, dans le pavillon voisin, cultivent leur image de bons vivants en revisitant les carnavals et le Luxembourg propose une plate-forme pour un contenu non directement identifiable, les Pays-Bas ont laissé leur pavillon au Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Congolaise (CATPC) pour une exposition partie d’un projet total. „Pour la première fois dans l’histoire de la Biennale de Venezia, une communauté qui vit et travaille sur une ancienne plantation qui, pendant plus d’un siècle, a contribué à financer les musées européens (souvent les bâtiments eux-mêmes) représente et parle pour elle-même depuis la scène internationale du pavillon néerlandais“, clament les organisateurs.
Les artistes qui s’expriment dans le pavillon néerlandais ne sont pas des migrants, mais des artistes issus de communautés engagées pour soigner leur sol après des siècles de colonisation et d’exploitation. Ce sont des descendants de populations déplacées pour travailler de manière forcée sur les plantations d’huile de palme que la société anglo-néerlandaise Unilever a créé en lieu et place de forêts, au début du XXe siècle, à Lusanga, dans ce qui était alors le Congo belge.
C’est l’artiste Renzo Martens qui les a invités. C’est l’aboutissement d’un long processus de création et de réflexion, qui commence en 2009 notamment, quand le créateur néerlandais a commencé sur place un travail de critique de l’exploitation des populations et des ressources naturelles au Congo. Il avait notamment tenté d’incarner le capitalisme dans un film ironique, „Enjoy Poverty“ (2009), dans lequel il expliquait aux gens comment profiter de la pauvreté. Il avait ensuite développé une critique sur la manière dont les musées furent originellement constitués et financés par l’exploitation coloniale. Cela l’a amené à imaginer et réaliser la création d’un white cube au milieu de la communauté, en développant le concept de gentrification inversée. Ce n’était qu’une partie seulement du rêve de postplantation qu’il a façonné avec l’ancien directeur de Greenpeace au Congo, René Ngongo. Ce développement, dont l’exposition à la Biennale de Venise constitue une nouvelle étape, naît de la réflexion de l’artiste néerlandais sur les limites de sa pratique et du peu de retombées de ses activités pour les communautés locales.
C’est ainsi qu’il a décidé que son rôle devait évoluer vers celui de médiateur et que les communautés locales devaient fournir les œuvres d’art. La communauté a procédé à un rituel sacré pour entériner le changement de statut de l’artiste. Les artistes congolais n’ont aucun souci à participer au marché de l’art et à vendre leurs œuvres, puisqu’avec l’argent reçu, ils achètent les terres des anciennes plantations. Ils ont pour l’heure racheté 200 hectares des terres confisquées en 1911 par Unilever et ses filiales. Ils les ont remis en culture, plantant des acacias pour la couverture végétale, du manioc et des arbres fruitiers, pour l’alimentation de base. Ils produisent de l’électricité à partir de panneaux solaires. Ils appellent ce processus post-plantation : un effort global visant à régénérer la forêt tropicale et à instaurer une économie durable.
L’artiste néerlandais les aide à vendre leurs œuvres. Leur collaboration a aussi permis, dans la perspective de Venise, à la communauté d’obtenir la restitution temporaire d’une sculpture emblématique détenue par le Virginia Museum of Fine Arts. Baptisée „Bolot“, elle fut originellement façonnée pour capturer l’esprit diabolique de l’administrateur colonial Maximilien Balot, tué en 1931 durant la révolte contre les colonisateurs belges et les propriétaires de plantation anglo-néerlandais. La statue avait été achetée par un collectionneur américain dans les années 70 puis vendu au musée. Objet de préservation et d’étude au musée, elle est considérée comme une statue d’usage, par sa fonction spirituelle, dans sa communauté d’origine.
A son retour, la statue a d’ailleurs été bénie lors d’un rituel cérémonial par des personnalités de la région, des chefs locaux, des travailleurs des plantations, des enfants et des animaux. La statue peut de nouveau contribuer à la protection de la forêt et de la communauté de Lusanga. Un film tourné lors du retour de la statue est projeté à Venise, tandis que la statue elle-même y est symboliquement présente par la vidéo. La communauté a aussi obtenu que désormais la statue serait considérée comme un prêt temporaire aux musées, à laquelle la communauté peut mettre fin dès lors qu’elle a besoin de la statue.
Nouvelles narrations
Dans le pavillon de Venise sont exposées une quinzaine de sculptures réalisées par les membres du Cercle d’art. Elles développent une nouvelle narration, notamment au sujet du rôle des musées dans la formation du régime de goût et des sens, et de leur financement par l’exploitation coloniale, notamment pour ce qui est du Tate Modern à Londres, du Stedelijk à Amsterdam ou du Museum Ludwig à Cologne. Le catalogue de l’exposition cite notamment la famille Van Eghen qui s’est enrichie avec le cacao, le café et le tabac en Indonésie et sont les bienfaiteurs du musée Stedelijk. Ils citent aussi la prestigieuse série Unilever au Tate Modern.
La violence symbolique est d’autant plus grande qu’on ne donne pas la parole dans ces musées aux populations grâce auxquelles ils ont pu être constitués. „Si ceux qui travaillent dans les plantations aujourd’hui se retrouvent sujets de discours critique ou d’expositions à la mode, ils ont rarement voire jamais l’opportunité d’en être les auteurs ou les bénéficiaires directs“, note le pavillon. Or, tant que les communautés de travailleurs de plantation ne sont pas reconnues comme co-financiers, co-bénéficiaires, co-propriétaires et co-auteurs du musée, aucun musée ne pourra prétendre être véritablement engagé dans la critique institutionnelle ou la justice sociale, considèrent les curateurs.
Le white cube, que Renzo Martens a créé en 2017 à Lusanga, est devenu entre temps „un lieu de responsabilité“ pour la communauté. Il n’a pas apporté le capital, la visibilité et la légitimité dans le monde de l’art espérés par l’artiste. En 2023, le lieu est passé en jugement devant toute la communauté. Le verdict est représenté dans le film „Le jugement du white cube“ (2023). Le white cube, représentant tous les white cube à travers le monde, a été déclaré coupable et condamné à réparer les vies de ceux qu’il a blessés.
Le Cercle d’Art des Travailleurs de Plantation Agricole espère que le processus de réconciliation initié par le procès déclenchera un effet d’entraînement dans le monde entier. Le white cube à Lusanga est jumelé avec le pavillon néerlandais et „par cette connexion des mondes … le sacré traverse lui aussi le côté non sacré pour guérir la partie contaminée de l’esprit capitaliste“, selon un des leaders du Cercle d’art, Tamasala. Une diffusion en direct entre les deux espaces, également, „joue un rôle particulièrement significatif pour l’ensemble de la communauté de la plantation, qui manque de visa, de temps et de moyens pour se rendre à Venise“.
Le cercle d’art définit l’art comme une force vivante née d’une terre sacrée et la création artistique comme une empreinte sacrée. Les membres du CATPC créent „des objets remplis d’intention en tant que vaisseaux de mémoire culturelle et de protection communautaire“. Les sculptures créées pour la biennale sont faites originellement en argile provenant de forêts anciennes ayant survécu autour de Lusanga. Des modèles 3D y sont réalisés puis imprimés à Amsterdam, munis d’une couche de silicone autour pour créer un moule flexible. Du cacao mélangé avec de l’huile de palme et du sucre, matières aisément disponibles au port d’Amsterdam, sont coulés dans le moule.
Le Mvuyu libérateur créé par Blaise Mandefu en 2023 symbolise un oiseau viril qui croque les musées cubes blancs à travers le monde, pour libérer l’énergie qu’ils contiennent et décoloniser les plantations. „Travail forcé“ (2020) représente „le monde occidental civilisé“ en cochon ingrat, qui se nourrit du panier d’une jeune fille qui n’a pas assez pour manger. „Ange monnaie“ représente un „esprit qui creuse les inégalités et alimente le capitalisme colonialiste“. Des pièces de monnaie recouvrent son corps pour signifier son influence sur l’humanité. „Bailleurs de fonds fou“ montre un taureau, symbolisant les œuvres sacrées qui ont „été pillées et emprisonnées dans les institutions artistiques“. Celui qui monte le taureau représente le pouvoir des institutions qui peinent à cerner le problème.
Si ces sculptures parlent du passé et de l’impact de l’Occident sur le Sud et veulent donner une présence eux esprits des ancêtres, d’autres veulent dessiner un futur possiblement radieux, dans lequel la communauté décide de son développement. C’est le cas de „Naissance merveilleuse“ (2023). La sculpture représente une femme assise sur le tronc d’un palmier abattu. Elle tient une graine dans une main et fait un geste de l’autre pour que le monde s’arrête, ou de „Germoir“, statue d’un homme qui donne des semences où qu’il aille. „Les histoires racontées sèment de nouvelles fictions d’un monde meilleur, un monde qui offre un cadre actif et éthique pour remédier à la violence et favoriser des relations plus justes entre les gens et avec la planète“, dit le collectif. Le bassin du fleuve Congo est actuellement le plus grand puits de carbone sur Terre. Reboiser ses étendues de terres appauvries est donc vital pour la santé de la planète. Si la Biennale de Venise peut y contribuer, elle n’aura pas été inutile.
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