Biennale de Venise / Sur le pavillon luxembourgeois / Six artistes en quête d’auteur
Pensée par l’artiste sonore Andrea Mancini et le collectif Every Island, „A comparative dialog act“ pose l’oeuvre d’art comme oeuvre collective inachevée et comme lieu de rencontres. Quatre performeuses étrangères y viendront en résidence pour nourrir une installation sonore immersive à Venise, documentée ensuite par un disque.
En pénétrant dans la sala d’armi B qui accueille le pavillon luxembourgeois en ce milieu du mois d’avril, on pourrait se croire immerger dans ce qui serait le second acte du pavillon de la Biennale d’architecture de l’année dernière, lequel était consacré au space mining. On y était confronté dans l’obscurité à un sol lunaire. Sur un écran, des extraits d’archives et des interviews contaient la fable de l’exploitation des ressources spatiales. Cette fois, il y a de la lumière. Le sol est pavé de dalles métalliques portant des inscriptions (des symboles abstraits et des textes descriptifs du projet). Des parois sonores amovibles, avec leur look futuriste, peuvent aussi faire penser à des projets exploratoires, tandis que leurs roues rappellent celles des robots envoyés sur la lune. La narration qui s’y entend est néanmoins beaucoup moins pétrie de certitudes que les discours des fervents de l’exploitation minière.
Du bruit pour l’art sonore
Si c’est d’utopie dont il devait aussi être question ici, c’est plutôt dans la manière de considérer l’art contemporain. L’art sonore se fait depuis plusieurs années de plus en plus présent et pressant – au Luxembourg, le Casino Forum d’art contemporain est soucieux de lui faire une place, tandis que le Mudam a mené quelques expériences en la matière. Mais il reste malgré tout une pratique encore marginale. Certes, le matériel d’enregistrement ne cesse de s’améliorer et de se démocratiser. Mais donner à voir le son reste une entreprise ardue.
Sur la Biennale de Venise, le son est très présent, mais l’art sonore est assez peu représenté. On relèvera que, dans le pavillon japonais, Yuko Mohri semble poursuivre les expérimentations du père en la matière, Alvin Lucier, en faisant entendre, non pas, comme ce dernier, le son de son activité cérébrale, mais le son de la maturation puis le pourrissement de fruits, bande sonore de dispositifs rappelant le mouvement Dada pour évoquer la fragilité des villes, et de Venise en particulier, face à l’eau.
Le pavillon luxembourgeois en 2024 est diamétralement opposé dans l’esprit à celui de 2022, lequel faisait place à un medium ancestral et toujours bien représenté à la Biennale – la peinture – autour d’une artiste et de son nom – Tina Gillen. Cette année, le pavillon innove à la fois en faisant une place à l’art sonore mais aussi aux performances qui viennent nourrir le projet sonore. C’est l’espace qui fait le lien entre les deux. C’est un espace immersif qui enregistre en même temps qu’il produit du son et les transmet, qui accueille la performance comme il l’accompagne.
Mais, le pavillon se distingue en cela des autres dans le sens où il brouille le concept d’auteur. Les concepteurs du pavillon, le musicien et artiste sonore, Andrea Mancini, et les cinq membres du collectif de design scénique basé à Bruxelles Every Island, contestent la vision de l’artiste en génie solitaire. Ils ne vont pas jusqu’à parler d’absence d’auteur mais plutôt d’un autorat collectif. „Nous travaillons collectivement; il y a une certaine notion de partage, jusque dans les contributions, de sorte qu’on ne peut plus distinguer quoi vient de qui. C’était pour nous un beau message contre l’idée de célébration de l’artiste unique qui fait un art unique“, explique l’artiste sonore Andrea Mancini.
„Il est toujours plus difficile de tracer la part de création“, dit Alessandro Cugola, architecte de formation et membre du collectif Every Design. Toutefois, il suffit de regarder la quasi-totalité des autres pavillons pour comprendre que l’autorat reste malgré tout une réalité intangible, qui n’exclue pas d’ailleurs chez l’artiste individuel la reconnaissance d’une responsabilité collective. L’artiste peut aussi être simplement vu comme un individu dont l’activité est consacrée à produire des œuvres considérées comme relevant de l’art par les institutions, les critiques et/ou les collectionneurs. Dans la plus longue contribution du catalogue, le critique littératire, Dan Fox, doute d’ailleurs de la disparition réelle des egos dans ce processus.
Contenu à performer
En fait c’est par la scénographie que s’exprime la personnalité du collectif, tandis que le contenu est aléatoire, laissé aux artistes, mais influencé par les lieux. Le collectif invite quatre performeuses en résidence (l’Espagnole Bella Bâguena, la Française Célin Jiang, la Turque Selin Davasse, la Suédoise Stina Fors) sur le pavillon et deviennent les co-autrices du projet. Chacune d’entre elles a été invitée à apporter des sons alimentés dans une bibliothèque sonore, dans laquelle chacune d’entre elles peut puiser pour accompagner sa performance. La structure est volontairement construite dans des couleurs froides, pour jouer sur l’opposition entre absence et présence de la performeuse, qui apporte sa couleur et sa chaleur aux lieux.
Pour l’inauguration du pavillon, c’est l’artiste turque basée à Berlin, Selin Davasse qui a apporté sa contribution. Exilée pour des raisons artistiques, la performeuse est habituée à endosser le rôle de parias en tous genres, que ce soit dans le champ philosophique (Diogène en 2021), ou le plus souvent des animaux rejetés par la société humaine. Ainsi, c’est consécutivement un pigeon, un ver et une souris qu’elle joue dans sa performance livrée pour le pavillon … Ses mots évoquent les régimes autoritaires („l’autorité n’a jamais tenu ses promesses“), la compétition entre les individus, le jeu des apparences, comme la condition de la femme. „A travers l’ironie et la parole, elle arrive à parler de thèmes très politiques en maintenant une certaine légèreté“, commente la curatrice, Joel Valabrega qui n’est pas pour rien dans ce choix.
Un pavillon audacieux
Bettina Steinbrügge, la directrice du Mudam, institution qui a la charge du pavillon, inscrit cette démarche qui, dit-elle, „élève la création sonore à une nouvelle dimension collective“ dans la lignée des pratiques expérimentales menées par les artistes et les étudiants du Black Mountain College. „[Ils associaient] son et performance, ainsi que recherche et hasard, de manière à tester l’expérience de l’écoute à Venise.“
Une autre dimension de cette structure-manifeste est la foi professée dans la parole et dans la transmission à l’heure du numérique. „Alors que la technologie a contribué à l’érosion de notre confiance dans le contenu numérique, les méthodes analogiques de transmission sont perçues comme plus fiables et trouvent une importance nouvelle“, observe la curatrice Joel Valabrega dans le catalogue. „La parole énoncée, avec sa nuance humaine et ses indices contextuels, renferme un degré d’authenticité qui est souvent perçu comme plus digne de foi.“ „Dans l’ère numérique que nous vivons, il nous s’agissait important de retourner à la tradition de la transmission de langage, de la transmission orale“, confirme Andrea Mancini.
Néanmoins, cela ne facilite pas non plus la tâche de donner un contenu tangible au pavillon. „Il peut sembler audacieux de produire un paysage sonore dans un environnement tel que la Biennale, événement animé déjà envahi par le son et un flot infini de visiteurs qui n’ont généralement que peu de temps, de patience et d’espace pour la contemplation“, constate Bettina Steinbrügge. Certes, proposer une plate-forme à des artistes étrangers est finalement louable et sied bien à un Luxembourg dépendant de l’étranger. Mais, produire un pavillon sans contenu aisément identifiable est aussi très audacieux, au moment où de très nombreux pavillons de la Biennale saisissent l’occasion pour s’emparer des questions qui agitent la planète. Audacieux sinon lunaire …
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