Portrait / Paul Kirps, du MoMa de New York au lycée de Clervaux: l’art du pas de côté
Dans ses polaroïds, sur ses fresques comme sur ses toiles, l’artiste et designer graphique Paul Kirps se joue des codes et des tendances.
Il est des risques qu’il valait la peine de courir. Paul Kirps ne s’est pas encore essoufflé à jouir des retombées d’un choix audacieux fait au début du millénaire. C’est celui qui lui vaut aujourd’hui de pouvoir se présenter comme l’artiste luxembourgeois dont deux pièces font partie de la prestigieuse collection du MoMa de New York. À l’époque, Paul Kirps vivait en Suisse. Il était directeur artistique au département des publications de l’expo 02. Il devait faire le livre de cette expo. Mais quand la direction que ce dernier prenait ne l’a plus convaincu, il a préféré claquer la porte, plutôt que de s’accrocher au salariat. „Naïf et réconforté par mon salaire suisse“, dit-il, il s’est lancé, par ses propres moyens, dans la conception d’une œuvre qui serait au final de papier, baptisée „Protect“. C’est un travail sur la société de consommation, au départ de ce polystyrène qui, une fois le carton déballé, perd toute utilité. „C’est l’empreinte négative de l’objet auquel j’ai trouvé un nouveau sens, celui d’essayer de protéger l’humain“, explique l’artiste qui a ses bureaux au hub 1535 à Differdange.
Dans l’esprit du ready-made
„À l’époque, je travaillais beaucoup dans le non-sens, dans l’esprit du ready-made.“ Ainsi, Paul Kirps a-t-il imaginé une seconde vie à ces objets en peine. Chaque pièce était photographiée en situation de protection, affublée d’un numéro, accompagnée d’une parodie de mode d’emploi, puis présentée sous forme de fiche technique. „Puisque j’étudiais la communication visuelle et le graphisme, je connaissais très bien ce langage consistant à bien faire comprendre ce dont tu parles. Et là je le détournais, je parlais très bien de quelque chose qui n’avait aucun sens.“ L’artiste luxembourgeois installé pour sa part à Milan, Bert Theis, n’eut pas de mal à aimer cette pièce qui lui évoquait son propre engagement dans le domaine social. Mais la rencontre décisive fut celle de Marie-Claude Beaud, la directrice historique du Mudam (2000-05). „Il y a eu une sorte d’enclenchement à cette époque, qui est assez riche au niveau des connexions“, se souvient Paul Kirps. Marie-Claude Beaud a envoyé „Protect“ au MoMa de New York, sachant qu’on y projetait une exposition sur la protection, l’anxiété, qui allait s’appeler „eSAFE: Design takes on risk“, et qui ouvrit en octobre 2005. „Protect“ y fut présenté parmi 300 autres pièces et, à la fin de l’exposition, est entré dans la collection.
La curatrice du MoMa, Paula Antonelli, les a depuis exposés assez souvent. C’est une autre pièce, produite dans la foulée, qu’elle expose actuellement. Il s’agit d’„Autoreverse“, une pièce produite au Mudam, après „Protect“. Il s’agit d’un travail de stop motion de onze minutes, réalisé avec les photos d’anciennes machines ménagères, du mixeur à la friteuse, pour leur donner une nouvelle fonction. Le développement de l’œuvre avait pris dix-huit mois, une aubaine, un aboutissement pour un artiste, qui aime prendre le temps de s’interroger sur les propriétés d’une couleur – „l’adhérence d’une couleur me fascine“, dit-il. Au point où il semble être autant passionné par le développement de l’idée que par le résultat final.
Sous le soleil
C’est une autre technique qu’il emploie, un autre tempo qu’il adopte et un autre public qu’il touche avec les chantiers publics, comme la fresque qu’il a achevée au mois d’août dans la cour du lycée Edward Steichen de Clervaux. Travailler en extérieur fut une première. „J’ai connu la problématique de la météo, surtout au Luxembourg, où c’est assez sensible. Il faut que le mur soit sec. Le vent est un problème. Il faut prendre en compte l’emplacement, l’exposition au soleil.“ Le support est aussi plus imprévisible. „Comme le béton est coulé, tu peux avoir des différences sur le même site.“ Au final, un tel travail prend beaucoup plus de temps en termes d’exécution, que de développement de l’idée.
„Je voulais vraiment gagner ce projet, car Clervaux est très spécial“, explique Paul Kirps. „J’y ai passé une partie de ma jeunesse, en travaillant au service d’un hôtel.“ L’aspect touristique, la situation géographique, la nature, la roche, les hauteurs, les vallées, mais aussi Edward Steichen, sont les motifs qui ont nourri son travail. „C’est une ambiance un peu à la Twin Peaks. Le matin, on pourrait y tourner un film dans le genre, c’est très prenant.“ C’est un peu de tout cela qu’on retrouve dans cette fresque „frag. landscape“, exécutée en quatre nuances de gris et en blanc pour coller à son environnement.
L’œuvre fut réalisée en l’absence des élèves, en été, pour des raisons de sécurité et du fait des contraintes climatiques. L’artiste n’a donc pas pu faire le travail pédagogique. Une éventuelle inauguration pourrait en être l’occasion. D’habitude, Paul Kirps aime organiser des „making of“ durant lesquels les étudiants peuvent poser des questions. „J’ai quand même l’impression qu’avec ce scénario, tu ne leur imposes pas un truc. Ils rentrent de vacances, c’est fait et ils ne savent rien. Ça amène au contraire un respect.“ Et ce respect apporté à l’œuvre, c’est aussi une aide précieuse pour sa protection. „La meilleure protection est le dialogue, plutôt que des vernis qui ne servent à rien.“
„Anti-establishment“
Si Edward Steichen semble hanter la trajectoire de Paul Kirps, du MoMa à Clervaux, on aura du mal à tisser un lien avec la nouvelle manie de Paul Kirps de réaliser des polaroïds. „Je ne sais pas s’il aurait aimé, c’est très anti-establishment“, explique-t-il. À moins que ce ne soit qu’une question d’époque. „Dans l’histoire, de grands artistes ont fait des polaroïds, Wim Wenders et Andy Warhol par exemple.“ Chez lui, c’est surtout „une réaction anti-smartphone et intelligence artificielle, une réaction sincère“. On pouvait s’en convaincre dans la galerie du théâtre d’Esch en mars dernier, où il exposait ses polaroïds, „très fragiles, très petits“, dans ce lieu „très intime“, après avoir exposé à Neimënster des agrandissements.
Il trimballe son appareil partout. Et lors de ses voyages aux États-Unis, il a remarqué que le scanner de l’aéroport John Fitzgerald Kennedy leur donne un aspect de rouge. „Tu pourrais écrire un truc sur la manière dont les scans agissent sur l’émulation du polaroïd.“ C’est le peintre sans doute qui s’amuse à formuler cette idée. Kirps a développé sa pratique de la peinture sur cadre à l’occasion d’une grande exposition à la BIL, en 2014. Il apprécie le „côté très personnel“ de l’exercice, la concentration dirigée sur les techniques, les couleurs, la matière. La pratique est chronophage. Et si Paul Kirps s’y est remis, cela signifie qu’une exposition se trame. Car c’est un peintre qui a besoin de cette perspective. „J’essaie toujours d’avoir un but, un truc à la fin, une exposition ou un lieu. Peindre pour peindre, compter les toiles que tu as dans les archives, ce n’est pas le but.“
Ses peintures, à l’instar de celle faite au lycée de Clervaux, se caractérisent par la volonté de gommer toute différence avec l’imprimé, de travailler au petit pinceau et à l’acrylique, certes, mais comme une machine, en cherchant à éliminer toutes traces d’implication humaine. Ses toiles rappellent le langage de la communication visuelle, font des références à des logos de grandes marques évidés de leur sens. Il joue avec des univers qu’on croit connaître en y ajoutant „des trucs plus sensibles, plus féminins“. Paul Kirps, c’est, en somme, le mariage de Michel Majerus et de Tania Gillen. De cette dernière, Paul Kirps adore l’approche, la maîtrise d’un langage, et puis des ambiances „à la Twin Peaks, très fortes“. Comme il les a vus à Clervaux. Edward Steichen n’est jamais bien loin, décidément.
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