Biennale de Venise / La curatrice Joel Valabrega: „Nous avons un rôle de traducteur“
Pour la curatrice du pavillon luxembourgeois, Joel Valabrega, être à Venise cette année a un goût particulier. C’est ici qu’elle a étudié l’architecture puis s’est prise de passion pour les performances dans l’art contemporain qui l’ont emmené à s’installer au Luxembourg pour travailler comme curatrice du Mudam.
Le projet du pavillon luxembourgeois ne brouille pas seulement les frontières de l’autorat et de l’art contemporain. Il vient diluer encore un peu plus la frontière entre curateur et artiste. La curatrice Joel Valabrega a collaboré aussi bien au design de l’œuvre participative qu’à la recherche des quatre performeuses qui viendraient l’actionner ou la nourrir par leurs interventions. L’abandon de l’ego au profit de la choralité que professe „A comparative dialogue act“ concerne d’ailleurs tout aussi bien le curateur que l’artiste. „Où il y a l’être humain, il y a l’ego. Et certainement, dans les travaux artistiques où se produisent des contenus aussi bien curatoriaux qu’artistiques, on veut mettre sa signature“, acquiesce-t-elle. Des curateurs comme Harald Szeeman ont déjà en effet élevé dans l’histoire de l’art son nom au rang de celui d’artistes, par l’audace des thèmes de ses expositions (Peintres et poètes dans les années 60), de ses initiatives (le Musée des obsessions par exemple), tout comme en prenant lui-même la place de l’artiste (avec l’installation „Grandfather: A Pioneer Like Us“ en 1974).
Comme un artiste raté
Le rôle que Joel Valabrega accorde au curateur est moins grandiloquent, mais non moins essentiel. „Pour moi, le rôle d’un curateur est celui d’un traducteur. Il doit aider le langage artistique à devenir clair pour le public. C’est une sorte de chef d’orchestre, il doit arriver à ce que tous les points et aspects d’un projet artistique viennent ensemble d’une manière homogène et délicate.“ Mais si le chef d’orchestre est toujours musicien, le curateur n’est pas souvent artiste. „Les curateurs sont un peu des artistes ratés. Ils s’approchent beaucoup de la production artistique sans jamais la faire“, explique-t-elle. „Cela me plaît d’être un pas en retrait, d’observer et de voir la „bigger picture“, d’avoir une vue d’ensemble et non nécessairement le détail. L’artiste est très concentré sur le micro et le curateur sur le macro.“
En concevant en 2023 (avec Clémentine Proby), l’exposition „After laughter comes tears“, consacré à la performance, Joel Valabrega a démontré que le travail curatorial peut être créatif. „ C’était une exposition très expérimentale, par laquelle il s’agissait de mettre en dialogue les travaux de quarante artistes pour leur donner une nouvelle signification.“ Cette exposition démontre aussi que le travail du curateur en institution peut aussi fournir une grande dose de liberté, quand beaucoup préfèrent l’indépendance malgré les efforts qu’elle requiert. „Travailler dans une institution permet d’avoir une équipe qui t’aide, un budget, un système qui t’aide. En indépendant, tu as plus de liberté de faire ce que tu veux, mais tu rencontres des limites économiques, spatiales et de production. Il n’y a pas de situation parfaite. Les deux sont intéressants“, explique Joel Valabrega. Et elle en sait quelque chose.
Déjà-vu
Pour Joel Valabrega, cette Biennale de Venise a un goût particulier. Elle marque comme une étape dans sa vie professionnelle voire dans sa vie tout court. Non pas parce qu’il s’agirait d’une découverte. Mais plutôt parce que c’est une nouvelle manière de fréquenter la Biennale que d’y retourner comme commissaire d’un pavillon national. Depuis l’adolescence, la curatrice de 32 ans née à Milan est habituée à venir chaque année à Venise à la Biennale. Elle y a étudié l’architecture. C’est là qu’elle a fait son premier job comme assistante sur la Biennale d’architecture, en 2014, avant d’y travailler pour la fondation russe V-A-C. C’est là aussi qu’elle a nourri son goût des performances. „Venant de l’architecture, j’ai été éduquée à considérer l’espace. Et la performance a selon moi beaucoup de liens avec l’architecture, puisqu’il s’agit d’un corps dans un espace. Donc m’est venue naturellement l’idée d’intégrer la performance à l’intérieur de la sphère architecturale.“ Elle aime aussi la confrontation avec le public qu’impose la performance comme la vulnérabilité et l’éphémère qu’elle véhicule.
Lorsqu’on lui demande de citer une œuvre, une installation qui l’a marquée lors de ses nombreuses visites de la Biennale, elle cite le pavillon suisse en général et le travail de Renate Lorenz et Pauline Goudry en particulier. Ils y ont proposé en 2019 „Moving backwards“, une stratégie performative qui transformait le pavillon suisse en une discothèque des années 70. C’est aussi la performance qui a conduit la curatrice italienne au Luxembourg en 2020. La directrice du Mudam, Suzanne Cotter, avait ouvert la position, rare dans les institutions muséales, de „curator of performances“. Habituellement, la curation des performances est associée sinon conditionnée à d’autres missions. Là, il s’agissait de dédier un curateur spécialement pour cette forme d’art choisie comme un des axes de développement du musée.
Deux secondes pour convaincre
Une curatrice, un curateur, est souvent aussi un écrivant, qui rédige les textes pour accompagner les expositions, mais qui peut aussi se lancer dans des ouvrages plus approfondis. En 2020, Joel Valabrega a publié „Autopsia di una mostra“ (avec Guido Todeschini aux éditions Mimesis). Tiré de sa thèse, ce travail s’attache à saisir le sens de la Biennale d’architecture de Venise et a étudié toutes les stratégies pour transmettre l’architecture sans avoir l’objet en lui-même présent. La performance artistique y revenait souvent comme l’un des moyens employés.
Elle imagine en quoi consisterait la transposition de cet exercice pour la biennale d’art. „C’est une réalité particulière, une machine gigantesque encore basée sur les pays, où le temps de visibilité est très court. Une des autopsies que je ferais serait comment réussir à transmettre quelque chose artistiquement en deux secondes. C’est un peu ce qu’on a fait avec le pavillon, comment transmettre intuitivement quelque chose de très complexe.“
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