Disparition de l’écrivain Joseph Ponthus / Une voix d’en bas s’est éteinte
Deux ans après la publication „A la ligne“, Joseph Ponthus est décédé le 24 février, à seulement 42 ans. Son récit poétique et politique d’ouvrier intérimaire des usines de l’agro-alimentaire, lui survivra longtemps. Le livre suit une destinée prometteuse, tout juste marquée par une mise en musique tranchante.
„Nous apprendrons qu’en fait nous avons été forts/Nous n’avons pas été complaisants/Que nous sommes là
/Pour de bon/.Quoiqu’il arrive/Que l’amour/Sauve tout/Quoiqu’il arrive“. Au chapitre 64 d’„A la ligne“, Joseph Ponthus se préparait ainsi à traverser la période du cancer de sa mère qu’elle venait d’apprendre. Il fallait affronter la maladie comme on endure l’usine, avec dignité et courage, reconnaître et stimuler la vie auquel appartient le cauchemar apparent. Deux années après la sortie du livre, c’est lui que la maladie a fauché à seulement 42 ans, mettant un terme brutal à sa jeune carrière littéraire
Depuis sa publication, „A la ligne“ a multiplié les prix et les honneurs populaires, pour célébrer l’émergence d’une de ces précieuses voix venues d’en bas, mais aussi un style et une rythmique incomparables, qui en font un texte à portée universelle. Joseph Ponthus se réjouissait encore récemment de nouvelles traductions en espagnol et en suédois, en attendant l’anglais d’un texte qui a dépassé les 100.000 exemplaires vendus, et qu’une nouvelle librairie de sa ville, Lorient, a choisi de se donner pour nom.
La culture pour endurer
L’originalité de ce texte est de décrire finement le monde de l’usine, ses corps qui encaissent; les machines qui détruisent, mais aussi les idées qui traversent les esprits dans les rares moments de relâche. Car Joseph Ponthus n’est pas un ouvrier comme les autres. Il a fait des études universitaires en littérature et a travaillé comme éducateur spécialisé. Et c’est après avoir tout plaqué pour rejoindre sa compagne en Bretagne, qu’il a commencé une carrière d’ouvrier industriel à 40 ans, dans la France pré-macroniste.
Joseph Ponthus n’avait pas le choix. C’est un homme issu d’un milieu populaire, pas un rentier, qui doit travailler pour gagner des sous. „A la ligne“ n’est ainsi pas le produit d’un journalisme d’immersion à la mode, pas non plus l’éducation des ouvriers comme c’était la mode parmi les rejetons de la bourgeoisie dans le passé. „Je n’y allais pas pour faire un reportage/Encore moins préparer la révolution/Non/L’usine c’est pour les sous“, explique-t-il au début de son texte. „A la ligne“ est l’œuvre d’un intérimaire qui doit exercer ces métiers qu’on assigne qu’à cette catégorie de travailleurs interchangeables, d’égoutteur de tofu à nettoyeur d’abattoir. D’un intérimaire, pressé par une envie d’écrire qui lui reste „comme une arête dans la gorge“.
C’est cette écriture qui le fait tenir debout, il écrit comme il travaille „à la chaîne, à la ligne“, dans des moments grappillés sur un sommeil devenu si précieux depuis que son corps doit charger des lignes et des camions, à n’en plus finir, à pousser des carcasses, nettoyer le sang. Il décrit l’usine qui fatigue („les sous à aller gagner racler pelleter avec les bras le dos les reins les dents serrées les yeux cernés et éclatés les mains désormais caleuses et rêches la tête la tête qui doit tenir la volonté bordel“), l’usine qui occupe l’esprit, l’usine qui s’immisce partout („L’usine quand tu en sors/Tu ne sais pas si tu rejoins le vrai monde/Ou si tu le quittes“). L’intérimaire doit trouver sa place, en trouvant l’hypocentre entre le renoncement au défi physique, la virilité devenue servitude, l’esquive et l’exploitation. Selon les chefs, les collègues, les machines et les jours, l’humeur de l’auteur ondule. Il se garde bien de tracer une direction, entre colère, résignation et relativisme. Sa position d’intérimaire, de pauvre potentiel, ne le lui permet pas.
Au fil des missions d’intérim, Joseph Ponthus égrène les usines de l’industrie agro-alimentaire globalisée, autour de sa ville. Les quantités de chair et de matière qui y transitent dépassent l’entendement. Les crevettes qui arrivent congelées de partout, passent dans des machines dont on ignore le lieu de fabrication, pour finir partie en couronnes à l’heure de l’apéro d’on ne sait qui.
Le texte est âpre et dur, comme les cadences de l’usine, mais il est aussi émaillé de traits poétiques et de jeux d’esprit. Quand il œuvre au conditionnement des poissons, il s’amuse de leurs noms, et de se voir ainsi en mesure de dépoter des lieux (lieues) communs et des chimères. Il imagine en grenadiers ses collègues qui, après l’attentat de Nice, n’ont que la haine à la bouche.
Joseph Ponthus n’est pas seul non plus pour décrire tout ce petit monde. Il est accompagné d’une myriade d’auteurs dont les œuvres entrent en résonance avec ce qu’il ressent ou ce qu’il voit. En cela, c’est la culture comme moyen d’endurance sinon de résistance que célèbre aussi son texte. Ainsi, avec La Bruyère, il se convainc qu’il n’y a pas de meilleure attitude que de fixer sa concentration sur son propre travail. „Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi: le reste ne nous regarde pas, c’est l’affaire des autres.“
Mais c’est la métaphore de la guerre qui domine, surtout lorsqu’il vient à travailler dans l’univers mortifère de l’abattoir. Il s’imagine à la pause, chronométrée, en Guillaume Apollinaire, dans sa tranchée, pensant à sa chérie, „Tandis que les yeux fixés sur la montre/J’attends la minute prescrite pour l’assaut“. Les chefs traitent les intérimaires („On s’en fout de qui je suis/Deux bras et puis basta“), comme de la piétaille comme le général Nivelle les soldats au Chemin des dames.
Joseph Ponthus aime aussi le mélange des mondes, dont il est le creuset. Une carcasse qui lui tombe sur le pied lui rappelle le doigt coupé de buteur de son Stade de Reims natal, Raymond Kopa, qui se voit tout à coup associé à la main coupée de Blaise Cendrars et aux paroles de la chanson de Craonne, écrits par les mutinés du chemin des Dames, „Ceux qu’ont l’pognon/Ceux-là reviendront/Car c’est pour eux qu’on crève“.
L’usine est le théâtre d’une guerre, mais c’est aussi un divan. „Devoir tenir jour après jour nuit après nuit heure après heure/Un simple déplacement de symptômes/Ce n’est plus la tête qui souffre mais le corps/L’usine l’a apaisée“. C’est toute la complexité du texte et de la position de son auteur, Joseph Ponthus, qui est reflétée ici et ne manque pas de témoigner là des ravages du racisme et de la pornographie sur ses collègues de l’usine, comme des petites joies du quotidien qui font tenir debout („Nos gueules sont au mieux des portraits d’Otto Dix/Nos corps des atlas de troubles musculo-squelettiques/Nos joies de petits riens/Des bouts d’insignifiance qui prennent sens et beauté dans le grand tout le grand rien de l’usine“).
„A la ligne“ répertorie ainsi ce que la décence ordinaire fait dire de profond à ses collègues. Comme cette ouvrière qui constate: „Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter“, phrase que Ponthus désigne comme „une des phrases les plus belles les plus vraies et les plus dures qui aient jamais été dites sur la condition ouvrière“.
Lignes musicales
Il n’y a pas que les idées, les chansons font aussi résister Joseph Ponthus. Les chansons de Trenet lui sauvent „le travail et la vie tous les jours que l’usine fait“. L’importance de la chanson dans sa vie, mais aussi son écriture, dénuée de ponctuations comme une production qui ne s’arrête jamais et hachée comme le rythme des machines, prédestinaient „A la ligne“, à faire l’objet d’une adaptation musicale.
Ex-chanteur de Diabologum, Michel Cloup (passé avec son duo au CarréRotondes en 2012), cherchait justement un livre à adapter en musique. Ce n’est pas une surprise qu’il ait été saisi par cette écriture acérée qui ressemble à la sienne. Il s’est lancé durant le confinement en compagnie de Pascal Bouaziz (Mendelson, Bruit Noir) à l’adaptation. Et le résultat est le plus réjouissant travail du genre depuis „Les soliloques du pauvre“, ce recueil de poèmes du miséreux Jehan Rictus, mis en musique par le rappeur Virus en 2017.
La découpe d’un album en 17 chansons, permet de restituer les différents rythmes de la journée, tandis que le choix des mots de Joseph Ponthus rendent justice toute la variété des moments vécus, de ce week-end de repos où l’usine est omniprésente sur Week-end („l’usine me bouffe, cette salope“), à ces envies d’écriture, où „J’écris comme je travaille/A la chaîne, à la ligne“ devient un refrain entêtant. Cela permet aussi de consacrer une chanson au chien de l’auteur Pokpok, à ses cauchemars („à la hauteur de ce que mon corps endure), comme aux moments où la musique permet de „penser à autre chose“.
C’est à un cri de rage face à l’écrabouillement, qui ressort de l’album rock expérimental. Pour l’ouvrier, qui comme Joseph Ponthus écoutait de la musique sur le chemin du boulot, voudrait en faire sa bande-son quotidienne, il donnerait des idées de démission. Ou du courage.
A lire et écouter
„A la ligne“, paru en 2019 aux édition La table ronde puis en poche chez Folio.
„A la ligne“, CD de Michel Cloup et Pascal Bouaziz, sorti en décembre 2020 (label Ici ou ailleurs).
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