Passion livres / La préhistoire du désir
En attendant un nouveau „grand“ roman, ici et là annoncé, de l’auteur des „Vies minuscules“ (Gallimard, 1984; Folio, 1996), les Editions Verdier font paraître „Les deux Beune“, un court roman rural et envoutant composé d’un premier texte, paru en 1996, et d’une seconde partie inédite, qui vient presque trente ans plus tard boucler cette histoire en forme de quête sensuelle et profonde. Là, comme dans toute son œuvre, Pierre Michon donne la pleine mesure d’une littérature incarnée, charriant la sauvagerie du désir en même temps que celle des hommes, depuis toujours.
Au fin fond de la Dordogne, au début des années soixante, un jeune homme prend son premier poste d’instituteur dans l’école du village. On est à deux pas de Lascaux, cette grotte des origines, et un peu partout dans les champs ou les bois affleurent „les grossiers silex précieux à leur façon comme les masques d’or de la vallée des Rois“. Tout un „outillage d’abattoir“ qui place immédiatement le récit de Pierre Michon sous le signe des traces, de l’archaïque et du sang. Il faut dire que le paysage de cette région reculée est battu par les pluies incessantes de l’automne, comme noyé sous une colère qui semble divine. Il faut dire aussi que le pays est sombre, primitif, les intérieurs respirent l’humidité et le salpêtre. Dans le café-restaurant-hôtel du village, où loge le jeune enseignant arrivé depuis peu, on boit sec en parlant coups de fusil, pêche à l’anguille, ronde nocturnes de gendarmes qui verbalisent les pêcheurs d’écrevisses …
„Le parler rude“, le mauvais patois, le vin „pour affronter mieux les larmes“, „leur sommeil, leurs chasses, étaient vieux comme les fabliaux“. Et dans ce vieux pays, cerné par les rivières de la Beune, la Petite et la Grande, deux femmes règnent au milieu des hommes: Hélène, la logeuse, figure féminine nourricière et silencieuse, „vieille et massive comme la sybille de Cumes, comme elle réfléchie, et de même attifée de belles guenilles, coiffée d’un fichu roulé“; Yvonne, la buraliste, entre trente et quarante ans, figure de l’artifice et de l’opulence, objet exclusif et fantasmé d’un désir lancinant, archaïque lui aussi, prêt au sang pour s’assouvir.
C’est autour de ce deuxième personnage de chair et de mystère, bien loin de la jeune Mado qui rend régulièrement visite au jeune instituteur, que tournent les deux récits de Pierre Michon, écrits à quelques décennies de distance. Ils disent les mêmes impératifs d’un désir ancien, aussi profond et noir que „la caverne où deux êtres de sexe opposé se retrouvent toujours en fin de compte“, là où ils „mettent crûment en acte les tueries de leur propre petite caverne intérieure“. La phrase de l’écrivain, si riche, si dense, s’enflamme elle aussi au contact persistant du désir qui sans cesse grandit à l’intérieur de son héros. Il faudra aussi tout ce temps, les flots contrariés et mystérieux de la Grande et de la Petite Beune, toutes les étapes de ce long parcours initiatique, pour que l’acte de chair s’accomplisse enfin. Comme l’aboutissement d’un affrontement, d’un long et douloureux corps-à-corps, qui a défilé dans la tête et dans les rêves du jeune homme, à lui couper régulièrement le souffle et les jambes.
„L’accouplement est un cérémonial“, écrit Pierre Michon, „s’il ne l’est pas c’est un travail de chien. La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes. Yvonne ne disait pas autre chose. Elle ne voulait pas autre chose. Je le savais bien, à ses apprêts, à son goût exagéré des bijoux et des poses, à son art de se faire un autre corps avant l’amour. A la marque de novembre. Elle ne souhaitait pas faire l’amour, elle voulait le commettre. Elle aimait ce comble de la civilisation.“
A sa manière de peintre, de celui qui tente de „faire voir puissamment les choses comme le fait la peinture“ (c’est l’image que Pierre Michon associe à son art dans „Le Roi vient quand il veut“). Propos sur la littérature, Albin Michel, 2007), l’auteur de „Les Onze“ (Verdier, 2009, Grand Prix du roman de l’Académie française) plonge son lecteur dans la contemplation d’une œuvre qui se situe quelque part entre Bruegel l’Ancien et Francis Bacon. Un univers crû, incroyablement incarné, riche de silhouettes et de visages qui marquent l’esprit et le regard.
Parmi les hommes installés dans le paysage, il y a Jean, le fils d’Hélène, figure du „pêcheur-cueilleur“ qui vit ou survit encore au rythme de la nature et de ses prises, inadapté au nouveau monde qui naît dans ces Trente Glorieuses qui s’annoncent … Il y a aussi Jeanjean, le magouilleur, l’indélicat, l’amant d’Yvonne, aussi brutal que ses manières, „une espèce de rigolo“ qui vit de la moisson qu’il exécute un peu partout dans le pays, „sur les terres des autres, au volant de sa John Deere“ …
Autant de „vies minuscules“ diffractées par le prisme du regard que porte le narrateur des Deux Beune. Décelant les vérités et les reflets, creusant les petites mythologies et les histoires plus ou moins ordinaires, plus ou moins extraordinaires, Pierre Michon excelle à les recomposer. Entre fragilité des destinées et combinaisons hasardeuses, c’est toute la singularité de sa littérature, qui continue de s’imposer comme l’une des plus intenses de la langue française.
Laurent Bonzon
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