Édition / „Feieren: Fester, Musek an Danz am Minett“: Une valse de mots et d’images
FerroForum et l’anthropologue de l’Université du Luxembourg, Laura Steil, unissent leurs forces en vue de la publication d’un ouvrage sur les dancings du Bassin minier en général, et de la „Grenz“ en particulier.
Ces deux-là étaient faits pour se rencontrer. L’anthropologue Laura Steil, de retour dans le pays de ses parents, après une thèse remarquable sur le milieu de la danse afro en région parisienne, ne pouvait passer à côté des ressources du „centre de savoir-fer“ FerroForum pour mener à bien son enquête sur les dancings de la Grenz dans les longues années 60. FerroForum ne pouvait qu’être ravi de ce providentiel et solide apport universitaire sur le terrain, l’anthropologue étant chargée à la fois de réunir des archives – des documents photographiques et des articles de journaux notamment – et d’en produire, sous la forme d’entretiens avec des témoins ou d’observation d’expériences, de réactivation de souvenirs.
Un souci de vulgarisation
Le lieu de rencontre de la démarche universitaire d’un côté et de l’ambition davantage mémorielle de FerroForum était, lui aussi, tout trouvé: le livre. FerroForum a en effet publié, en mai 2021, un premier ouvrage „Gudden Appetit“, un travail inclassable, graphiquement et textuellement très réussi, mêlant à la fois des sources, des textes et des photos, pour faire passer au grand public un peu de l’histoire industrielle et de l’apport de l’immigration. C’est en recevant un livre universitaire sur la nourriture des ouvriers que l’historien et musicien Luciano Pagliarini avait eu l’idée, avec Misch Feinen, de faire un livre de vulgarisation sur la nourriture en milieu ouvrier. „Il y avait très peu d’illustrations. C’est un livre qui nous intéressait, mais n’intéresserait pas celui qui a vécu l’histoire. On a voulu prendre le contre-pied“, témoigne l’historien.
Lorsque Laura Steil a découvert ce mélange d’anecdotes, d’analyses et de photos, elle fut emballée. „Ce qui m’avait beaucoup touché dans ce livre, c’est qu’il n’était pas linéaire. Il y a différentes entrées et différents niveaux de lecture, selon qu’on a vécu ce moment-là ou que l’on n’a aucune connexion avec lui“, confie-t-elle. Et puis, le livre mettait en avant des documents qu’on met peu en avant une fois qu’on en a épuisé les informations: les archives. „La matérialité de l’archive était valorisée à travers la manière même de faire le livre“, poursuit-elle.
Pour le chercheur soucieux de ne pas écrire que pour ses pairs, ce type d’édition est séduisant. Or, Laura Steil avait justement la hantise de livrer une restitution qui ne parle qu’à des universitaires et qui soit trop opaque pour quelqu’un qui n’a pas fait un doctorat, „et donc que ça ne parle pas au plus grand nombre et surtout à ceux et celles qui m’ont ouvert leurs archives et ont témoigné“, explique l’anthropologue. Le livre, édité avec FerroForum, sera sa manière de partager les résultats de ses recherches avec le grand public. Le livre est aussi un objet solennel, une manière de fêter la fête comme il se doit. „Ce qui est très intéressant aussi, avec les bals et les fêtes, c’est qu’ils véhiculent des souvenirs très forts pour les gens qui les ont connus, mais aussi pour les générations plus jeunes à travers les récits familiaux. Il s’agit de faire honneur à cela.“’
Du dancing à l’usine
L’incontournable Luciano Pagliarini prête son concours à la rédaction. Dans la première contribution finalisée du livre, il souligne combien la vie des dancings était intimement liée au monde du travail. „Les musiciens, le soir, étaient souvent aussi ouvriers le jour“, explique-t-il. En tant que jazzman reconnu, qui a fait ses premières armes de musicien dans les bals de Differdange au début des années 70, il est bien placé pour le savoir et pour considérer cet amateurisme comme une spécificité régionale, liée notamment à la taille du territoire. „C’est assez typique pour le Luxembourg et la Lorraine. 98% des musiciens qui jouaient les vendredi, samedi, dimanche, jouaient comme des pros, mais étaient payés au noir. Ils gagnaient plus en tant qu’amateurs. Cela arrangeait tout le monde.“ Luciano Pagliarini souligne que c’est notamment le bond d’une journée de douze heures à une journée de huit heures en 1919 qui a sinon permis, du moins généralisé cette pratique. „Avant, c’était physiquement impossible. Désormais, la plupart des gens, au lieu des huit heures de loisir qu’on leur proposait, faisaient des heures de travail en plus. C’est à partir de ce moment-là qu’il y a eu des ouvriers musiciens dans les bals“, pense-t-il savoir, même si les fanfares et les harmonies sont bien plus anciennes.
Être musicien, comme être footballeur, facilitait l’embauche et donnait des avantages en nature à l’usine. Pour cause, „la musique, sous plusieurs aspects et dans plusieurs cas, a contribué à maintenir une paix sociale souhaitée en haut lieu, garante d’un développement économique certain et continu“, note l’historien dans sa contribution. C’est pourquoi les ouvriers qui jouaient jusqu’à trois heures du matin, puis se rendaient à l’usine au petit matin, pouvaient dormir quelques heures, s’ils avaient un chef bienveillant. Cela ressemble néanmoins aux pratiques d’autonomisation ouvrière documentée en 2022 par Emmanuel Graff dans „L’usine secrète“, relève à ce propos Misch Feinen de FerroForum. „Il y avait cette solidarité en équipe de pouvoir dire, cette nuit, tu as déjà fait ton boulot, je te couvre.“
„Le Las Vegas du coin“
Laura Steil s’attachera notamment à définir la texture de ces lieux de rencontre. „On est dans des lieux avec des niveaux d’interconnaissance extrêmement élevés, où les choses ne sont pas secrètes. C’est différent des mondes où on peut se réinventer la nuit. Cela exigerait une étanchéité entre le monde de la nuit et de la journée.“ Même spatialement, il n’y avait pas d’étanchéité, puisque les ouvriers musiciens vivaient parfois au-dessus des dancings et n’avaient qu’un étage à descendre pour faire quelques heures de service après le travail.
La collecte de témoignages et documents n’est pas finie. La soirée „Feierowend“ organisée le 1ᵉʳ juillet en hommage aux bals de la Grenz a apporté son flot de nouvelles informations. „Du fait que l’on rassemble toutes les énergies. D’un coup, il y a plein de nouvelles archives qui apparaissent, et de nouvelles interviews. Il y a une sorte de deuxième vague d’interviews après la fête du mois de juillet“, explique Laura Steil. De ce fait, même si les dancings de la Grenz resteront le noyau principal, il y aura des excursions vers Differdange, Rumelange ou Dudelange.
„La Grenz était le Las Vegas du coin. Les gens venaient de partout, de Wiltz comme de la Lorraine. Il y avait une bonne dizaine de dancings. Même Luxembourg-ville n’a pas connu ça“, se souvient Luciano Pagliarini. „Il y avait des salles spécialisées pour la danse, mais aussi beaucoup de cafés ordinaires qui, à l’occasion de fêtes, se transformaient en salle de danse. À la Hiehl c’était ça.“ C’est notamment ce qu’a documenté le photographe Fred Bisenius dans les années 80.
Le fil rouge sera de traiter du bal populaire, „là où tous les couples se faisaient il y a trois générations“, note Luciano Pagliarini. „J’ai pas mal de gens de la génération de mes parents, nés dans les années 50, voire après, qui se sont rencontrés à la discothèque, qui a pris la place du dancing qui était au même endroit avant“, complète Laura Steil. „À la différence des discos, il me semble que le bal était plus intergénérationnel.“
La socialisation de la rencontre amoureuse ne se faisait pas en catimini des parents. Et c’est tout l’intérêt du projet que de le documenter.
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