Penser le coronavirus / „Il y a quelque chose de sain à prendre le risque des fake news“, dit le philosophe Pierre-Henri Castel
Tageblatt: S’agit-il, dans le cas de la pandémie en cours, du début de la fin de l’humanité, dans le sens où vous verriez déjà des préambules de la tentation du pire évoquée dans „Le Mal qui vient“? Ou, au contraire, pourrait-il s’agir d’un mal pour un bien, avec la mise à nu de rapports de force, mais aussi le renforcement de la solidarité et une redéfinition des besoins essentiels qui pourraient conduire à des transformations salutaires?
Pierre-Henri Castel: Il est sûr qu’il serait facile de voir dans les événements une confirmation de la prophétie sinistre que je me suis amusé à proposer dans „Le Mal qui vient“. Les épidémies, comme les famines et les guerres, font de toute façon partie de notre horizon. Mais dans ce livre, je fais œuvre de moraliste, et surtout pas de collapsologue. Annoncer le pire, ce n’est pas difficile, il faut trouver une manière intéressante de le faire. Or je m’intéresse particulièrement au genre de bien inédit qu’il va falloir trouver les moyens de concevoir et d’accomplir, alors que les possibilités du mal vont devenir tout bonnement vertigineuses, comme on n’en a jamais connu dans l’histoire.
Vous faites allusion à ce qu’il y a de plus déplaisant dans mon petit essai: que certains, les riches et les puissants comme je dis vaguement, jouent déjà au jeu de la fin du monde, mais, si j’ose dire, avec un coup d’avance, pour préserver jusqu’au bout leurs intérêts au détriment de ceux de tous. Il y a par exemple ce gouverneur républicain, aux Etats-Unis, qui a déclaré qu’il était prêt à mourir, et ses parents avec lui, pour que l’économie ne s’effondre pas. Héroïsme impressionnant! Mais bien sûr, la probabilité que cela lui arrive, à lui et à sa famille, est bien moindre que celle du décès des personnes âgées des classes pauvres et des minorités! Sans compter que dans une société imprégnée de calvinisme et de la „théologie de la prospérité“, la ruine a tout l’air d’une malédiction divine. C’est dans ces milieux qu’on pense sérieusement que le Covid-19, puisqu’il n’est plus un canular de gauchistes, sent du moins le complot de l’Etat profond contre Trump.
Et donc la bataille qui s’annonce, c’est bien une bataille pour définir ce que vous appelez la „solidarité“, les „besoins essentiels“, les „transformations salutaires“. Solidarité des banques ou solidarité des générations ou des travailleurs? Solidarité à l’intérieur d’Etats-nations fermés ou solidarité entre les nations? Transformations salutaires, sans doute, mais vers beaucoup plus ou beaucoup moins d’Etat? Si j’avais des solutions, je les partagerais volontiers. Mais un moraliste ne peut encourager qu’une seule chose: il doit devenir pour chacun absolument exclu de continuer à regarder de loin comment les choses évoluent. Il faut trouver les ressources à la fois intimes et collectives pour ne pas se laisser intimider par les très grands dangers qui arrivent.
Toute la difficulté, à mon avis, sera de donner une forme réfléchie, critiquable, démocratique, à toutes ces violences inédites que nous allons devoir imaginer pour nous opposer au pire.
Et il faut bien se rendre compte qu’il y a toutes sortes de formes de violence nouvelles à inventer pour combattre les injustices qui vont s’exacerber quand les „évidences“ de nos sociétés vont vaciller. Protégez nos lanceurs d’alerte, par exemple, doit devenir un devoir civique. Toute la difficulté, à mon avis, sera de donner une forme réfléchie, critiquable, démocratique, à toutes ces violences inédites que nous allons devoir imaginer pour nous opposer au pire.
Vous avez donc fait de la philosophie morale mais vous êtes aussi un philosophe des sciences. Que dit, selon vous, l’intérêt subit de la population pour la recherche et son engouement pour la solution du Professeur Raoult et aussi pour un certain nombre de thèses qui relèvent davantage du complotisme?
L’engouement actuel pour l’hydroxychloroquine (HCQ) est, pour tous les gens qui s’intéressent à la méthodologie et à l’histoire de la médecine, une source de sidération. Cela fait des décennies qu’on essaye l’HCQ contre les virus; ça marche parfois bien in vitro, mais jamais in vivo. Et pour le moment, le seul effet sur la santé, ce sont les gens mal dosés en réanimation pour arrêt cardiaque. La littérature professionnelle sur la question est amusante.
La liste des griefs contre l’article marseillais qui a mis le feu aux poudres est en effet celle qui, d’habitude, caractérise une fraude scientifique. L’équipe a évacué un mort, personne n’a vu l’avis des gens censés vérifier les prélèvements et la cohérence des calculs, et j’en passe et de meilleures. Or personne n’ose prononcer le mot de „fraude“, alors que le Professeur Raoult, une ancienne gloire de la microbiologie des années 1990 et qui n’était plus jusqu’à présent connu que pour ses négations du réchauffement climatique, s’est fait interdire de publication dans les grandes revues de sa spécialité pour avoir bidouillé des schémas.
Ce qui est frappant, ensuite, dans la controverse en cours, c’est la vitesse avec laquelle elle est montée en généralité, comme pour fuir l’examen du cas particulier litigieux. Comme il est impossible, pour le moment, d’établir que l’HCQ fait autre chose que de tuer les malades au cœur fragile, la stratégie de ses thuriféraires est devenue double. D’une part, il faut renverser la tyrannie de l’évaluation fondée sur des preuves (Evidence-based medecine), avec ses protocoles trop lourds, en réhabilitant l’intuition des génies.
D’autre part, comme disent Trump et tous ceux qui espèrent un miracle, puisqu’il n’y a rien d’autre (ce qui est faux), autant essayer. Malheureusement, l’histoire de la médecine fourmille d’exemples contraires. Trop de gens ignorent que l’essai de la trithérapie pour le HIV, par exemple, qui a pourtant changé la donne, est passé à un cheveu d’être interrompu, à cause d’une distribution statistique malheureuse de la mortalité chez les patients chez qui on l’avait tentée.
Les illusions d’efficacité ou d’inefficacité sont partout en médecine. Et dans une pathologie où la ligne de défense, c’est votre système immunitaire, qui est à chaque fois singulier car génétiquement commandé, savoir si telle ou telle molécule aide vraiment est extraordinairement compliqué. A l’heure où je parle, l’effet allégué de l’HCQ ne dépasse pas celui du hasard.
Mais je voudrais aussi dire quelque chose de paradoxal. Il y a quelque chose de sain à prendre le risque des fake news. Ce n’est pas la façon dont j’aimerais que se développe l’esprit critique, bien sûr, mais il est capital que les experts se sentent obligés d’expliquer. C’est le prix à payer pour l’existence de l’esprit critique dans le public, autrement dit pour la dimension „épistémologique“ de la démocratie: il y a donc une dose de méfiance qu’il n’est tout simplement pas légitime de diaboliser en invoquant ses (rares) excès complotistes. Sans le risque d’erreurs très graves, il n’y a pas de vérité qui convainc.
Vous êtes aussi psychanalyste. Que vous inspire la situation de ce point de vue?
J’observe déjà que les gens qui continuent une cure déjà entamée par Skype ou au téléphone sont très satisfaits de disposer d’un lieu où mettre en perspective leur peur de la mort, de la mort de leurs proches. Ils ne soupçonnaient souvent pas les idéaux puissants, à l’œuvre en eux, quand ils font leur devoir (je pense aux jeunes soignants, notamment).
En revanche, je regarde avec scepticisme les offres de soutien psychologique qui se multiplient (pour lesquelles je me suis proposé). Beaucoup de collègues sont juste ahuris de découvrir que très peu de gens ont recours à ces „numéros verts“. C’est un fait bien connu des historiens des crises et des désastres. C’est après le coup de feu qu’on a besoin d’aide, pas pendant. Et dans les cas où l’on a besoin d’aide au cœur du combat, nul besoin d’une conversation en tête-à-tête, psychologique. On a besoin d’une parole en groupe, entre gens liés par la solidarité de l’action, et sur son lieu même. En tout cas, la leçon que j’en tire, c’est que je me suis aveuglé sur les besoins psychologiques réels des gens, en oubliant leur contexte tout à fait pratique.
Sur l’auteur
Agé de 57 ans, Pierre-Henri Castel est philosophe, historien des sciences et psychanalyste. Directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique français (CNRS) et professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, son dernier ouvrage, publié en 2018 aux Editions du Cerf, s’intitule „Le Mal qui vient. Essai hâtif sur la fin des temps“.
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