L’affaire Magellan / „Qui a fait la tour de quoi?“ est une leçon d’histoire
L’historien français Romain Bertrand donne une petite leçon de dévoilement des fondements d’un mytrhe, celui qui entoure Fernand de Magellan (1480-1521). Derrière cette vie majuscule, il y a des archives et des vies minuscules.
C’est l’un des livres victimes du Covid, sorti au mauvais moment, mi-mars, quand tous les regards étaient ailleurs. Qui veut y dénicher une phrase faisant un écho à l’épidémie optera pour une réflexion sur les noms que Magellan et ses contemporains donnent aux contrées et aux peuples qu’ils rencontrent. „La référence aux romans de chevalerie permet de mettre des images sur ce pour quoi l’on n’a pas encore de mots et aussi de se dire, à la façon des enfants, que quoiqu’il arrive, on s’en sortira.“
Pendant la pandémie, les fenêtres se sont parées de ces mots d’enfants pour conjurer l’inconnu. Mais c’est aussi à d’autres représentations enfantines que l’ouvrage s’attaque, souvent colportées par l’école, ce qui fait qu’on a plus de chances de connaître le nom de Magellan que celui de son esclave, Enrique, bien que ce dernier a sans doute réalisé le tour du monde que le premier n’avait peut-être même pas projeté de faire.
Changement d’échelle
„Qui a fait la tour de quoi?“ est un livre d’historien plus qu’un livre d’histoire. C’est une retranscription de lectures faites sous un arbre dans un festival du Sud de la France à l’été 2019. Le texte en garde un rythme enlevé et personnel. En reléguant de surcroît l’appareil critique à la fin du livre, il s’ouvre au plus grand nombre, ceux qui aiment lire une pensée qui se déploie sur une question, „Qui a fait le tour de quoi?“, comme ceux pour qui l’affaire Magellan – sous-titre du livre – est inconnue.
Retracer la vie de Fernand de Magellan en compagnie de Romain Bertrand, c’est remettre le contexte à la bonne échelle. Magellan, „c’est une vie majuscule, oui, mais avec des archives minuscules“, que les mystères qui entourent sa jeunesse et son extraction reflètent. Loin de l’image de l’aventurier. Magellan c’est un homme de petite taille, taciturne de surcroît. La grande épopée des Indes de la nation portugaise, à laquelle il prend part dans la première partie de sa vie, est un mouvement laborieux et répétif,, „un mouvement brownien d’hommes et de nefs que des bardes transforment en un récit sans trêve ni trouées, et ce faisant en un destin providentiel“.
L’Empire des Indes est plutôt un chapelet de forteresses et de ports étriqués, concédés et contestés par les pouvoirs locaux. Et c’est plutôt un terrain de jeu pour „les cadets de la petite noblesse désargentée qui piaffent d’impatience, à l’idée de se faire un nom à l’autre bout du monde“ que celui de la grande noblesse qui se contente de l’Europe.
Ce que Romain Bertrand met aussi en lumière, c’est la grande complexité du monde que Magellan exploite plus qu’il n’explore. „Les vaisseaux de Magellan n’ont pas croisé à la surface étale et atone d’un flot vierge qui n’attendait que la signature de leur sillage. Ils ont serpenté le long d’une guirlande d’univers.“ Magellan a presque fait le tour du globe, tué qu’il fut à 3.000 km du but. Son successeur à la tête du navire Virginia, Elcaro, l’a certainement fait. Mais aucun des deux n’a fait le tour du monde, c’est-à-dire le tour de cet „inextricable écheveau de vérités, la mosaïque infinie des façons d’être, de penser, d’éprouver“.
Ainsi, „l’histoire ne débute pas avec l’arrivée des Européens en Asie. Elle les y attend,un sourire narquois au cooin des lèvres“. L’historien ainsi redonne vie aux modes de vie et aux rites des peuples (Tehuelches de Patagonie, Chamorros de l’île de Guam …) que Magellan et ses équipages rencontrent – et méprisent sinon tuent – lors de leur long périple. Il applique les principes de l’histoire à part égales qu’il a théorisée dans un ouvrage éponyme en 2011, en s’intéressant, dans le cas présent, aux perceptions des peuples „explorés“, dénichées dans les sources de ces derniers quand elles existent ou traquées entre les lignes de l’histoire officielle occidentale.
L’esclave oublié
De cette manière, le premier fait d’armes de Magellan, à bord de l’une des nefs de Francisco de Almeida en 1511, à savoir la prise de Malacca, port d’échanges des épices, retrouve toute la crapulerie et la lâcheté dont elle fait preuve. Ce type d’exactions émaille l’expédition richement rémunérée de cinq nefs et 242 personnes au total que Magellan entreprend à partir de septembre 1519, au service du royaume d’Espagne pour découvrir un accès à l’Asie par l’Ouest. Elles précèdent et succèdent la découverte émouvante du passage vers la Mer du Sud que Magellan cherchait. „Pas moins de cinq siècles de légende tiennent dans la ridule de ce moment, sont tapis là, dans cette encoignure du temps“, écrit avec acuité l’historien.
C’est l’attitude de mercenaire impulsif, qui l’amène à sous-estimer et à attaquer le roi de l’île de Mactan en avril 1521. Il paie de sa vie ce que l’historien compare à „une querelle de cour d’école“, Magellan est alors à 3.000 km de Malacca qu’il avait conquise dix ans plus tôt où il avait acheté un esclave, Enrique, qui l’accompagnait dans son nouveau périple. Cet Enrique pourrait être le premier à faire le tour du globe que son propriétaire n’a pas fait. „Ce n’est pas bien sûr la version retenue, des siècles durant, par les apologues de l’expansion hispanique, lesquels choisirent de réserver cet honneur à celui qui devient de facto le commandant de la flotte passé la mort de Magellan: le Basque Elcano.“
Il leur aurait fallu reconnaître aux peuples visités leurs grandes connaissances de navigation et de transport. Comme il faudrait considérer les peuples de chasseurs-cueilleurs indispensables dans la récolte des marchandises négociées pour découvrir que „la modernité a beau se donner des airs de grande dame et se poudrer le nez, elle garde les pieds fichés dans la boue des jungles et des estrans“.
Il faut quantité de vies infimes pour faire une vie majuscule. Il fallut 241 mousses, marins, calfats et capitaines – et un esclave malais – pour faire un Magellan.“historien
Sur 242 passagers au départ, seuls 35 ont fait le tour du monde, les autres connaissant des fortunes diverses, de la mort, à le vente comme esclaves ou à l’engloutissement dans les méandres de l’histoire. Romain Bertrand s’attarde sur certains d’entre eux pour mieux faire constater au lecteur qu’„il faut quantité de vies infimes pour faire une vie majuscule. Il fallut 241 mousses, marins, calfats et capitaines – et un esclave malais – pour faire un Magellan“. Et aux lecteurs qui craignent le changement – de perception – il prévient que tout ira bien: „Les héros sont comme les fées et les divinités des contes pour enfants; ils ne meurent vraiment que lorsqu’on ne croit plus en eux. C’est douloureux, ça ne se fait pas sans un pincement au cœur mais ça s’appelle grandir.“
„Qui a fait le tour de quoi? – L’affaire Magellan“ de Romain Bertrand est paru aux éditions Verdier.
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