Documentaire / „L’usine secrète“ d’Emmanuel Graff: Autonomie souterraine
Réalisé dans le cadre de la capitale européenne de la culture, le documentaire „L’usine secrète“ d’Emmanuel Graff est de retour au Luxembourg, ce samedi à Dudelange. L’occasion de réunir Français et Luxembourgeois autour de pratiques d’autonomies comme la bricole qui transcendaient les frontières et les hiérarchies pour rendre le travail à l’usine supportable.
„L’usine secrète“: le documentaire d’Emmanuel Graff doit son nom à un article de l’historien Gérard Noiriel, rédigé il y a 40 ans. En poste comme enseignant à Longwy, il avait été alors aux premières loges pour vivre et analyser la fin de la sidérurgie et les luttes qui s’y opposèrent en 1979. Il y faisait de pratiques clandestines la raison souterraine de la lutte des sidérurgistes. Les ouvriers défendaient une autonomie dans le travail acquise au prix d’une action patiente et quotidienne au sein des ateliers depuis des décennies et qui prenait forme à travers les pratiques de la bricole et de la fauche notamment.
Dès qu’il a commencé à tourner des documentaires sur la Lorraine sidérurgique en 1991 („Sous le gueulard, la vie“), le documentariste Emmanuel Graff a entendu parler de ces pratiques qu’il ne présupposait pas. „J’avais une vision classique du monde ouvrier, masculin, plein d’héroïsme. Quand j’ai commencé mes premières interviews, les sidérurgistes me racontaient plutôt des petites histoires personnelles, très intimes qui n’avaient rien à avoir avec la gloire“, explique-t-il. On lui raconte les choses que l’on fait en cachette pendant la pause ou quand les chefs sont partis. Cela peut être la construction d’objets de décoration ou utilitaires réalisés sur le lieu de travail (d’une pièce pour une machine à laver à une remorque de voiture). Cela peut prendre aussi la forme de vols (la fauche) d’outils, l’octroi de temps de repos ou de pause ou encore le fait de boire de l’alcool pourtant interdit.
La bricole n’en est pas qu’une
A l’époque, Emmanuel Graff était revenu dans sa Lorraine natale qu’il avait quittée à 14 ans, par souci de filmer les gens et parler de la région autrement que ne le faisaient les médias dans les années 80. „C’était toujours sous la pluie, avec un visage misérabiliste. Je trouvais au contraire que les gens étaient riches dans cette région“, explique-t-il. Emmanuel Graff achevait alors des études de sociologie dans son pays d’adoption, la Suisse, et trouvait dans ce projet audiovisuel une manière innovante de conclure ses études. Ce ne serait pas son dernier voyage. Il acquerrait des connaissances toujours plus poussées sur le monde sidérurgique qu’il avait connu, enfant, „de manière indirecte“ en Moselle française, en vivant d’abord à l’ombre des hauts-fourneaux d’Uckange puis en côtoyant des fils d’ouvriers à l’école à Thionville. Il deviendrait lui-même autonome techniquement et reviendrait inlassablement pour projet après projet, documenter une région en pleine désindustrialisation et entendrait régulièrement les gens parler en off.
C’est lorsqu’il entend, dans un documentaire diffusé sur Arte en 2018, une courte séquence consacrée à la bricole qu’il prend conscience que c’est un vrai sujet, qui mérite qu’on lui consacre un documentaire à part entière. Il avait alors ajouté „L’héritage de l’homme de fer“ (2008) et „La place des pères“ (2013) à sa liste de documentaires sur la sidérurgie. La bricole constituait un thème en mesure de nourrir son malin plaisir de „casser les clichés“. L’appel d’offres d’Esch 2022 fut l’occasion d’exaucer son désir de documenter la vie secrète dans les usines. Son documentaire restera comme l’une des initiatives de cette année-là les plus pertinentes sur la mémoire ouvrière.
Au moment de tourner demeurait le doute que les anciens acteurs de ces pratiques acceptent d’en parler. Il fut vite dissipé. „La plupart des gens n’y travaillent plus et ça leur rappelle des bons moments.“ Emmanuel Graff partage une trouvaille. Les libertés que s’octroyaient les ouvriers comme la bricole expliquent cette association contradictoire de l’usine comme lieu de travail dur et comme figure du bon temps. „Cela aide à comprendre la nostalgie paradoxale pour un métier qui était dur, mais qui était adoré par une bonne partie du monde ouvrier“, explique-t-il. „La nostalgie m’a toujours posé le problème. Le fait de traiter ce sujet m’a fait mieux comprendre en quoi elle est très naturelle.“
Depuis son deuxième documentaire, Emmanuel Graff a pris l’habitude de mener ses enquêtes de concert en Lorraine et au Luxembourg et de documenter souvent que les mêmes problématiques se rencontrent de part et d’autre dans le Bassin minier. Il n’en va pas autrement pour la bricole. „Ce qui change peut-être, est qu’il y avait un peu plus de sérieux dans la hiérarchie luxembourgeoise, mais cela n’empêchait pas la bricole, cela développait au contraire la créativité pour la pratiquer. Globalement, les ateliers, les outils, les technologies étaient les mêmes. J’ai discuté avec des gens de Schifflange l’autre jour. On fabriquait la même chose: les barbecues, les galeries pour les voitures, les remorques. La bricole était très comparable.“
Cela aide à comprendre la nostalgie paradoxale pour un métier qui était dur, mais qui était adoré par une bonne partie du monde ouvrierdocumentariste
Profitable à tous
Emmanuel Graff, comme avant lui Gérard Noiriel – auquel il donne la parole dans son documentaire – souligne que la bricole a toujours existé dans les usines sidérurgiques et qu’elle remonte d’une époque où les ouvriers avaient aussi des terres à cultiver. Et si ce système a perduré sous d’autres formes, c’est qu’il était utile à tous. „La bricole fabriquait des liens horizontaux et des liens verticaux. Tout le monde y trouvait son compte. Le contre-maître a une gestion d’équipe moindre, car tout se passe plus facilement. La hiérarchie en haut est satisfaite car elle a peu de retours négatifs. Les gens d’en bas sont satisfaits parce qu’ils réussissent à prendre un peu de liberté qui fait qu’ils auront certainement un rendement meilleur. Il y a cette mentalité qui dit: on bricole, mais le boulot est fait.“
Quand on propose que des conditions de travail et de salaire meilleures auraient pu faire disparaître ces pratiques, Emmanuel Graff est dubitatif: „Cette autonomie rend moins contraignants certains règlements. Mais les liens entre les gens que facilite la bricole, c’est autre chose. Quand on est dans une usine gigantesque, pénible, il faut créer des liens forts. Quand les gens disent que l’usine c’est le bon temps, ils évoquent ces liens.“ „L’usine secrète“ n’oublie pas de rappeler la dureté du travail à l’usine, mais aussi l’existence de hiérarchies que la bricole n’a pas réussi à vaincre. Ainsi, les ouvriers maghrébins en Lorraine étaient largement exclus d’une telle pratique, maintenus qu’ils étaient dans des positions inférieures.
Le documentaire fait le constat que l’époque de la „bricole triomphante est finie“. Aujourd’hui, il n’y a plus le nombre en entreprises et la surveillance est trop grande, pour pouvoir la réaliser dans de mêmes proportions. Emmanuel Graff l’a vécu lui-même dans son travail de fonctionnaire, le jour où on lui a reproché d’avoir appelé son garagiste durant ses heures de travail. C’est comme ça que commence son documentaire.
Dernière fois
La rencontre de ce samedi 23 mars au CNA à Dudelange aura une charge symbolique forte, pas seulement parce que le CNA a beaucoup aidé Emmanuel Graff. Ce devra être la projection durant laquelle Français et Luxembourgeois se rencontrent. Les spectateurs sont d’ailleurs invités à ramener et comparer leurs objets. Ce sera aussi une des dernières projections de ce qui sera le dernier film de ce documentariste inspiré par le cinéma direct de Denis Gheerbrant – qui a notamment inspiré son film „Hexagones“ en 2017 – et le travail de Raymond Depardon. „Je suis un artisan de l’audiovisuel“, dit-il. „Chaque film me prend trois ans. Et c’est loin d’être facile de faire un film en toute autonomie. J’ai des enfants en bas âge. Chaque fois que je commence, je sais que je vais être passablement absent.“ Et puis, après quatre films sur la sidérurgie lorraine, Emmanuel Graff pense avoir fait le tour. „Avec ,L’usine secrète‘, j’ai atteint un objectif de faire un film sur le très intime ouvrier. Désormais, dans la mesure du possible, j’aide des jeunes qui débutent. Je fais avec eux ce qu’on a fait avec moi en 1991.“ L’art de la débrouille a encore de beaux jours devant lui.
Projection le samedi 23 mars à 16 h au CNA à Dudelange.
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