Artistes entre Luxembourg et Berlin / Alain Schumann: „L’humour permet de surmonter une expérience parfois abominable“
Pierrot lunaire, hilarant crooner vêtu de satin rose ou poète hanté par l’apocalypse, Alain Schumann donne à voir ses multiples facettes dans une création littéraire et musicale aussi variée que savoureuse.
Dans son appartement du quartier de Prenzlauer Berg, à Berlin, Alain Schumann n’a pas encore de véritable chambre à soi: „Je suis dans une situation particulière, car nous vivons et travaillons avec ma partenaire dans le même endroit. Elle peint, il y a ses tableaux dans la salle à manger, ses pinceaux dans la cuisine – il n’y a pas de séparation. C’est un open space, et mon piano est là aussi. Quand je joue, c’est un peu comme si je jouais dans la cuisine. C’est assez chaotique, je ne peux pas fermer une porte et m’isoler dans un monde complètement différent. Mais j’ai appris à transformer ce chaos en force, et à l’incorporer dans mes textes. Je me sens très bien, dans cet appartement, c’est notre havre de paix.“
La ville de Berlin, où il a élu domicile après avoir vécu à Luxembourg, puis à Londres et Paris, n’apparaît pas à Alain Schumann comme une influence directe ou consciente dans sa création: „Je suis comme une éponge. Partout où je vais, j’absorbe des éléments qui transparaissent ensuite dans ce que je fais, sans que j’en aie vraiment conscience. Lorsque je me mets au travail, c’est presque comme une méditation. Je m’assieds, j’essaie de sentir le poids de mon corps et de laisser mes pensées se former sur la page ou sur les touches du piano. Mes doigts courent sur le clavier et lorsqu’une mélodie apparaît, je m’arrête pour me demander: ,Qu’est-ce que je ressens?‘ Je retourne alors à la mélodie et je travaille à partir de l’émotion que j’ai identifiée, je tente de l’approfondir, de construire le morceau sur ce fondement. Je vis à Berlin, j’ai des impressions de la ville, j’éprouve de la joie et de la peine ici, et cela influence donc automatiquement mon travail. Mais je ne sais pas de quelle manière exactement, car c’est un processus inconscient, je ne l’analyse pas.“ Après s’être produit plusieurs années au sein du groupe à succès Natas Loves You, Alain Schumann a créé Jackie Moontan, un personnage qui n’appartient qu’à lui, un pierrot lunaire glamour qui apparaît tantôt vêtu de satin ou de léopard, tantôt à moitié nu dans une baignoire. Avec Jackie, Alain Schumann a écrit plusieurs tubes (Pink Morning, Crystal Roof, …) et s’est produit sur scène à Luxembourg (De Gudde Wëllen, Casino,…), à Londres (Paper Dress Vintage), Trier (Academy of Fine Arts) ou Berlin (Loophole, Paolo Pinkel,…).
Jackie est très aérien. Il flotte, il observe la vie de façon naïve, comme quelqu’un qui viendrait d’une autre planèteartiste
„Ma mère me disait toujours: ,Tu es vraiment dans la lune‘. Et c’est ainsi qu’est né Jackie Moontan. Il est à la croisée entre le Petit Prince, un pantomime, un clown …“ De même que Montesquieu avait créé le personnage persan de Rica dans ses „Lettres persanes“ pour mieux décrypter d’un nouvel œil son petit monde parisien, Jackie Moontan permet à Alain Schumann de poser sur nos mœurs un regard neuf: „Jackie est très aérien. Il flotte, il observe la vie de façon naïve, comme quelqu’un qui viendrait d’une autre planète. Il m’a beaucoup aidé dans le processus créatif. Je l’ai inventé il y a plus de sept ans, à Paris, alors que je venais de rompre avec mon groupe de l’époque. A ce moment, j’étais face à un choix: j’aurais pu prendre ,un boulot sérieux‘ comme on dit, mais j’ai décidé de rester créatif, même si pour survivre, il me faut des petits boulots, ce qui peut parfois donner l’impression qu’on est un funambule sans filet de sécurité. Ça peut faire peur, il ne faut pas regarder en bas, sinon c’est vertigineux, c’est la panique, mais c’est mon choix. Je veux continuer à avancer dans le processus créatif – avec Jackie, mais également avec d’autres projets. J’ai beaucoup écrit ces dernières années: de la poésie et des nouvelles. Pour moi, tout est lié. J’ai commencé par écrire de la poésie avant de même songer à être musicien. A mes yeux, tout l’art de la poésie réside dans le fait d’exprimer des pensées et émotions complexes de façon très simple. C’est ce que j’essaie de faire. J’ai écrit un poème, Yesterday Or Yesterday’s Identical Twin, qui vient de paraître fin mars dans le recueil Pretty Obscure, publié par l’éditeur Far West Press, à New York. C’est une anthologie qui réunit des autrices et auteurs venus de la musique ou de la littérature, de L.A. à New York. J’ai aussi écrit un recueil de poèmes, The Age of The Chicken, qui est organisé comme une histoire, mais je n’ai pas encore trouvé la bonne personne pour le publier. Le livre est structuré en trois chapitres, en trois phases, comme un film. Mais on peut lire chaque poème individuellement. Ça traite d’une apocalypse imminente, dont tous les signes sont perceptibles, mais également d’une apocalypse intérieure, inhérente à un personnage. Il y a beaucoup de moi dans ces textes que je signe de mon vrai nom, Alain Schumann. Un nom qui sonne très exotique aux oreilles des Américains!“ (rires)
Même si ces textes littéraires et poétiques peuvent a priori sembler à l’opposé de l’univers acidulé et joyeux de Jackie Moontan, un lien se dessine entre les différentes expressions artistiques d’Alain Schumann: „J’ai une grande part d’obscurité qui transparaît dans ma poésie, et j’ai une grande part de légèreté qui transparaît dans Jackie. Mais cette année va sortir le premier album signé Jackie Moontan, The Dark Side Of The Tanning Bed: le titre fait évidemment référence à Pink Floyd, mais il laisse aussi entendre que les choses vont devenir un peu plus noires pour le personnage. L’album est enregistré, ça y est, et je prépare à présent la prochaine étape: un second album.“ Jackie Moontan nous permet également de savourer le sens de l’humour d’Alain Schumann: les textes postés sur les réseaux sociaux de Jackie sont absolument hilarants, et ses clips à l’esthétique savamment étudiée sont un régal.
C’est du théâtre, c’est drôle, c’est fait pour rire et ne pas penser à tout ce qui se passe dans le mondeartiste
Costumes flamboyants, références aux documentaires animaliers, influence des années soixante-dix, plumes, imprimés, couleurs vives et cheveux gominés – Jackie Moontan a beau être né sur la lune, ce qu’il nous fait explorer de la Terre est tout sauf pâle: „Je travaille avec des gens qui ont un univers visuel très fort. Pour mes deux premiers clips, j’ai collaboré avec Diane Sagner, qui a une vraie vision. C’est elle qui m’a donné le premier déclic de la direction que je désirais prendre, lorsqu’elle m’a proposé de faire un clip pour Pink Morning avec une dominante de deux couleurs, en commençant par le rose. Cette couleur n’existait pas dans ma vie avant que je ne rencontre ma compagne, Leila Lallali. Leila s’habillait de rose, et j’ai adoré l’effet que cette couleur avait sur moi. Le rose est à la fois très fort et très doux. On pourrait s’y allonger et s’y endormir, et en même temps, c’est une couleur qui crie: ,Je suis là!‘ En plus du rose, Diane a choisi un vert toxique. Jackie se transformait en monstre après avoir bu une potion. L’idée du monstre nous est venue, car à l’époque je travaillais pour un train-fantôme à Paris. Je m’y rendais le matin, je mettais des lentilles de contact, un maquillage de zombie, et je faisais une peur bleue aux gens (rires). On avait même des parfums spécifiques: ,Cimetière‘, ,Corps en décomposition‘, ,Peste‘ … Il y avait ces étiquettes sur les petites bouteilles! L’odeur était horrible, même pour nous les acteurs! Mais on s’y habituait. (rires) Je figurais dans un jeu qui s’appelait ,La Crypte‘. J’étais enchaîné dans un trou, et au bout de quelques minutes, je bondissais hors de ma cachette en me précipitant sur les gens. Mais c’était dur physiquement, car les chaînes qui me retenaient au dernier moment me faisaient mal au dos. Et puis l’endroit était extrêmement poussiéreux, et je suis allergique à la poussière. Alors, j’en ai pâti! (rires) Mais c’était le meilleur petit boulot que j’ai eu de ma vie!“
Chaleureux, profond et désopilant, Alain Schumann met sciemment l’humour au cœur de sa création musicale: „Je ne veux pas céder à la pression d’écrire des ,textes à message‘, des ,textes politiques‘. Jackie, c’est du théâtre, c’est drôle, c’est fait pour rire et ne pas penser à tout ce qui se passe dans le monde. On a le droit de faire une petite pause, de se détacher un instant de l’horreur, de l’apocalypse, de la merde sans fin. On se rend fou avec ça. C’est incessant. Tous les jours, on est sommés de parler, de prendre position, on est pointés d’un doigt moralisateur: ,Tu n’en fais pas assez!‘ J’ai déjà suffisamment de voix dans ma tête comme ça, suffisamment de honte, suffisamment de tout cela. Jackie est au contraire un choix délibéré d’être léger, de mettre l’humour au cœur de ma musique. Car c’est ainsi que je vis. Sans l’humour, je me retrouve en enfer, je retourne à la noirceur et elle me dévore tout entier. L’humour nous permet de surmonter une expérience humaine qui est parfois abominable. Avec l’amour, l’humour est notre seul atout pour garder l’équilibre!“
Artistes entre Luxembourg et Berlin
Cet article fait partie d’une série sur les artistes luxembourgeois-es vivant à Berlin, par notre correspondante Amélie Vrla.
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