Exposition / „Wang Bing: memories“ au Cercle Cité: Sans commentaire
Invité spécial du LuxFilmFest (29 février-10 mars), Wang Bing était déjà au Luxembourg la semaine dernière, pour présenter une exposition consacrée à son œuvre documentaire monumentale au Ratskeller du Cercle Cité.
Depuis de longues années, l’espace d’exposition de la ville, le Ratskeller, accompagne le festival de cinéma de la ville, le LuxFilmFest, par une exposition en lien avec le septième art. Ces dernières années, on avait entre autres pu y contempler „Le livre d’heures“ de Suzan Noesen, une exposition sur les décors de cinéma ou encore, plus récemment, les œuvres plastiques et non moins étranges de David Lynch. Cette fois-ci, le Ratskeller pousse le concept encore plus loin en faisant entrer dans l’exposition des films d’un des réalisateurs présents sur le festival: Wang Bing. Le documentariste chinois y présentera le 1ᵉʳ mars son film „Jeunesse (Printemps)“, coproduit avec la société de production luxembourgeoise „Les films fauves“, en lice au dernier festival de Cannes et dans lequel il suit de jeunes ouvriers du textile pendant trois heures et trente minutes. Une masterclass le lendemain autour de son travail sera animée par Nicolas Thévenin, enseignant en cinéma et directeur de la revue Répliques, tandis qu’une rétrospective de son œuvre se tiendra à la Cinémathèque durant le mois de mars 2024.
La galerie d’exposition n’a pas peur de la concurrence. Elle a, en pareils cas, des atouts à faire valoir sur la salle de cinéma. On peut s’y rendre plusieurs fois à moindres frais (l’entrée est gratuite) et découvrir par extraits, le cinéma documentaire de Wang Bing. Cela s’y prête bien. „Quand on présente l’œuvre de Wang Bing qui peut être très intime et dans la confrontation, avec des sujets extrêmement humains ou douloureux, c’est une autonomie qui est importante à proposer à nos spectateurs“, explique à propos la commissaire d’exposition et directrice des lieux, Anastasia Chaguidouline. On pourra toujours objecter que si on peut effectivement sortir plus facilement d’une galerie d’exposition que d’une salle de cinéma, y pénétrer est inversement plus compliqué. Et l’entrée du Ratskeller n’est pas vraiment faite pour vaincre la peur du seuil.
Scénographie minimaliste
„Le cinéma de Wang Bing est un travail d’observateur, de naturaliste. C’est du documentaire sans commentaire, et qui, en ce sens, se détache du journalisme“, avance la commissaire d’exposition. „Le commentaire est l’expérience devant l’œuvre de manière directe et intime.“ Il est dans le choix du sujet, plutôt que dans la manière de le déployer sous les yeux du spectateur.
La scénographie choisie par le Ratskeller est minimaliste pour rester fidèle à l’esprit sans filtre des compositions de Wang Bing. „On voulait avoir le contenu et la salle“, confie Anastasia Chaguidouline. „On a voulu essayer de créer le face-à-face avec le contenu du film et adopter une approche similaire à celle de Wang Bing, de ne pas se mettre entre le contenu et une réception qui devait être aussi directe que possible.“
Le Cercle Cité et Wang Bing ont identifié dans la désormais très riche filmographie du réalisateur chinois vivant à Paris, un thème, la mémoire, capable d’attirer le grand public. „Même si ce sont des histoires et des personnes géographiquement éloignées de nous, elles sont très proches de nous, car parlent de termes universels: la mémoire, la mort, la famille, la maladie“, poursuit la commissaire. Ce sont quatre films sur un passé collectif (sept heures de visionnage au total), dont trois le racontent à travers le destin d’individus. La caméra de Wang Bing devient mémoire, productions d’archives alternatives à celles que le pouvoir central s’emploie à détruire méthodiquement.
Avec „Traces“, il tente de pallier l’absence d’un espace commémoratif, en lieu et place du camp de rééducation anti-droitier de Jiabiangou, situé dans le désert de Gobi. C’est une première œuvre, initiée en 2005, qui correspond à une époque de grande incertitude, comme le rappelait Wang Bing présent pour l’inauguration de l’exposition. „Quand je suis arrivé là, je n’avais pas l’intention de faire un film, mais quand j’ai vu le lieu, j’ai pensé utiliser les matériaux que j’avais“, a-t-il expliqué. „C’est une œuvre d’autodidacte, d’observateur solitaire, qui quête les traces du passé. J’ai senti beaucoup de stress invisible, je me suis souvent demandé pourquoi je faisais ce film et quels problèmes ça allait m’amener par la suite.“ Le documentaire offrait en fait une liberté, puisque, paradoxalement, les autorités chinoises contrôlaient bien davantage les fictions. Ce qui permet aussi à Wang Bing de pouvoir continuer à travailler en Chine est qu’il ne se pose pas en activiste politique. Il dit même détester la politique.
Jusqu’à la mort
Au début, Wang Bing ne pensait pas faire beaucoup de films mais il n’a jamais cessé de tirer le fil. Il y eut, après „Traces“, „Fengming, chronique d’une femme chinoise“ qui en est en quelque sorte la version parlante et bien plus longue (trois heures). C’est en travaillant sur „Traces“ que Wang Bing a rencontré cette épouse venue trop tard essayer de sauver son mari, avec laquelle il a décidé de faire un film, qu’on peut voir au dos de la paroi sur lequel est diffusé „Traces“. A travers l’histoire de cette ancienne jeune journaliste communiste, c’est la désillusion et la tristesse qui affleurent à l’évocation „de la campagne anti-droitière, du silence, de l’humiliation, des pensées suicidaires, de la faim imminente, de la lutte contre la mort dans les camps de rééducation par le travail“, explique le Cercle Cité dans son communiqué.
Dans la deuxième salle, ce sont deux productions plus conséquentes qui sont proposées. Dans „Mrs Fang“ (2018), Wang Bing transgresse le tabou de la mort, en filmant les dix derniers jours d’une femme qui va mourir de la maladie d’Alzheimer. Dans „Man in Black“, présenté au festival de Cannes, Wang Bing recueille le témoignage d’une vie et d’un corps marqué par la répression de la Révolution culturelle auprès du musicien Wang Xilin, exilé à Paris. Il le filme nu pour mieux montrer les traces du passé sur son corps dans un théâtre parisien, dans une scénographie et une lumière mûrement réfléchies. „Beaucoup de gens ont vécu cette expérience. Dans chaque famille on peut trouver quelqu’un qui a vécu la même époque“, explique Wang Bing. „Ils ont continué à travailler après leur expérience et ont fait beau loup d’efforts pour témoigner.“ Sa caméra fut là pour capter ces témoignages pendant qu’il en était encore temps. „Seulement à travers la mémoire on peut connaître la réalité“, dit le réalisateur chinois. C’est à un devoir de mémoire qu’invite le Ratskeller. En attendant le printemps …
Jusqu’au 14 avril 2024. Au Ratskeller, rue du Curé à Luxembourg. Entrée libre tous les jours de 11 à 19 h.
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