Théâtre / „Saynètes“, de Courteline – une soirée tristement drôle
En douze saynètes que la bêtise et la méchanceté réunissent, Jean Flammang met à l’honneur „la partie abstraite“ de l’œuvre du pionnier de l’absurde que fut Georges Courteline.
Quand, à deux jours de la première, on demande à Jean Flammang à quel stade il en est, il répond „le stade juste avant la mort.“ Il sait d’expérience que la dernière semaine est celle où s’accumulent toutes les catastrophes. La „soirée triste“ qu’il a concoctée autour de Georges Courteline (1856-1925) n’y a pas coupé. L’homme de théâtre n’a pas choisi la facilité en proposant de monter sur la scène du Théâtre national du Luxembourg (TNL) douze des plus de quatre-vingts saynètes écrites par Courteline. Et il le fait de surcroît, en s’occupant des décors et des costumes. „À la fin des répétitions, il faudrait pouvoir se diviser en trois.“
Jean Flammang est plutôt habitué à s’occuper des décors et des costumes pour les autres. Il a conduit une carrière de scénographe en parallèle à une carrière universitaire dans l’enseignement de l’architecture. La passerelle entre l’architecture et la scénographie est presque naturelle. Beaucoup ont fait allers-retours, à commencer par le plus célèbre d’entre eux peut-être, l’Allemand Karl Friedrich Schinkel, dont les décors de „La flûte enchantée“ réalisés en 1816 servent encore aujourd’hui. „Dans ma compréhension de l’architecture, créer des maisons ou des urbanismes n’est rien d’autre que de créer des décors pour la vie“, explique Jean Flammang.
C’est aussi dans sa conception de la scénographie qu’il faut aller chercher le glissement, qu’il a moins régulièrement effectué, vers la mise en scène. „Je ne la vois pas comme un décor, mais comme une partie intégrale de l’événement. Alors c’est normal quand on pense la chose ainsi, qu’on arrive à vouloir s’occuper de l’événement lui-même, à dépasser le stade de créer un espace pour s’intéresser à ce qui se passe dedans“, explique celui qui fêtera ses 70 ans cette année. „Ça me permet de tout choisir, ce qui ne rend pas la chose plus facile, parce qu’il n’y a plus le côté critique, si l’on a un metteur en scène à côté.“ Les deux comédiens (Denis Jousselin et Raoul Schlechter) endossent naturellement ce rôle, tandis que le dramaturge de la maison est venu de temps à autre, durant les quatre semaines de répétition, pour partager son expertise.
La première fois que Jean Flammang est passé à la mise en scène, c’était en 1994, au théâtre du Centaure, avec „Une fille bien gardée“ d’Eugène Labiche. Il y a eu ensuite, entre autres, la pièce surréaliste „Chemise de nuit de flanelle“ de Leonora Carrington, la pièce musicale „Pierrot lunaire“ de Schönberg, „Les présidentes“ de Werner Schwab et „L’heure grise ou le dernier client“ d’Ágota Kristóf. „Saynètes“ est la huitième pièce qu’il monte lui-même.
Contenus variés et avariés
En reprenant Courteline, vingt ans après Labiche – auquel il est souvent associé, en compagnie de Feydeau – „la boucle est bouclée“, en quelque sorte. Jean Flammang a découvert Courteline sur le tard, il y a quinze ans, en flânant chez un bouquiniste. Et il s’est rapidement rendu compte que tout n’était plus présentable chez cet auteur, beaucoup plus souvent joué dans les lycées, où l’on apprécie la brièveté de ses textes, que dans les théâtres. Courteline a été un auteur d’une grande actualité, appartenant au mouvement réaliste de la fin du XIXe siècle, qui se situe à la naissance même du théâtre moderne. Mais, plus d’un siècle plus tard, la moitié de ses textes est datée et sert davantage aux historiens qu’aux metteurs en scène. On y rencontre des thèmes qui furent en ces temps-là d’actualité et qui ne le sont plus. Et cela inclut aussi certains rapports sociaux. „Il y a beaucoup de pièces dans lesquels les hommes battent leurs femmes ou en parlent. Ce sont des choses qui en 1890 étaient malheureusement normales, qu’on ne veut plus entendre aujourd’hui.“
Courteline trouve – et il est en cela un précurseur de Camus – que la vie humaine est complètement absurde et il l’observe de manière quasiment scientifiquemetteur en scène et scénographe
Ce qui intéresse le metteur en scène chez Courteline, c’est l’autre moitié, celle qu’il qualifie de „moitié abstraite“, qui traite de phénomènes plus universels, que sont la bêtise et la méchanceté, qui semblent, pour leur part, ne pas disposer de date de péremption. „On n’a qu’à allumer la télé ou ouvrir un journal pour constater qu’elles sont toujours d’une navrante actualité.“
Ces textes ressemblent à de l’Ionesco ou du Beckett. Il y a dans ce Courteline, inscrit dans l’école naturaliste de son temps, une œuvre pionnière, un théâtre de l’absurde avant l’heure. „Sa découverte est que l’absurdité fait partie du naturalisme“, observe Jean Flammang. „Il trouve, et il est en cela un précurseur de Camus, que la vie humaine est complètement absurde et l’observe de manière quasiment scientifique.“ Courteline est notamment connu pour ses formats courts, lui qui disait qu’il ne sentait pas capable d’écrire plus d’un acte par pièce. Ses saynètes, qui durent de deux à dix minutes, étaient des formats prisés à la Belle Epoque, pour combler les trous dans des soirées théâtrales qui duraient de 19h à minuit. La tâche d’en sélectionner douze ne fut pas simple. „C’était un travail de dramaturge assez laborieux d’en faire un bouquet bien coloré, mais tout de même cohérent, avec ses hauts et ses bas, un certain rythme“, explique Jean Flammang. Les saynètes retenues sont des tête-à-tête, parfois même des scènes de couple. Le fait que deux hommes jouent ces dernières permet d’évacuer quelques traces de misogynie de Courteline, qui n’est, précise Jean Flammang, qu’une „partie de sa misanthropie“. „C’était un homme très sceptique, avec un regard méfiant, ironique et distancié sur les êtres humains. Et je peux bien le comprendre“, poursuit-il, sans nier une forme d’identification.
Jean Flammang a choisi un décor en apparence minimaliste, un salon du XIXe siècle matérialisé par deux armoires et un piano. Ce décor réunit les saynètes entre elles, tout comme le fait „l’histoire derrière les histoires“, celle de deux comédiens qui se trouvent lancés dans cet espace comme on lance des enfants dans la vie. Une sorte de Dieu se manifeste sur les murs – à la manière d’intertitres de film muet –, pour leur dire quelles scènes ils doivent jouer, intervenir par des didascalies ou faire des commentaires sur leur jeu. Les genres se suivent, mais ne se ressemblent pas tous. De l’absurde des transports parisiens („Rue de la pompe“), on entre dans „Vieux ménages“, comme dans un film d’Ingmar Bergman, puis on rit des rapports de classe avec „Le constipé récalcitrant“, pour ne citer qu’elles.
Au fur et à mesure des douze saynètes, la pièce se remplit pour finir dans un certain chaos. „La comédie, c’’est aussi de la mécanique“, dit-il en connaisseur en passant derrière la scène, où sont rangés par groupes et ordre d’arrivée les différents objets et accessoires qui font leur entrée sur scène. Jean Muller interprète au piano à six reprises la musique de Brahms, contemporain de Courteline – en l’occurence les intermezzi op. 117 et 119 et des valses op. 39 –, pour signaler le changement de scène, tandis que des scènes, appelées „genous“, articulent les changements de décors et de costumes. C’est à une „soirée triste“ qu’invite Jean Flammang, en clin d’œil à une remarque connue des spécialistes de Courteline que fit une spectatrice en 1893. Mais c’est surtout une soirée où l’on rit de la tristesse.
Infos
Première demain à 20h, puis vendredi 12 janvier à 20 h, dimanche 14 à 17h, ainsi que les jeudi 18, vendredi 19 et samedi 20 à 20h. Adresse: Théâtre national du Luxembourg, 194, route de Longwy, L-1940 Luxembourg. Site web: www.tnl.lu
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