À cause d’un poème qu’il n’a pas écrit / Pablo Neruda est mort empoisonné
Après douze ans de travaux, un comité d’experts mis sur pied par la justice chilienne a déterminé que le poète chilien Pablo Neruda avait succombé à un empoisonnement la veille de sa mort survenue le 23 septembre 1973, douze jours après le putsch qui a porté au pouvoir le général Pinochet. Le mobile de l’assassinat reste à trouver. Il réside dans la publication du poème „Las Satrapias“ le 15 septembre 1973 à Buenos Aires, un faux, qui a vraisemblablement causé sa perte, comme le démontrent les recherches de Jean-Noël Darde.
Le comité international d’experts mis sur pied pour étudier les conditions de la mort du poète chilien Pablo Neruda a publié hier son rapport établissant que le prix Nobel de littérature de 1971 était mort d’empoisonnement le 23 septembre 1973, douze jours après le coup d’État et l’arrivée au pouvoir du général Pinochet. C’est l’aboutissement d’une longue procédure entamée en 2011. Les autorités judiciaires chiliennes avaient ouvert, le 30 mai de cette année-là, cette instruction, suite à la publication le même mois, dans le magazine mexicain Proceso, du témoignage de Manuel Araya, son ancien chauffeur et homme à tout faire, sous le titre „Pablo Neruda a été assassiné“. Le témoin y indiquait que le poète n’était pas mort des suites du cancer de la prostate dont il souffrait. Il incriminait une injection létale reçue le 23 septembre. Laquelle serait d’ailleurs évoquée le lendemain dans le quotidien pro-putsch El Mercurio parlant du „choc“ et de la „baisse brusque de pression artérielle“ qu’elle a causée.
Le corps avait été exhumé en 2013 pour les besoins de l’enquête. Un premier rapport intermédiaire, publié en 2015, avait estimé „clairement possible et hautement probable l’intervention de tiers dans la mort de Pablo Neruda“. En novembre 2017, la commission de dix experts, pour moitié chiliens et étrangers, avait écarté que le cancer de la prostate ait pu être la cause de sa mort. Ils avaient identifié la présence de la bactérie clostridium botulinum, responsable du botulisme. Néanmoins, il fallait encore exclure que cette bactérie présente dans le sol à l’état naturel ait pu contaminer le corps après son inhumation. Il aura fallu donc cinq années de plus aux experts pour en avoir le cœur net. Les laboratoires du Canada et du Danemark ont exclu cette hypothèse.
Il y avait déjà des indices comme la disparition de ses dossiers médicaux, ou encore une précédente expertise judiciaire qui avait déterminé que l’ancien président démocrate-chrétien de 1964 à 1970, Eduardo Frei, était mort en 1982, non pas d’une septicémie, mais d’un empoissonnement. Et ce dans la même clinique où Pablo Neruda avait succombé. Ce résultat définitif permet désormais d’ouvrir le débat sur le mobile de cet assassinat. Et la thèse la plus probable en la matière, celle défendue par Jean-Noël Darde, a bien du mal à faire entendre l’histoire de désinformation et d’oubli qu’elle raconte.
Un peu plus d’un an avant de passer, à notre demande, au détecteur de son regard pointilleux, le mémoire de DEA de Xavier Bettel que nous lui avions soumis, ce maître de conférences en sciences de l’information et de la communication français avait enquêté sur des vers acerbes que Pablo Neruda aurait écrits quelques jours avant sa mort, pour dénoncer l’arrivée au pouvoir de Pinochet. Il en avait conclu qu’il s’agissait dans ce cas aussi d’un vrai-faux dissimulé, mais tout à fait assumé par ses auteurs, celui-là. Explications.
Faux poème, vrai assassinat
Le 15 septembre 1973, quatre jours après la mort de Salvador Allende, un journal sioniste argentin, Nueva Sion, plutôt confidentiel, mais connu des intellectuels et des journalistes, publiait en Une un poème de Neruda intitulé „Las Satrapias“ (Les satrapes), qui dénonce, dans un même élan, le président américain Nixon, l’ancien président chilien Frei, et le chef de la junte militaire qui vient de renverser le gouvernement socialiste de Salvador Allende, Augusto Pinochet. Le poème inédit allait être repris le 19 septembre 1973 par le quotidien argentin El Mundo, sur une pleine page avec la mention „écrit quelque part au Chili et publié le 15 septembre 1973“. Le lendemain, une mention similaire accompagnait le poème reproduit en dernière page du grand journal argentin, La Opinión, avant que de grandes agences de presse internationales ne s’en emparent.
Dès son arrivée au pouvoir, qu’il allait détenir 17 ans, le chef de la junte, le général Pinochet a été interrogé par des journalistes, mais aussi par des ambassadeurs, sur le sort réservé au poète couronné du Prix Nobel de littérature deux ans auparavant. Le poème publié en Argentine, où l’information du Chili se fabriquait dans les premiers jours de black-out, pouvait paraître au dictateur comme un véritable défi lancé par le poète au nouveau pouvoir. „Pourtant reclus et alité dans sa maison d’Isla Negra, il avait osé écrire ce poème vengeur qui le réduisait à l’état d’impresentable estropajo“, observe Jean-Noël Darde dans une enquête très fouillée rédigée en juin 2020 (NDLR: sur laquelle cet article s’appuie grandement, à lire sur le blog chili73-rda-heynowski-scheumann.com), en déjouant la surveillance dont il était l’objet, alors que sa maison était gardée jour et nuit par les carabiniers. Le terme d’impresentable estropajo“, de „loque imprésentable“, est l’état dans lequel Neruda disait que sa poésie pouvait réduire les puissants les plus corrompus. En début d’année 1973, il avait écrit „l’Incitation au Nixonicide“, un recueil de poèmes pamphlétaires dirigés contre Nixon et publié à 60.000 exemplaires. „Dans cette perspective, Las Satrapías apparaissait être le premier poème publié d’un futur recueil pamphlétaire“, avance Jean-Noël Darde.
Certes, dans sa maison d’Isla Negra, comme à la Clinique de Santa María, Neruda poursuit son œuvre en la dictant à son ami le poète Homero Arce. Mais il s’agit de poèmes d’amour, et ce dernier déclare, le jour des funérailles, que son ultime poème s’intitule „Muchas gracias“. Le nouveau poème était en fait une réécriture, une „actualisation“ par un tiers d’un poème écrit en 1948 et publié dans „El Canto general“, fait savoir Jean-Noël Darde. Seules les six premières lignes ont été modifiées pour substituer aux satrapes d’alors, les nouveaux Nixon, qui a favorisé le coup d’État au Chili, Eduardo Frei, le général Pinochet, mais aussi l’Uruguayen Juan Maria Bordaberry, le général brésilien Emílio Garrastazu Médici et le général bolivien Hugo Banzer.
Tout le monde a voulu y croire et personne n’a voulu ou pu entendre la mise au clair faite par l’auteur de ce faux, Natán Ofeka, journaliste du Nueva Sion, qui se justifiait deux semaines après la mort de Neruda, dans le populaire hebdomadaire argentin Siete Dias. Il y disait s’être senti autorisé à actualiser le poème de Neruda pour dénoncer le Coup d’État du 11 septembre, après avoir entendu le poète dire que ses poèmes, une fois rendus publics, ne lui appartenaient plus, mais appartenaient au peuple. C’est un autre membre de la rédaction qui raconte, en novembre 2013, l’histoire au quotidien israélien Haaretz, ce qui mettra la puce à l’oreille d’un internaute chilien, puis à Jean-Noël Darde. Ce dernier décide de mener l’enquête à Buenos Aires. Il a un lien déjà ancien avec l’Amérique latine et le Chili. Il était présent au Chili du 2 mars au 26 octobre 1973, parti avec sa compagne Isabel Santi, Franco-Argentine, étudiante comme lui au Centre universitaire expérimental de Vincennes (CUEV), en se faisant missionner comme reporters pour Le Monde diplomatique et accréditer auprès de deux agences de photos – SIPA et la nouvelle agence Fotolib, associée au projet de lancement du journal Libération. Il a alors décidé de mener l’enquête dans les documents d’époque.
„Aucun des membres de la rédaction de Nueva Sion ne pouvait imaginer que cette trouvaille de jeunes sionistes de gauche pour exprimer leur condamnation du coup d’État, prise pour un scoop mondial, ferait si rapidement le tour de la planète“, observe Jean-Noël Darde. Ils ne pouvaient carrément pas s’imaginer qu’il conduirait à la mort de Pablo Neruda. Car la publication du faux poème coïncide avec ce qui apparaît comme une première représaille, à savoir le saccage de la maison que Neruda possède à Santiago, dans la nuit du 19 au 20 septembre. Quant à la seconde vengeance, ce serait la mort du poète le 23 septembre, à la veille de son départ, prévu pour le Mexique, dans un avion affrété par le président mexicain. Et pourtant, le lien avec le poème n’est pas toujours fait. L’idée la plus répandue est que „le pouvoir de Pinochet aurait voulu empêcher le poète de pouvoir critiquer le pouvoir chilien depuis l’étranger“, précise Jean-Noël Darde. „Las Satrapias“ n’est toujours pas évoqué au Chili comme mobile du possible (et désormais avéré) assassinat du poète. Il est, quand il apparaît, le plus souvent présenté comme le dernier poème de Neruda écrit sur son lit de mort, sans que la mystification littéraire ne soit jamais évoquée.
Le faux était tellement convaincant et l’original tellement oublié que nombre de journalistes de la presse internationale et même des écrivains et universitaires spécialistes de Neruda se sont fait berner, à commencer par son ami l’écrivain colombien Gabriel García Márquez et son compatriote Fernando Alegría, enseignant à Stanford, qui participera à la traduction en anglais du faux poème publié dans le New York Times du 26 septembre 1973. „Depuis le décès du prix Nobel, le 23 septembre 1973, cette fake news poursuit une longue et brillante carrière“, note Darde. Deux livres du biographe de Neruda, l’Espagnol chilien Mario Amorós, ignorent totalement la version 1973 de „Las Satrapías“. Quant au spécialiste de l’Amérique latine, Jean-Michel Blanquer, avant de devenir ministre français de l’Éducation nationale, il continuait à considérer en 2016 dans „Les Amériques“ que ce poème est le dernier de Neruda.
LES SATRAPES
Nixon, Frei et Pinochet
jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à cet amer
mois de septembre
de l’année 1973
avec Bordaberry, Garrastazú et Banzer
hyènes voraces
de notre histoire, dévoreurs
de nos drapeaux acquis, conquis
avec tant de sang, tant de feu,
embourbés dans leurs haciendas,
diaboliques déprédateurs,
satrapes mille fois vendus
et vendeurs, poussés, excités
par les loups de New York City.
Machines affamées de dollars,
avilies par le sacrifice
de leurs peuples martyrisés,
mercantis trimardeurs
du pain, de l’air américains,
bourbiers bourreaux, troupeaux porcins
de caciques de lupanars,
sans autre loi que la torture,
et la faim flagellée du peuple.
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