Théâtre / Christine Muller, comédienne et metteuse en scène: Un double regard pour mieux voir
A tout juste trente ans, Christine Muller met en scène „La visite“ au Théâtre ouvert de Luxembourg. Une nouvelle étape pour cette comédienne venue au théâtre par hasard et déterminée à s’y faire une place par le travail. Et un regard précieux.
Une commande peut s’avérer une proposition à double tranchant. Elle peut être source de déchirements si l’oeuvre ne correspond pas à la trajectoire artistique que l’artiste s’est fixée, alors qu’une carrière se construit aussi en répondant à de telles aubaines. Bien souvent, c’est une question de timing. Et dans le cas de Christine Muller, la proposition est venue au bon moment.
La directrice du Théâtre ouvert de Luxembourg (TOL), Véronique Fauconnet, savait à qui elle s’adressait quand elle a suggéré à Christine Muller de monter „La visite“ d’Anne Berest. La jeune metteuse en scène n’a pas tremblé longtemps, avant de se rendre compte qu’elle pourrait s’approprier, sans se renier, cette histoire de maternité mal vécue. Le texte est truffé d’un humour noir comme elle aime le pratiquer. Il offre aussi les moyens d’une libération. „J’étais ravie que ce soit un texte qui déculpabilisait les femmes et qui critique l’happycratie“, dit-elle.
„La visite“ est un monologue, celui d’une jeune mère, neuroscientifique de métier, qui a mis sa carrière entre parenthèses pour s’occuper de son nouveau-né. Elle est aux Etats-Unis avec son mari qu’elle a aidé à y décrocher une bourse. Ce mari est souvent absent et l’épouse est isolée, loin de sa famille, venue au moment le moins utile, celui de l’accouchement, et désormais repartie. La jeune mère doit surmonter sa détresse, son impression de nullité et sa culpabilité de trouver qu’être mère n’est pas la plus belle chose au monde comme on le lui avait fait miroiter. Elle devra comprendre que sa souffrance vient des injonctions qu’on lui impose et qu’elle doit accepter ses failles.
L’art de la révolte
Le sacrifice a ce double caractère, „terrible et beau“, qui pose des questions qu’il est nécessaire d’aborder. „Je trouve ce sujet extrêmement intéressant, car il parle à plein de gens différents, à des femmes qui ont déjà des enfants, sont objet d’injonctions et qui se trouvent ainsi déculpabilisées, ou encore, et surtout; des femmes, qui n’ont pas d’enfant parce qu’elles n’en veulent pas ou ne peuvent pas en avoir, qui peuvent voir un autre côté de la maternité qui correspond moins au discours qu’on peut entendre habituellement.“
„La visite“ est une révolte. Et s’il y a un terme qui définit ces dernières années l’oeuvre de Christine Muller, c’est bien celui-là. Il en était question dans „Cocons“, une pièce qu’elle a écrite dans le cadre du Talent Lab, qui traite des violences faites aux femmes et de leur transmission à travers les générations – d’ailleurs dans un coin de la scène pour „La visite“, elle a créé un coin des absents, où apparaissent les modèles de la mère et de la grand-mère, pour mettre l’accent sur le poids des générations. Il en est encore question de cette révolte dans la pièce à trois qu’elle écrit avec la Suissesse Diane Albasini et la Canadienne Mélissa Merlo, dans le cadre d’une triple résidence internationale, au sujet du syndrome de l’imposture.
Ce vent de révolte, c’est de son ascendance populaire qu’il souffle. Christine Muller cultive un double regard qu’elle a hérité d’une mère d’origine italienne, issue d’un milieu modeste, et d’un père au capital culturel plus élevé. Plutôt que d’en éprouver un manque, elle a appris à apprécier d’appréhender une partie des choses „de façon plus sensible qu’intellectuelle“, parce qu’elle les a vécues de près. Elle a appris à en faire un élément déterminant de sa personnalité. „C’est quelque chose que j’ai conscientisé plus tard. Pour moi, c’est une énorme richesse d’avoir ces deux regards. Ça fait ma sensibilité en tant que personne et en tant qu’artiste.“ C’est comme si, dans sa pratique artistique, elle utilisait les moyens de son père pour prolonger le combat de sa mère.
„Féministe intersectionnelle“
Christine Muller se dit féministe, et plus précisément „féministe intersectionnelle“; complète-t-elle en citant Bell Hooks. Par intersectionnelle, il ne faut pas entendre une coquetterie, mais la traduction littérale du constat que la domination masculine ne s’effectue pas de la même manière selon le milieu. „Aussi mon rapport au théâtre et la manière dont je pense le public, est très influencé par le mélange de ces deux milieux“, ajoute-t-elle. „J’ai très envie que le théâtre soit vraiment accessible à tout le monde. Ça ne me dérange pas du tout que les gens enlèvent leurs chaussures au théâtre. Ce ne doit pas être un endroit fermé avec des codes.“ D’ailleurs, Christine Muller n’en a longtemps pas eu les codes. Elle a fait connaissance avec le théâtre tardivement, à 14 ans, en suivant une amie à qui sa mère avait conseillé d’entrer au conservatoire pour parfaire sa diction. Quand, au premier cours, son enseignante, Myriam Muller, lui a demandé quelles pièces de théâtre, elle avait déjà vu, elle n’a pas su quoi répondre.
Si le théâtre ne faisait pas vraiment partie de sa vie, l’art y était omniprésent. Depuis cette expérience, sont remontés à la surface les souvenirs de pièces de théâtre pour enfants, noyés parmi ceux beaucoup plus nombreux de sorties au musée orchestrées par son père, passé par les Beaux-Arts de Liège. En remontant ce côté de son arbre généalogique on retrouve d’ailleurs trois générations plus haut une certaine Clotilde Muller-Libeski dont elle a repris le nom pour former un collectif (Libeski Kollektiv) qui a pour vocation à mener des projets pluridisciplinaires où théâtre et recherche s’entremêlent. Elle aimerait bien un jour écrire une pièce sur l’histoire de cette arrière grand-mère, autrice de films de famille techniquement audacieux dans les années 30. Ce serait l’occasion de tenter ce mélange de théâtre et cinéma qui l’attire. La diplômée en droit international public qu’elle est aimerait écrire aussi une pièce sur la guerre et la résolution des conflits. De même, elle aimerait écrire des pièces en luxembourgeois et même partir en tournée internationale avec: „Si les Flamands peuvent le faire, pourquoi pas nous?“, demande-t-elle crânement.
En attendant, avec „La visite“, elle savoure cette première expérience conséquente de mise en scène du texte d’une autre. „Ça donne beaucoup de libertés étrangement. Quand j’écris, je sais déjà plus ou moins ce que je vais en faire. Alors que là, c’est un texte vierge d’interprétation. La première fois que je l’ai lu, je me suis dit qu’il y avait beaucoup de possibilités.“ Mais cette liberté va de pair avec une responsabilité autre, celle de respecter l’oeuvre, dans sa manière de se l’approprier.
La mise en scène, c’est aussi le rapport avec les comédiens. Et avec Rosalie Maes, rencontrée sur „Songes d’une nuit“ en 2023, auquel elle a confié l’unique rôle de la pièce; elle s’est posée en metteuse en scène ouverte. „J’essaie d’être dans l’acceptation de ce qu’on propose, de ne pas fermer le sens des choses trop tôt mais d’arriver quand même avec un projet, avec une pensée“, dit cette femme très studieuse. „J’ai cette vision, cette chose que j’ai envie de partager, mais parfois, en discutant ou en laissant faire, on se rend compte que l’idée de l’autre est beaucoup mieux.“ On en déduira que cette semaine, le TOL vaut la visite.
Au TOL
La première de „La visite“ d’Anne Berest, avec Rosalie Maes, mis en scène par Christine Muller (assistée par Béatrice Paquet) a lieu jeudi 18 janvier à 20 h. Les autres séances ont lieu les vendredi 19, samedi 20, mercredi 24, jeudi 25, vendredi 26, samedi 27, mercredi 31 janvier et jeudi 1er février à 20 h, ainsi que le dimanche 28 janvier à 17 h.
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