Entretien / Vincent Peyrègne, CEO de la WAN-IFRA: „L’information est un bien public comme l’éducation ou la santé“
Le secteur des médias doit faire face à de grands bouleversements avec la transition numérique. Vincent Peyrègne, le directeur général de l’Association mondiale de la presse (WAN-IFRA) explique les enjeux, lors de sa visite chez Editpress la semaine passée.
Tageblatt: Comment consultez-vous la presse: sur le papier ou en version numérique?
Vincent Peyrègne: J’ai trois canaux d’information. D’abord, je suis un fan de la radio publique. Puis, je regarde mes sources d’informations professionnelles en numérique. Je fais ma veille au travers d’outils qui me permettent de voir ce qui se passe dans les médias et dans le monde. J’avoue que je ne vais pas en profondeur sur le numérique. Mais, j’ai l’avantage d’être abonné à un journal. Je vais après lire mon journal pour prendre un peu de temps. Je n’aime pas être distrait quand je lis. Dans mon métier, quand je suis sur internet, j’ai sans arrêt des alertes et le journal me donne une chance de me déconnecter et de feuilleter tranquillement. C’est aussi une relation de confiance. Quand un rédacteur en chef ou une équipe éditoriale me propose du contenu dans un journal, j’ai l’impression que c’est le bon contenu.
Vincent Peyrègne
Vincent Peyrègne a fait ses premières armes professionnelles au journal Libération. De 2004 à 2008, il a été responsable du développement d’Edipresse Publications SA (devenu Tamedia par la suite) à Lausanne, en charge des études de lectorat et des études marketing. En 2008, il rejoint le cabinet du ministre français de la Culture et de la Communication, où il était chargé des journaux et des nouveaux médias. En 2012, il est recruté comme directeur général à la WAN-IFRA.
Vous êtes directeur de l’Association mondiale de la presse depuis 2012. Qu’est-ce qui vous a amené à choisir le monde des médias comme métier?
La principale raison, c’est la passion pour le collectif parce que personne ne vit sur une île isolée. Des Robinson dans une société, ça n’existe pas. Dans ce métier, je maintiens aussi un niveau de curiosité. Je rencontre les différents acteurs et j’apprends de tout le monde. J’espère que tout le monde apprend de tout le monde. En fait, c’est de l’anti-malthusianisme. Après, il y a la dimension internationale. Les micro-écosystèmes repliés sur eux-mêmes sont destinés à mourir. Je ne dis pas que je suis un globaliste, mais je pense que la dimension internationale est fondamentale pour apprendre les uns et les autres.
Il y a 20 ans, des chercheurs tentaient d’estimer la date de fin des journaux. Aujourd’hui, on a toujours des journaux dans le monde.CEO de la WAN-IFRA
Le monde de la presse se retrouve face à de nombreuses disruptions. Quel est aujourd’hui le plus grand défi à relever?
C’est un défi culturel dans nos entreprises. Nous sommes confrontés à un enjeu de transition culturelle au sein des équipes rédactionnelles. Vous aviez un secteur qui vivait depuis des décennies, voire plus d’un siècle, grâce à des revenus publicitaires. On avait bien réussi à faire en sorte qu’il n’y ait pas de fongibilité entre les revenus publicitaires et les contenus, l’argent qui venait des publicités ne devait pas avoir d’influence sur les contenus éditoriaux. Cela a renforcé des codes très stricts en termes de déontologie éditoriale. En poussant le bouchon très loin, en disant que l’indépendance, c’est moi, je délivre le message que je veux à mon public. Mon public ne doit pas influer sur ma crédibilité, ma déontologie, mon éthique éditoriale. C’est quelque chose qu’il faut qu’on respecte absolument, parce qu’autrement, vous écrivez n’importe quoi. Mais il se trouve que dans les 20 dernières années, il y a eu un bouleversement sismique, c’est-à-dire que l’argent de la publicité est parti. C’est Google et Meta qui l’ont pris. Désormais, il faut se positionner du côté de l’audience.
Qu’est-ce que cela signifie de prendre en compte les besoins des lecteurs dans le travail journalistique?
Aujourd’hui le business est dans le contenu, dans les rédactions. Il ne faut plus seulement être dans une dimension de pure information. Il faut que le journaliste devienne conscient qu’il est dans un échange avec les audiences. En tant que lecteur, peut-être que j’attends d’autres choses du journalisme. Qu’est-ce que vous, journaliste, pouvez faire pour m’aider dans ma vie au quotidien, là où j’habite? Comment vous pouvez m’aider à mieux vivre avec les autres? Puis, il y a la question de la technologie. La technologie impacte énormément les usages. Vous ne pouvez pas ignorer qu’à un moment donné, en tant que journaliste, vous allez continuer à écrire dans votre tour d’ivoire avec les outils qui sont ceux d’il y a 20 ans alors que les lecteurs sont dans un autre univers. Donc l’impact des audiences, l’impact des technologies, c’est la révolution culturelle qu’il faut réussir.
Les missions de la WAN-IFRA
La World Association of Newspapers and News Publishers a trois missions fondamentales. Elle est le porte-parole des entrepreneurs de médias dans la défense de la liberté d’information et l’indépendance du journalisme. Elle assume un rôle important dans le domaine de l’accompagnement des éditeurs pour soutenir la viabilité économique de la presse. Le troisième axe d’activité se focalise sur l’innovation.
Les inquiétudes liées à l’intelligence artificielles étaient apparentes. Comment l’IA va-t-elle impacter le journalisme?
Souvent, quand on parle d’intelligence artificielle, les gens ne savent pas de quoi il retourne. L’intelligence artificielle existe depuis longtemps. On utilise peut-être une dizaine d’outils d’IA dans la vie quotidienne, sans savoir que ce sont des outils d’IA. Le gros débat qui a lieu porte sur une catégorie des intelligences artificielles et l’émergence d’un seul coup d’un outil vis-à-vis du grand public. Cela a créé un mouvement de panique dans la profession, parce qu’on s’est dit que cet outil va révolutionner la manière dont on produit et automatise du contenu. Mais on n’a pas attendu OpenAI. On n’aurait pas dû en tout cas attendre OpenAI pour le faire.
L’IA va évidemment impacter la manière dont le métier est exercé. Il y a un impact social. Il y a également un impact environnemental. On a toujours blâmé la presse d’imprimer et de coûter cher à l’environnement. Je mets quiconque au défi de me faire un bilan carbone de l’impact du numérique qui est énergivore versus l’impression d’un quotidien.
Au cours des dernières années, est-ce qu’il y a eu des changements annoncés qui n’ont pas eu lieu?
La presse est toujours présente. Il y a 20 ans, des chercheurs tentaient d’estimer la date de fin des journaux. Aujourd’hui, on a toujours des journaux dans le monde. Même si la situation n’est pas fantastique. Ce qui est intéressant, c’est de constater que dans une culture hyperlibérale comme les Etats-Unis, vous avez déjà à certains endroits de véritables déserts médiatiques. Si vous demandez à la presse d’être complètement rentable, si c’est basé uniquement sur l’économie, vous aurez des déserts.
C’est aussi à travers le prisme du journalisme que se construit un socle commun de valeurs socialesCEO de la WAN-IFRA
Comment pouvons-nous éviter le risque du désert d’information?
La presse a besoin d’un écosystème politique favorable. Il faut que l’institution publique reconnaisse que l’information est un bien public, qui constitue un bénéfice pour notre société, comme l’éducation ou la santé. A l’heure de la désinformation, de la polarisation et de la haine en ligne, je ne pense pas que ce soit une revendication extravagante. Il faut aussi trouver des actionnaires de groupes de presse, ce qui est devenu difficile.
Est-ce que vous pensez que les pouvoirs publics soutiennent assez la presse?
Non, ils se désintéressent de plus en plus. Je viens d’un pays (la France, NDLR) qui a toujours eu une sorte de fierté à dire que la liberté de la presse est un pilier fondamental de notre démocratie. Et je constate, en discutant avec les différents acteurs, que l’Etat se désintéresse de plus en plus. Maintenant, les politiques dans notre pays critiquent la presse et entretiennent finalement l’impression que le journalisme professionnel n’est plus utile. Or, ils se tirent une balle dans le pied. Ils pensent qu’il suffit que les réseaux sociaux leur donnent un accès direct à leurs électeurs. Non, on a besoin d’un filtre, quelque part. Et ce filtre, c’est le journalisme qui le propose. C’est aussi à travers le prisme du journalisme que se construit un socle commun de valeurs sociales.
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