Au Grand Théâtre / „Vénus anatomique“ de Sarah Baltzinger: Poupées de cire, poupées de soi
Dans sa nouvelle chorégraphie, Sarah Baltzinger interroge sur le sort réservé aux corps des femmes, en partant du cas des vénus anatomiques, invention troublante du XVIIIe siècle.
Certes, les vénus anatomiques ont certainement permis des avancées médicales, qui ont facilité la vie quotidienne des femmes. Mais pourquoi diable ces mannequins, grandeur nature, en cire, inventés par Clemente Susini au XVIIIe siècle, sur lesquels les futurs médecins et parfois le public apprenaient l’anatomie, devaient porter des bijoux, de belles coiffures et prendre une posture lascive. Les mannequins masculins n’étaient pas aussi apprêtés. „Quand je les ai découvertes, j’étais assez choquée et fascinée par ces corps“, confie la chorégraphe Sarah Balzinger. „Je trouvais l’objet particulier dans sa présentation. C’était une représentation du corps féminin hyper érotisé, morbide.“
La rencontre avec les vénus anatomiques qui donnent leur nom à sa nouvelle chorégraphie s’est faite lors de recherches durant une résidence artistique à Annonay (France). Sarah Baltzinger savait en prenant ses quartiers en Ardèche qu’elle voulait aborder la thématique du féminin, mais ignorait encore comment. La lecture du „dictionnaire fou du corps“ lui a fait trouver le chemin de „cette figure métaphorique parfaite pour venir parler de l’idée de confiscation du corps féminin“. Au mois d’avril, la contemplation de quelques exemplaires de Vénus originelles à la Fondation Prada lui ont fait découvrir qu’elles étaient „un peu plus bibliques, moins vulgarisées“. Mais l’honneur n’était pas sauvé pour autant.
Soucieuse d’approche complexe, Sarah Baltzinger aimait d’autant plus que les regards que l’on peut porter sur ces silhouettes troublantes soient divers et variés. „Tout dépend du contexte dans lequel on se place. Cela provoque la fascination et/ou le dégoût. C’est un objet qui dans toute son ambivalence interpelle et ne laisse pas indifférent.“ Pour fabriquer ces vénus anatomiques, il fallait souvent 200 cadavres féminins. Et ceux-ci étaient prélevés parmi les restes de la frange la plus précaire, dans la fosse commune. La Vénus anatomique raconte aussi l’histoire de l’appropriation des corps, du consentement, le passage de sujet à objet. Bref, elle signifie beaucoup.
En soi, on a voulu aussi montrer l’étrangeté de l’objet, son ambivalence. Notre intérêt était de ne pas sexualiser le corps féminin tout en offrant au regardeur des corps de chair, de cire, de faux corpschorégraphe
Jeux de regard
Dans „Vénus anatomique“, cinq danseuses se retrouvent immergées dans une scène qui oscille entre l’absurde et l’horrible, où elles sont en cours de transformation en vénus anatomiques. Pour signifier ce changement de statut, on les vêtit de plastrons qui sont des reproductions de corps nus réalisées par l’artiste plasticienne Manuela Benaim. Ces femmes sur scène sont ainsi dépossédées de leurs corps, par ces métaphores siliconées des injonctions faites aux femmes. Leurs mouvements sont transformés, corsetées qu’elles sont dans ces pastiches lourds et bruyants. „En soi, on a voulu aussi montrer l’étrangeté de l’objet, son ambivalence. Notre intérêt était de ne pas sexualiser le corps féminin tout en offrant au regardeur des corps de chair, de cire, de faux corps“, confie Sarah Baltzinger.
Le but est de provoquer le pas de côté d’où naissent les questionnements. „Ce qui nous intéresse plutôt que de venir dire, résoudre ou définir quelque chose, car en soi, je trouve que c’est très complexe à faire, est d’interroger.“ Ce n’est pas pour autant une pièce neutre, comme on l’admet aisément à la chorégraphe: „Mon objectif était quelque chose qui parle d’intimité et de la complexité de faire existence aujourd’hui avec nos corps de femmes. C’est féminin, mais c’est aussi indéniablement féministe. Et c’est nécessaire, et vital et urgent. En vrai, ce n’est pas possible de ne pas l’être si on réfléchit deux secondes.“
Il ne faut pas non plus le réduire à quelconque manifeste. Il ne s’agissait pas de faire le récit d’une libération, tant la résilience se construit sur un temps long. C’est un travail polysémique. C’est aussi dur, drôle et touchant. „Quand choc ou trauma est fait à l’encontre du corps de la femme, c’est un travail de longue haleine pour vivre ça. On a voulu montrer la complexité du procédé inhérent à chaque vie intérieure. C’est la transition entre ce qui est rendu visible et ce qui ne l’est pas.“ Sarah Baltzinger est partisane d’une danse qui révèle …
Amandine Truffy le sait bien. „Vénus anatomique“ est la troisième pièce pour laquelle elle accompagne Sarah Baltzinger comme dramaturge. „Il y a une identité qu’elle saisit de plus en plus, qu’elle aide aussi à affirmer, à ciseler. Ça fait partie d’une recherche qu’on mène, dans la continuité de plusieurs projets, autour du corps marionettique, du corps mécanique, qui vient rencontrer des éléments de plateaux, des matières“, détaille la chorégraphe. Dans le cas de cette pièce, la matière, ce sont les plastrons et les cheveux. „On travaille aussi sur l’espace, sur les relations interpersonnelles entre les interprètes“, poursuit-elle. „Il y a un enjeu de corps en premier lieu, mais aussi un enjeu de théâtralité, corporelle, sur des choses qui sont de l’ordre de situations, de rencontres, d’une évolution, d’une trajectoire. On a envie que quelque chose fasse sens.“
Ce n’est pas du théâtre-danse, car la pièce est très dansée, mais il y a aussi une théâtralité. „Pour nous, la dramaturgie est l’enjeu fondamental de nos projets. La forme découle de la dramaturgie“, dit-elle. C’est le cas aussi dans son duo avec Isaïah Wilson. Intitulé „Megastructure“, lauréat du prix le plus important au festival de duos de danse de Rotterdam, il devrait l’occuper bientôt beaucoup. En attendant, après un passage le 5 et 6 décembre au Grand Théâtre de Luxembourg et avant un futur arrêt à Dudelange le 24 mars, „Vénus anatomique“ va tourner également en Suède, en Allemagne et aux Pays-Bas.
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