Racisme / Une épidémie coriace
A plus d’un demi-siècle d’intervalle, deux cas de racisme dans le sport nous rappellent la permanence du racisme visant les personnes de couleur noire au Luxembourg.
C’était un banal match de championnat de première division de futsal. Le dimanche 3 novembre 2019, le Fola Esch reçoit les Red Boys Aspelt dans le complexe sportif Henri Schmitz d’Esch-Lallange. Depuis le début du championnat, le club eschois n’a connu que des défaites. Et la partie qui s’engage indique que la mauvaise série va se poursuivre.
Les maigres chances eschoises reposent fortement sur les épaules de Christopher Da Graça, l’un des joueurs les plus décisifs de son équipe. Mais, rapidement, le joueur sort de son match. Depuis que le coup de sifflet initial, à chaque fois que le ballon arrive dans ses pieds, des supporters de l’équipe adverse qui ont pris place en tribune lancent des cris de singe.
Durant les premières minutes, Christopher Da Graça fait la sourde oreille. Il demande à ses coéquipiers qui commencent à trépigner de ne pas réagir pour éviter toute escalade. „A un moment, on peut dire ,ne faites rien‘, si ça continue dans les tribunes, que les arbitres ne font rien contre, c’est normal que les joueurs commencent à péter les plombs“, dit-il. Ses coéquipiers veulent quitter le terrain. Il leur dit de rester, tant que l’arbitre ne les y invite pas. Mais l’arbitre n’intervient pas. Il faudrait qu’il y ait une bagarre, comme celle qui a terni la finale du précédent championnat de futsal, pour qu’il arrête le match, explique-t-il aux joueurs eschois.
Pourtant, deux semaines plus tôt, après que des joueurs anglais ont eu les mêmes cris lors d’un match international, en Bulgarie, le président de la Fédération internationale de football rappelle sa procédure en trois étapes, introduite en juin 2017: une première interruption du match, suivie d’une annonce faite aux supporters d’arrêter leurs cris, puis, si l’insulte raciste persiste, un second arrêt plus long durant lequel les joueurs rentrent au vestiaire et un nouvel appel au calme, et en troisième la possibilité d’interrompre le match.
Finalement, quand l’arbitre intervient, c’est pour expulser Christopher Da Graça du terrain. A dix minutes de la fin, après avoir marqué un but sous les cris de singe qui n’ont jamais cessé, il célèbre son but en imitant le singe face aux supporters.
Le match alors est déjà plié. Le Fola Esch est loin derrière son hôte au résultat. Et les attitudes racistes ne peuvent pas tenter de se cacher derrière une tentative d’intimidation de l’adversaire. La déception n’en est que plus grande pour le joueur visé. Heureusement, dit-il, que l’équipe d’Esch, allant à vau-l’eau, ne comptait plus autant de supporters qu’auparavant, dont beaucoup d’origine capverdienne, sinon le gâchis aurait pu être encore plus grand.
Christopher Da Graça a mis du temps à encaisser le choc, celui de se sentir rejeté dans son propre pays. „Je me suis senti très, très mal pendant un bon bout de temps, parce que je suis quand même né au Luxembourg. J’ai fait mes études ici. Je travaille ici. Je paie mes impôts ici. Je suis Luxembourgeois. C’est seulement la couleur de la peau qui change. Mais je suis ni plus ni moins que les autres.“
Le traitement de l’affaire par les instances du football ne l’a pas aidé à relever la tête. Sur le rapport de l’arbitre de la partie, le Red Boys Aspelt a reçu une amende de 500 euros pour attitudes et insultes racistes. La victime a trouvé la sanction „pénible“. „Ce n’est pas en donnant une sanction financière que leurs supporters vont arrêter. Le club en lui-même n’a pas vraiment la faute de ce que les supporters font. Je me serais attendu à quelques matchs à huis clos pour que les supporters comprennent qu’ils ne peuvent pas le faire.“ Après les cris de singe en Bulgarie, la FIFA avait demandé aussi le bannissement des stades des supporters concernés ainsi que des poursuites judiciaires. Mais rien dans cette affaire n’a permis d’identifier les auteurs des troubles.
L’appel d’Aspelt lui est resté en travers de la gorge tout autant que la décision des instances fédérales de diviser par deux l’amende, en l’absence (non justifiée) dit le rapport, du joueur qui n’avait pas le cœur à assister à la séance.
Christopher Da Graça en a déjà vu des cas de racisme sur les terrains de sport qu’il fréquente assidûment. La saison dernière, c’est un cadre de l’équipe adverse qui l’avait insulté. Mais il n’avait jamais assisté à un cas aussi grave que celui dont il fut victime. „Au XXIe siècle, c’est triste de vivre encore cela“, poursuit le joueur. „Il y avait aussi des enfants dans les tribunes. C’est le mauvais exemple qu’on donne. Car les enfants vont penser que c’est quelque chose de normal. Ça arrive, et ça va arriver encore, même si ce n’est pas à moi.“
L’affaire du „Kayler Ku-Klux-Klan“
L. Jackson a un peu plus de chance de gagner le match qu’il dispute à Kayl le dimanche 21 mars 1965. Mais le traitement qui lui est réservé par l’équipe adverse et les spectateurs n’en sont pas plus excusables.
C’est l’époque où des agents de joueurs américains proposent aux clubs européens les services de leurs poulains; Le BBC Diekirch a engagé L. Jackson pour la saison avec un autre de ses compatriotes, de peau blanche celui-là, Dunkle. Pour les joueurs du Ro’de Le’w, affronter des joueurs américains était une première. Et pour prendre l’avantage sur ces adversaires d’un nouveau genre, les locaux n’hésitent pas à recourir à des insultes bien dans l’air du temps. Les deux joueurs américains sont insultés de maudit gangster. Jackson a droit à un traitement spécial avec deux insultes supplémentaires: sale nègre (dirty nigger) et singe (monkey).
Les insultes se répètent sur le parquet comme en provenance des tribunes. Aucun joueur ni membre du club de Kayl ne s’en émeuvent. Jackson lui ne supporte pas longtemps la situation et décide de quitter le terrain et regagner les vestiaires; ses coéquipiers qui viennent l’y trouver dans l’espoir de le faire revenir, le découvrent en pleurs et se résolvent à finir la partie sans lui.
Le match s’achèvera par un score faible qui dit le caractère amateur de la pratique du basket-ball à l’époque: 32-26, en faveur de l’équipe locale. Mais il s’achèvera surtout sur un scandale. Les témoignages des spectateurs permettent à la presse de relayer les incidents.
L’hebdomadaire d’Lëtzebuerger Land fait ressortir de l’incident le débat de société qu’il cache. Il appelle à une protestation virulente de la part des opposants au racisme et exige des excuses publiques, suite à ce qu’il baptise l’affaire du „Kayler Ku-Klux-Klan“, du nom de l’organisation raciste américaine qui, deux semaines plus tôt, a brûlé des portraits du pasteur Martin Luther King à Jacksonville. Joueurs et entraîneur de Kayl ont souillé l’image du Luxembourg, dit-il.
L’affaire tourne au vinaigre lorsque le tribunal arbitral de la fédération décide de ne pas sanctionner l’équipe hôte et d’estimer que les torts sont partagés, suivant ainsi la ligne de défense du club de Kayl. Le Land attribue la décision scandaleuse du tribunal aux rivalités entre club et aux manigances internes à la fédération. Mais il en appelle aux autorités sportives pour dénoncer des actes qui dépassent le sport.
En juin, en appel, le tribunal fédéral finalement suspend les joueurs et le coach responsables des insultes d’un match de suspension, en considérant que les quolibets sont bel et bien des insultes adressés aux deux joueurs américains. Mais, l’organe ne renonce pas à accorder des circonstances atténuantes à ces derniers du fait que les autres joueurs ont aussi dégradé l’ambiance et que l’absence de réaction de l’arbitre a pu les encourager.
A moitié satisfait, le Land concède qu’entre Kayl et l’Alabama, il y a encore un long chemin mais se demande ce qu’il en sera lorsque la population sera composée d’un pourcentage important de personnes de couleur. A l’heure où le caractère raciste du „Bier“ pour désigner l’ouvrier italien est oublié, le journal peut qualifier le pays de „pacifié sur le plan des races“. Mais il s’inquiète: „Le Luxembourg doit importer une grande partie de sa main d’œuvre de pays toujours plus éloignés, et d’ici peu peut-être d’Afrique du Nord et d’Afrique centrale. C’est pourquoi, il est important que la moindre trace de préjugé raciste soit aussitôt tué dans l’œuf.“ De longues décennies d’indifférence pourraient expliquer que près de vingt mille jours après L. Jackson, Christopher Da Graça a vécu un semblable calvaire.
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L’insolence et la bêtise font la paire. S’y ajoutent encore l’ignorance et l’intolérance. Il faut combattre le racisme dans ses racines, sans merci!