La spoliation des biens juifs (6) / La restitution, une affaire d’élite?
La recherche de provenance et l’étude relative à la restitution de biens spoliés par les nazis connaissent une attention accrue au Luxembourg depuis les années 2000. Cela notamment grâce à l’exposition en 2005 sur les spoliations sous l’Occupation (au Musée d’Histoire de la Ville de Luxembourg) ainsi qu’aux récents projets de recherche de l’Université du Luxembourg dans le cadre de l’accord du 27 janvier 2021.
Le débat public sur la restitution des patrimoines culturels spoliés par les nazis est souvent limité à des cas très médiatisés, comme les tableaux de Gustav Klimt restitués à Maria Altmann par l’Etat autrichien en 2006, ou le tableau „Blumenstillleben“ de Lovis Corinth restitué par les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique aux héritiers en 2021. Même Hollywood s’est emparé du sujet pour la production du film „The Monuments Men“ (George Clooney, 2014), inspiré de l’histoire vraie d’un groupe interallié éponyme d’historiens de l’art et archivistes à la recherche d’œuvres d’art et d’archives en Allemagne, en Autriche, en Belgique et en France. Dès lors, lorsque l’on examine ce sujet, une question se pose: la restitution est-elle une affaire de riches?
La médiatisation de la spoliation des biens prestigieux ne doit pas dissimuler la réalité qui se présente aux historiens dans leurs recherches, à savoir que la spoliation a touché différents groupes, dont les juifs, et toutes les formes de biens. Il est vrai qu’il est plus facile de trouver des informations sur les objets singuliers et précieux. De fait, ces objets sont mieux documentés dans les archives. Le Luxembourg n’y fait pas figure d’exception. Dans les demandes d’indemnisation introduites après-guerre par les survivants, ces derniers indiquent l’auteur et le sujet d’un tableau volé, mais ne mentionnent que sommairement le „buffet à quatre portes“. Par conséquent, le tableau sera plus facile à retrouver que le buffet.
La politique de restitution au Luxembourg après la guerre
Au Luxembourg, la recherche officielle de biens et de collections spoliés ainsi que la restitution d’œuvres d’art dans l’immédiat après-guerre, tout en n’ayant pas exclu d’office des biens moins prestigieux, ont surtout profité aux groupes les plus aisés de la population. Les recherches de Georges Schmitt, conservateur adjoint au Musée national d’histoire et d’art (prédécesseur du MNAHA), sont un exemple des priorités et de l’allocation des ressources dirigées vers des objets de valeur et pour le compte de propriétaires prestigieux.
En tant que délégué gouvernemental pour la récupération et la restitution d’œuvres d’art auprès de l’Office de récupération économique luxembourgeois (OREL), Georges Schmitt conduisait avec l’aide de l’Office de récupération économique belge des recherches sur des collections spoliées ou illégalement exportées sous l’occupation. Les difficultés entravant la recherche aujourd’hui sont déjà identifiées à l’époque. A la fin de 1948, Schmitt souligne le manque de sources, l’opacité du trafic de biens spoliés et le grand nombre, entre autres, de „meubles d’art paysan“ achetés par des antiquaires, des intermédiaires et des citoyens allemands.1) Les priorités dans la recherche et la restitution sont accordées à des œuvres et collections considérées comme prestigieuses. Ainsi, Schmitt cherche les biens du comte d’Ansembourg, de l’écrivain Marcel Noppeney, du ministre des Affaires étrangères Joseph Bech ou de la Cour grand-ducale.
Les logiques institutionnelles et d’appréciation de valeur s’imposent aussi dans le cas des tableaux rassemblés par l’Office des séquestres créé en 1944. Le Musée national, chargé par cet Office, était responsable du stockage des reproductions et tableaux mis sous séquestre. Pour cela, son personnel a fait entreposer ces objets dans des locaux appartenant aux commerçants Sternberg (qui avaient pu quitter le Luxembourg occupé en 1941 vers les Etats-Unis). Les Sternberg, étant entre-temps revenus au Luxembourg, attendaient la restitution de leurs propriétés immobilières par le Musée. La question des biens séquestrés devait donc être réglée dans les meilleurs délais. Le discours concernant ces biens séquestrés, un millier environ selon Schmitt, est axé sur l’appréciation de leur valeur. Pour ce dernier, parmi ces objets, „150 seulement des tableaux ou reproductions déposés par vous [l’Office des séquestres] au Musée méritent d’être conservés et parmi ceux-ci, 20 à peine ont une valeur proprement muséale“.2) Fin 1946, les acteurs impliqués – le ministre de l’Éducation nationale, l’Office des séquestres et le Musée – s’accordent sur un triage des objets et la destruction de tableaux à leurs yeux sans valeur, en en gardant uniquement les cadres et les verres ainsi que les tableaux d’une valeur artistique. Selon Schmitt, il fallait éviter la vente aux enchères des „objets de pacotille“ et la propagation du „mauvais goût“ dans la population.3) La liste de ces objets déposés au Musée n’a pas encore été retrouvée; une véritable recherche de provenance de ces objets n’a pas été effectuée à l’époque. Les quelques „israélites“ visitant le Musée et cherchant leurs tableaux parmi les biens séquestrés semblaient plutôt incommoder l’un des conservateurs, pour lequel „le dommage causé tant aux verres qu’aux cadres a été plus grand que la valeur de l’objet recherché (…) sans compter que le désordre causé dans les tableaux soigneusement triés par nous a créé un surplus de besogne“.4)
Les défis et les pistes de la recherche de provenance aujourd’hui
Aujourd’hui se pose la question de savoir si les recherches de provenance plus récentes sur les collections nationales, telles que celles menées par la projet ProviLux (voir article du 19 novembre), permettront la restitution des biens à toutes les victimes de spoliations, indépendamment de leur niveau de fortune.
Dans le cadre de nos recherches, il est apparu que des biens de toutes natures ont été spoliés: des meubles, des livres, des tableaux, etc. La traçabilité de ces biens reste quant à elle complexe. En outre, l’historiographie n’a pas encore établi dans quelle mesure les œuvres d’art précieuses sont restées au Luxembourg pendant la guerre. Il est tout à fait imaginable que les œuvres les plus appréciées aient rejoint les collections privées des dignitaires nazis. Dans ce cas, peut-être que certaines ne sont jamais revenues au Luxembourg, ou bien n’ont peut-être pas retrouvé leur propriétaire d’origine. Concernant les objets de valeurs qui ont rejoint l’Allemagne pendant la guerre, citons par exemple les prestigieux tableaux vendus par le notaire Edmond Reiffers (voir illustration ci-jointe issue des Archives de l’OREL). Ces tableaux n’ont pas été spoliés par les nazis, mais ont quitté illégalement le territoire, ce qui a justifié après-guerre leur retour au Luxembourg pour rejoindre les collections du Musée national.5)
Pour conclure, si la recherche de provenance met en lumière les spoliations de biens ayant généralement plus de valeur, cela ne veut pas dire que la recherche de provenance ne cherche à rendre justice qu’aux familles aisées de l’époque. Dans le cas luxembourgeois, une série d’objets non artistiques sont entrés dans les collections nationales pendant la guerre. Cela permet d’ouvrir les recherches de provenance aux objets du quotidien.
* Fabio Spirinelli a mené des recherches sur l’histoire de la politique culturelle au Luxembourg et notamment étudié dans sa thèse de doctorat le cas du musée d’histoire et d’art. Il occupe actuellement le poste de chercheur en histoire à la Cellule scientifique de la Chambre des Députés. Yasmina Zian, ancienne chercheuse du projet ProviLux, est actuellement en poste à l’ULB. Elle a rédigé sa thèse sur l’antisémitisme en Belgique (1880-1930) au Zentrum für Antisemitismusforschung de Berlin. Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que la responsabilité des auteurs.
Série du Tageblatt: La spoliation des biens juifs au Luxembourg (6)
Le 27 janvier 2021, le gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg et les Communautés juives, représentées par le Consistoire israélite du Luxembourg, ont signé un accord relatif aux questions non résolues dans le cadre des spoliations de biens juifs liées à la Shoah. Dans ce cadre sont prévues e.a. une recherche universitaire indépendante sur la spoliation de biens juifs pendant la Seconde Guerre mondiale dans le Luxembourg sous occupation nazie et une recherche de provenance sur la présence éventuelle d’œuvres d’art et autres biens culturels spoliés aux Juifs, dans les institutions suivantes: Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art (MNAHA), les collections de la Villa Vauban-Musée d’art de la Ville et la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BNL). L’article de Fabio Spirinelli et de Yasmina Zian est le sixième de la série que le Tageblatt et le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH), en charge des recherches, consacrent tous les mardis à cette question.
1) Voir p.ex.: Archives du MNAHA, dossier n° 37, copie d’une note du 22 octobre 1948 jointe à la lettre de Georges Schmitt à l’OREL, 3 novembre 1948.
2) Archives du MNAHA, armoire isolée, dossier Correspondance, lettre de Georges Schmitt à Joseph Wolter, 18 septembre 1945.
3) AnLux, MEN-0002, lettre de Nicolas Margue à Joseph Wolter, 9 novembre 1946.
4) Archives du MNAHA, dossier sans cote (Correspondance), Lettre de Schmitt à Wolter, 18 septembre 1945.
5) Nous ne connaissons pas les propriétaires de ces tableaux avant leur achat par Reiffers. Sur l’arrivée de ces tableaux au Musée national: M. Polfer, „Nationalsozialistische Kulturpolitik oder Herrschaftsstabilisierung? Zum Ankauf der Kunstsammlung des Luxemburger Notars Edmond Reiffers durch die deutsche Zivilverwaltung“, in: Leider, Majerus, Polfer & Schoentgen (éds.), „Du Luxembourg à l’Europe: hommages à Gilbert Trausch à l’occasion de son 80e anniversaire), Luxembourg, 2011, p. 327-359.
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