Artistes entre Luxembourg et Berlin / Laurianne Bixhain: „Comment produire des images féministes?“
Depuis juillet, l’artiste et photographe Laurianne Bixhain est en résidence au sein de la prestigieuse maison d’artiste Bethanien, à Berlin, jusqu’à la fin de l’année. Une exposition aura lieu le 7 novembre prochain pour présenter le travail accompli.
Laurianne Bixhain connaissait déjà Berlin pour y avoir fait un stage dans une librairie, au début des années 2010. „Berlin m’attirait beaucoup — en tant qu’artiste et qu’étudiante, mais je pense que j’étais encore très jeune et pas du tout prête. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus solide. Finalement, ça m’a fait du bien de retourner au Luxembourg après mes études. J’ai pu y faire énormément de choses. Quand on est adulte, on a plus de pouvoir d’action que lorsqu’on est adolescent, et ça a énormément enrichi mon expérience.“
Aujourd’hui, Laurianne Bixhain se réjouit de l’opportunité de passer six mois à la Bethanien, dans une maison pleine „d’artistes, tous très différents“: „C’est une résidence qui est organisée par Kultur lx, un appel à projet ouvert à tous les artistes visuels. J’ai proposé un projet qui était déjà en cours. Il s’adapte au format de la résidence et au fait qu’il y a une exposition à préparer en novembre. La résidence dure six mois, ce qui laisse vraiment le temps de réaliser et le projet de résidence et le projet d’exposition sur place. Je veux continuer ici la série de photos que j’ai déjà commencée.“
Transformation et inversion des rapports
En 2021, l’artiste belgo-luxembourgeoise avait travaillé sur un projet intitulé „The Day Begins With a Loud Boom“ pour le Mudam. Ce projet, dont elle présentera peut-être une partie lors de l’exposition de novembre à la Bethanien, „se fonde sur des photos que j’avais prises dans différentes industries, au Luxembourg et en Belgique. Ce qui m’intéressait était le travail de la matière, et sa transformation. Le fait de se dire que c’est aussi par le rapport tactile que se définit l’humain. Car le fait de transformer la matière nous transforme aussi nous, êtres humains. Tous les outils qu’on utilise agissent aussi sur nous, dans un sens. On pense que l’humain transforme les matériaux, comme s’ils étaient passifs, mais moi, j’ai voulu au contraire leur donner toute la place, et que les rôles de sujet et d’objet, de photographe et de ce qui est photographié, puissent être interchangeables en quelque sorte.“
Ces thématiques et questionnements se retrouvent dans le projet avec lequel Laurianne Bixhain a présenté sa candidature pour la résidence à la Bethanien, et qu’elle désire poursuivre durant son séjour à Berlin. „Deux danseuses, Chloe Chignell et Amina Szecsödy, ont créé une pièce, Shadow Text, à partir de textes de l’autrice féministe Monique Wittig. Le projet existait déjà et j’ai eu très envie de le photographier. Je leur ai alors demandé si je pouvais suivre les répétitions et les accompagner pour nourrir mon projet. J’ai retrouvé l’idée de transformation, qui était au cœur de The Day Begins With A Loud Boom, dans les textes de Monique Wittig. Elle dit que les mots, qu’on les écrive ou qu’on les dise, ont un impact sur notre corps. Pour elle, nous sommes la somme de tous les mots qui nous ont fait. Je trouvais cette idée fascinante. Wittig parle surtout de l’emprise du masculin sur la langue, et s’interroge sur la place à donner au féminin – une place qui ne soit pas moindre, ou secondaire, ou accessoire.“
La femme a beaucoup été objectifiée à travers la peinture puis l’appareil photographique. Comment sortir de cela? Je n’ai pas encore vraiment de réponse. Mais il faut se poser la question.photographe
Ce nouveau projet est constitué lui-même de mues et transitions successives, puisqu’il passe du texte à la danse, puis de la danse à la photographie, avec l’idée de peut-être revenir enfin au texte, et au corps, dans une boucle bouclée: „J’ai demandé à une des deux danseuses, Chloe Chignell, qui est aussi autrice et avec laquelle j’avais déjà collaboré sur The Day Begins With A Loud Boom, d’écrire un texte pour accompagner mes images. Et nous réfléchissons à travailler avec une compositrice, pour que le texte soit lu ou chanté par un chœur.“
Sortir de la hiérarchie sujet-objet
„Il est clair pour moi que la volonté féministe est au cœur de ce projet. Mais comme il est encore en cours de réalisation, je ne sais pas encore à quel point notre intention féministe sera explicite – dans le texte écrit par Chloé, par exemple. Et quant à ce qui est des images mêmes, j’ignore comment produire des images féministes. C’est une question que je me pose. En ce moment, je lis la réédition d’un texte qui été écrit dans les années quatre-vingt, ,Reconsidérer la photographie érotique‘ d’Abigail Solomon-Godeau. Elle dit que le medium photographique en soi établit une espèce de hiérarchie entre le sujet et l’objet, que tout ce qui est photographié est objectifié. La femme a beaucoup été objectifiée à travers la peinture puis l’appareil photographique. Comment sortir de cela? Je n’ai pas encore vraiment de réponse. Mais il faut se poser la question.“
Très sensible aux notions d’égalité et de domination, Bixhain n’est pas toujours à l’aise avec la réalisation de portraits photographiques: „Le fait qu’il y ait un appareil entre deux personnes et le fait d’être, en tant que photographe, la personne qui a le contrôle sur l’autre, je trouve ça compliqué. Mais je ne sais pas comment transformer ce rapport, comment faire autrement. Heureusement, dans mon projet actuel, le fait de photographier des danseuses qui sont prises par leur propre action, a rendu les choses beaucoup plus fluides et simples.“
Lorsqu’on évoque la croyance de certains peuples selon laquelle le fait d’être pris en photo volerait l’âme du sujet photographie, Laurianne Bixhain rit: „Si c’est vrai, on est mal barrés!“ Avant d’ajouter: „J’avais fait quelques recherches autour de l’idée de miroir que peut représenter la photographie. La photo reflète la réalité, mais il peut aussi se produire un renversement — comme par exemple avec les réseaux sociaux ou les images de films, qui ont une telle influence sur nous que l’on finit par s’y adapter pour leur ressembler. L’image peut être une sorte de contre-pouvoir, un reflet qui proposerait quelque chose d’autre. On connaît aussi l’idée selon laquelle les vampires n’ont pas de reflet, ce qui pourrait laisser entendre qu’ils n’ont plus d’âme. Cette idée a été reprise par les théoricienn.es queer: iels expliquent que tout ce qui échappe à la norme n’a, selon eux, pas droit à un reflet. La société refuse aux personnes marginales d’être reflétées, d’avoir une visibilité, car elle voudrait les faire disparaître ou les écraser.“
Et la culture du selfie alors, dont Wim Wenders disait qu’elle était l’inverse absolu de l’idée de photographie? „Je n’ai pas de smartphone, donc je ne participe pas vraiment à cette culture. Mais je crois que c’est Alain Damasio, l’auteur français, qui expliquait que le fait de constamment prendre des selfies ou des vidéos pour les poster ensuite, était une façon de s’assurer d’exister et de bel et bien faire partie de quelque chose – un monde, une société. Cela part d’un vide, d’un manque. Peut-être parce que nous ne sommes pas assez nourris par ailleurs, pas assez ancrés.“
Loin d’être dénuée de fondement ou racine, Laurianne Bixhain ne retourne pas son objectif sur elle-même dans une quête narcissique et désespérée, mais le pose avec respect et curiosité sur le monde, ses artistes, ses paysages, textures et aspérités. Par son travail, elle nous invite à nous arrêter sur les êtres, objets, matériaux et éléments qui nous entourent, et à nous interroger sur les relations que nous entretenons avec eux, dans l’espoir d’établir des rapports plus justes et plus égalitaires, et de mieux participer ainsi à la richesse de notre univers.
Série
Cet article fait partie de la série „Artistes entre Luxembourg et Berlin“, dans laquelle notre correspondante Amélie Vrla présente des artistes luxembourgeois-es vivant à Berlin.
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