Théâtre dansé / Rhiannon Morgan met en scène les illusions des rencontres en ligne
Dans „Clementine“, présentée demain soir à Dudelange, la chorégraphe et comédienne, Rhiannon Morgan, recourt au théâtre dansé pour questionner l’envers de la quête de l’amour en ligne.
S’il y a la solitude au début comme à la fin de „Clementine“, c’est peut-être parce que ses deux protagonistes pensent trouver dans l’autre la solution à leur détresse. Pour être capable d’aimer l’autre, ne faut-il pas d’abord se connaître et s’aimer soi-même? Le jeune homme et la jeune femme de la pièce que propose la chorégraphe Rhiannon Morgan se fuient à force de chercher à correspondre aux attentes de l’autre, par écran interposé, avant de se rencontrer. Entre eux, il y a „une fenêtre numérique par laquelle ils se dévoilent, se cachent, se cherchent et tentent de se trouver, mais ne parviennent qu’à se perdre davantage“, résume le dossier artistique de la pièce.
La vie comme source d’inspiration
„Clementine“ a une dimension autobiographique. C’est à la suite d’une rupture amoureuse et d’un confinement tombé au mauvais moment que Rhiannon Morgan a voulu s’essayer aux plateformes de rencontre, pour découvrir, avec effroi, que „l’amour aussi est devenu consommable, source de capital“. Après deux jours d’expérience, elle se sentait encore plus seule qu’auparavant. Mais c’est aussi la capacité à mentir et à se mentir qui a retenu son attention dans cette expérience. Avec sa nouvelle pièce, Rhiannon Morgan se saisit du thème universel et éternel de l’amour pour regarder ce qu’en fait son époque. C’est plus ou moins ce qu’elle fait d’ailleurs aux arts du spectacle dont elle redéfinit les codes, en découpant la salle, séparant les protagonistes et le public. Ce dispositif permet de rendre compte des connexions qui ne sont que de façade – sinon d’interface – et du réel isolement du couple potentiel.
Dans la première partie du spectacle, lors d’un appel vidéo, Clementine (Rhiannon Morgan) d’un côté et Clement (Love Hellgren) de l’autre éclusent tous les codes de séduction possibles (Bollywood, telenovela …) pour se plaire, multipliant les avatars et les chorégraphies (avec des costumes de Peggy Wurth). Les scènes cinématographiques se succèdent. Chaque moitié de public voit un des deux protagonistes en chair et en os sur sa demie-scène, et voit l’autre sur un écran. Aux tentatives de séduction en ligne succèdent la déconnexion, et donc la solitude. C’est alors que l’audace de la mise en scène se révèle. „Le public se retrouve face à son interprète, mais en entendant ce qui se passe derrière, confronté à la disparité entre ce qu’il voit, ce qu’il entend derrière, ce qu’il a vu avant de l’autre personnage. Cela renvoie au fantasme de ce qui se passe de l’autre côté et des mondes qui se mêlent.“ Les personnages vivent leurs solitudes différemment, mais partageant un même destin fait d’animalité, de robotisation et de chirurgie plastique. La scène finale qui est aussi la scène d’ouverture, tirée du film de John Fonda qui donne son titre à la pièce, indique, en montrant le baiser d’un cow-boy à l’institutrice qu’il va quitter à jamais, l’échec programmé.
Histoires de marionnettes
Rhiannon Morgan a envoyé balader des études de droit à peine commencées, lorsqu’elle a découvert Pina Bausch. Elle aime tout autant qu’elle pousser les murs, mélanger les mondes. C’est une chorégraphe qui a le goût de la narration. „Clementine“ est une pièce de théâtre dansé, à la lecture rendue claire par des choix assumés de musiques et de costumes, par la création de personnages – Myriam Muller et Renelde Pierlot, avec lesquelles Rhiannon Morgan s’est essayé à la comédie ces dernières années, ont livré leur expertise.
Il se pourrait bien que des marionnettes fassent dans le futur une apparition dans ses pièces. En effet, depuis le mois de mars dernier, elle a appris leur manipulation pour le besoin du spectacle „L’oiseau de Prométhée“ du Centre dramatique national de Rouen, qui lui fera traverser la France début 2024. „En tant que danseuse, la relation avec la marionnette vient assez naturellement, car on travaille avec le corps. Mais chaque marionnette a une âme. C’est un peu mystique. Certaines sont plus faciles à manipuler que d’autres. La marionnette arrive à dire des choses que le corps ou la voix n’arrivent pas à dire“, explique-t-elle, enthousiaste. „J’étais toujours dans la philosophie que la danse primait, car le corps est un outil universel, qui, pour moi, suffisait. Mais la marionnette m’a fait découvrir que ça peut aller plus loin.“
C’est à ses origines grecques qu’elle doit d’avoir été retenue dans cette pièce politique tirée d’un texte de l’auteur grec, Christos Chrissopoulos, qui évoque la manière dont la Grèce, pendant la crise de l’euro, a été rejetée d’Europe comme Prométhée le fut de l’Olympe. Elle y joue le rôle d’une Grecque, en colocation avec trois amis allemand, français et espagnol, que la crise et les débats politiques vont séparer. Rhiannon Morgan sait de quoi elle parle. Elle a vécu ce drame aux premières loges. Et c’est d’ailleurs une pièce où elle jouait une marionnette, „Pinocchio“, aux côtés d’une accordéoniste, pour explorer qui de la musique ou de la danse manipule l’autre, qui en est la cause. C’est ce spectacle qui l’a emmenée en Grèce, à la veille d’une audition pour le Théâtre national de Grèce qu’elle a tenté avec succès. C’était en 2014, un an avant un été 2015 catastrophique, où elle ne fut pas payée pendant cinq mois. Les mesures d’austérité qui allaient s’ensuivre allaient donner la mauvaise idée au Théâtre national de se séparer de ses danseurs. C’est alors qu’elle est retournée au Luxembourg, le pays où elle a grandi.
Être ou paraître
C’est aussi au Luxembourg qu’elle a composé sa première pièce solo „AdH(a)ra“, qui résonne à sa manière avec „Clementine“. Elle s’y appuyait sur le concept métaphysique du même nom qui dit que l’être humain est recouvert de cinq couches différentes, qu’en défaisant, il peut retrouver la sérénité et l’unité. On était fin 2020 quand l’idée a été une première fois développée au 3-CL à Bonnevoie. Et quand elle est revenue au Monodrama Festival en juin dernier avec cette pièce, celle-ci avait pris une ampleur nouvelle. Sous les cinq couches, il y en avait en fait une sixième qui se cachait, celle qui entourait le suicide de son père quand elle avait six ans. C’est en rencontrant le livre du dramaturge Gray Cools („Performing Mourning“, aux éditions Valiz), qui a fait une série de performances autour du deuil et du rituel, qu’elle a pensé à produire elle aussi son rituel, dans le cadre de cette pièce, en ajoutant un texte écrit par son compagnon Antoine Kolla, qui l’accompagne aussi comme dramaturge sur „Clementine“.
„Ce questionnement être/paraître est très fort en moi, par rapport aux masques sociaux, culturels que l’on peut mettre. Est-ce que je suis une identité fixe? Non, car elle change en fonction de la personne avec qui je suis en relation“, confie la chorégraphe. „En dessous de tout ça, je crois qu’il y a une grande solitude, un grand besoin de se connecter avec le monde et les autres, et des questionnements autour de cette solitude et ce vide existentiel. Je pousse cette recherche à travers différentes manières.“ „Clementine“ en est le dernier résultat, intense. À découvrir.
Dates
„Clementine“ est présentée le 23 novembre à 20 h au centre culturel Opderschmelz à Dudelange (avec deux séances scolaires les 23 et 24 novembre à 10 h), puis les 12 et 13 décembre au Grand Théâtre à Luxembourg, ainsi que le 14 mars 2024 au Trifolion à Echternach.
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