Au cinéma / „House of Hummingbird“
Eun-hee, collégienne rêveuse, passe un été 1994 riche en émotions dans un pays et une société sud-coréens qui affrontent de fortes turbulences. On se laisse guider avec curiosité dans une exploration délicate d’un monde brutal.
En 2007, alors qu’elle étudie le cinéma à l’université américaine de Columbia, la réalisatrice coréenne Bora Kim fait souvent le même songe, qui la replonge dans son expérience de collégienne. Lorsqu’elle rouvre les yeux, elle est soulagée de constater que cette période de grande instabilité appartient bel et bien au passé Mais elle tire néanmoins sur le fil de ses réminiscences nocturnes pour voir ce qui s’y cache. Après un premier court métrage remarqué en 2011, „The Recorder Exam“, qui s’inspire de son expérience à l’école, elle passe sept ans à écrire le scénario et à mettre en image ce que ses fouilles dans son expérience d’adolescente ont exhumé.
Les mots face au chaos
On suit donc Eun-hee, une jeune adolescente de Séoul, durant l’été 1994. C’est l’âge des premiers baisers et des premières trahisons, l’âge aussi où l’on se permet de porter un regard sur le monde qui nous entoure. Eun-hee a le regard souvent rêveur qui s’accorde mal avec la violence et la folie qui menacent constamment son quotidien. Elle a aussi l’air souvent fatiguée, ce qui mène ses camarades de classe à laisser libre cours à leurs fantaisies déterministes. Eun-hee doit en fait aider la nuit ses parents qui tiennent un petit magasin alimentaire et triment pour pouvoir payer les études de leurs enfants. Et pour régler le loyer de leur appartement modeste d’un quartier de Séoul situé du bon côté de la rivière Han, celui de la réussite sociale.
La sœur aînée d’Eun-hee file un mauvais coton. Elle doit poursuivre ses études de l’autre côté du pont, et incarne la menace du déclassement. Eun-hee n’est pas encore à l’heure du choix de l’orientation. Elle est encore dans les classes inférieures, celles où un prof principal peut faire répéter benoîtement à ses élèves: „Je ne vais pas au karaoké mais à l’université de Tokyo“, avant de lancer un sondage de délinquance, qui est une vaste opération de délation. Or, la chanson, comme le dessin dans le cas d’Eun-hee, ou les marques pour sa meilleure amie, sont pour ces jeunes gens les moyens d’échapper à la violence d’une société très patriarcale.
Eun-hee, comme sa meilleure amie, doit encaisser les coups de son frère, à la moindre manifestation de liberté. Au frère, on passe les tabassages comme ses résultats scolaires sont pas si brillants. La violence masculine ambiante intimide, brouille les relations et pousse à la docilité des femmes, y compris de la mère, frustrée d’avoir abandonné ses rêves d’études supérieures au profit de son frère, qui n’a manifestement pas su quoi en tirer.
Le cours de l’institut de chinois auquel le père d’Eun-hee l’inscrit n’est pas seulement un avantage comparatif dans la furieuse lutte des places, c’est aussi le havre de paix et d’introspection que le foyer familial ne lui offre pas. Cela tient à la personnalité de l’enseignante, Yung-ji (Kim Sae-byuk), une femme libre et indépendante, un être qui enfin refuse de rajouter de la folie à la folie qui l’entoure. Elle cache derrière les sinogrammes, des leçons de sagesse à décrypter, à commencer par celle qui explique à l’adolescente que la méchanceté et les jugements qu’elle subit ne sont rien d’autre que de l’ignorance.
La jeune fille et son mentor partagent leurs solitudes, leurs difficultés, et surtout mettent des mots sur cette fragilité que la violence du quotidien et le silence des repas recouvrent. En voulant vivre pleinement ce qui passe pour une étrangeté, Eun-hee court le risque de décupler la colère de ceux qui n’ont pas eu le courage de suivre cette voie. Mais c’est la seule issue possible, pour ne pas sombrer dans la tiédeur de la répétition.
La fin d’un monde
Cette fiction, qui repose sur de nombreux éléments autobiographiques de la réalisatrice, est une véritable immersion dans les rues et les sentiments d’une jeune adolescente de Séoul. On se pique de curiosité pour cette expérience universelle de positionnement de la violence et de l’incohérence du monde adulte. Et le plus grand mérite en revient à l’interprétation de Park Ji-hu. Il lui faut une sensibilité aussi élevée que celle de son personnage pour savoir garder la distance qui seule permet l’étonnement et la réflexion. Son interprétation est si juste qu’on ne peut douter que Bora Kim a déniché là un grand talent que l’on reprendra plaisir à revoir (dans ses propres films peut-être).
La musique du compositeur slovène Matija Strniša nous accompagne pour sa part avec délicatesse et douceur, dans les moments de contemplation et d’édification de la jeune fille. Il indique à ce parcours initiatique et contemplatif la voie heureuse de la manière que le titre du film, en référence au colibri, affirme sa croyance dans la force de l’amour et de l’espoir.
Et pourtant cette société coréenne s’y prête mal. Cet été 1994 est ambivalent, avec l’entrée de la Corée du Sud dans la Coupe du monde de football et la mort du dictateur de la Corée du Nord, dont on ne sait s’il faut les célébrer ou les craindre. Il se finit par une tragédie effroyable, la chute du pont Songsu, qui coute la vie à 32 personnes, et leur poste au maire de Séoul ainsi qu’à plusieurs responsables administratifs qui connaissaient le danger de ce pont trop rapidement construit pour en jeter à la face du monde. A l’époque, les éditorialistes coréens y avaient vu le reflet d’une „anarchie morale“, point culminant de 40 ans de transformations du pays et d’abandon au rêve américain. Et même dans cette épreuve qui marque la fin du film et peut-être celle d’une époque, „House of Hummingbird“ arrive à trouver le chemin de la résilience.
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