Visite théâtrale / À la Belle Étoile: de nouveaux guides de la consommation
Un monument de la consommation comme la Belle Étoile vaut bien une visite guidée. Jusqu’au 2 mars, le centre culturel de Mamer invite à une immersion dans le monde codifié des centres commerciaux. Une visite théâtrale polysémique durant laquelle le spectateur n’est pas toujours celui qu’on croit.
Un centre commercial n’est pas qu’un bâtiment avec des magasins dedans. Ce sont aussi des décors et une mise en scène pensés pour un maximum d’efficacité, c’est-à-dire de dépenses. Ces scénographies sont parfois écrites, dans la presse commerciale surtout, quand il arrive aux concepteurs de vanter l’audace de leur création pour mieux convaincre les enseignes de s’y installer. Mais le plus souvent, elles ne font pas l’objet de discours et encore moins de descriptifs comme on en trouverait pour les monuments patrimoniaux qu’ils ne sont pas encore devenus. Alors, pour dévoiler le sous-texte, qui tente en ces lieux de guider les pas des consommateurs, les metteurs en scène suisses Tomas Gonzalez et Igor Cardellini ont pensé qu’une visite guidée pouvait être une bonne solution.
C’est pourquoi, depuis hier et pendant un mois, des groupes d’une vingtaine de personnes sillonnent la Belle Étoile à Bertrange dans les pas de leur guide, la comédienne Frédérique Colling. La visite commence à l’extérieur, confortablement installés dans des transats bon marché. Dans le casque, la comédienne fournit une introduction historique au complexe commercial inauguré en 1974. La voix est suave, publicitaire, mais ne dit pas que des choses innocentes. Elle explique l’aspiration des centres commerciaux à mimer l’espace public avec ses allées, places, terrasses, à former une ville dans la ville. La citation de l’anthropologue brésilien Ricardo Ferreira Freitas qui a parlé d’un simulacre d’espace urbain offert aux populations des périphéries, donne le ton, ironique et instructif. Mais la visite guidée est bien plus subtile qu’un pamphlet. Les positions critiques alternent avec les moments de rire et de détente, les mises en situation, pour présenter un spectacle souvent déjanté qui brouille les pistes à la manière dont les centres commerciaux brouillent les frontières entre espace public et privé. „C’est une pièce de théâtre qui prend la dramaturgie d’une visite guidée“, explique Igor Cardellini. „La narration est performative. Nous sommes soucieux de ce qui se passe dans les actes performés et les positions dans lesquelles nous mettons les spectateurs et spectatrices.“
Il ne s’agit surtout pas de jeter un regard dédaigneux. „On a voulu éviter la situation où un public de théâtre plutôt bourgeois observerait comme des bêtes une population plutôt populaire de centre commercial“, poursuit le metteur en scène. „Nous avons développé des outils pour réhorizontaliser la relation.“ Ce rééquilibrage s’opère notamment par le port d’une casquette orange, mais aussi par différents exercices et achats suggérés par la guide, qui transforme les spectateurs en individus étranges, que les consommateurs peuvent à leur tour regarder avec étonnement voire même dédain. A l’inverse, „ce qui est envoyé aux clients normaux du centre, c’est un groupe homogène de personnes qui suit un chemin autre que le chemin commercial qui leur a été proposé“.
Cette visite guidée est la déclinaison luxembourgeoise d’un projet qui a déjà été dupliqué dans de nombreux pays d’Europe, comme les malls l’ont été avant sur le modèle du prototype américain créé en 1956 dans la ville américaine d’Edina par Victor Gruen. À chaque fois, les deux metteurs en scène s’adaptent à l’histoire du lieu, à ses protagonistes, à ses particularités. Devenus experts des centres commerciaux, ils ont d’ailleurs été bluffés par un aspect de la Belle Étoile. „Ce qui nous a marqué, c’est son allure rétro, qui n’a pas été renouvelé, alors qu’en général la durée de vie est de dix ans“, explique Tomas Gonzalez. „Elle a un charme un peu désuet. Cela développe quelque chose de nostalgique, ce qui est un peu bizarre, car je n’ai pas d’attrait particulier pour ce genre d’endroit“, poursuit Igor Cardellini.
L’ironie du sort est que les centres commerciaux sont preneurs de ce genre d’initiatives. Ils voient leur planche de salut dans l’offre d’une expérience qui ne soit pas que celle de la consommation. Et la culture, en tout cas celle qui accepte de s’y produire, en offre à foison. La visite guidée rappelle d’ailleurs que l’art a été une source d’inspiration pour le monde commercial, que ce soit avec le Deutsche Werkbund qui pensait la vitrine d’un magasin comme celle d’un musée, ou Friedrich Kiesler qui proposait de dramatiser la marchandise.
Déchiffrer les lieux
Le duo suisse travaille aussi pour les salles de spectacles. D’ailleurs, le lien avec le centre culturel de Mamer s’est fait à travers leur pièce „Showroom“, présentée en octobre 2022, dans lequel ils déconstruisaient l’idée de progrès, à la lumière de la disparition de métiers – comme celui de vendeuse. Mais ils se sont fait parallèlement une spécialité des projets in situ. La visite guidée appartient à une trilogie baptisée „L’âge d’or“ dans lequel le duo suisse déchiffre l’architecture, le pouvoir et le capitalisme – ou la consommation, le travail et le capital – en trois sortes de lieux: les centres commerciaux, les banques et les immeubles de bureaux. Il s’agit de „comprendre comment ces endroits en sont venus à exister et comment ils agissent sur nous“, explique Igor Cardellini, anthropologue de formation. „On adopte une sorte de démarche d’observation presque naïve. On met des mots sur les choses qui nous entourent pour les redécouvrir avec un regard un peu décalé.“
Dans le cas des centres commerciaux, „on redécouvre quelque chose qu’on vit passivement, car on consomme ces lieux, on les utilise de manière fonctionnelle, on ne les regarde pas pour soi“, poursuit-il. Pour ce qui est des bâtiments de bureaux, „nous nous intéressons à leur organisation verticale“, renchérit Tomas Gonzalez. „Généralement, le bureau du CEO est tout en haut avec la meilleure vue. Quand on redescend les escaliers, on arrive à des espaces de plus en plus partagés. On s’intéresse à la manière dont le pouvoir est distribué en fonction des mètres carrés qu’on a dans le bâtiment, mais aussi à d’autres thèmes comme l’auto-surveillance, à comment, dans un open space, l’écran est visible par tout le monde.“ À Paris, ils ont proposé un spectacle sous forme de visite guidée d’une salle de théâtre, dans lequel ils mettent en parallèle le positionnement passif du public assis en train de regarder un décor, avec le début de la philosophie cartésienne qui détache l’homme de la nature, pour mieux comprendre les racines de l’Anthropocène. C’est dire si le Luxembourg est susceptible de leur offrir d’autres terrains de jeux. En attendant, il reste un mois pour faire des „courses“ de théâtre à Bertrange avec eux.
Représentations
Le samedi 3 février à 14 h et 17 h (en luxembourgeois), le vendredi 23 février à 11 h (LU), 13.30 h (FR), le samedi 24 février à 11 h (LU), 14 h (FR) et 15 h (EN), le vendredi 1er mars à 11 h (LU) et 13.30 h (EN), le samedi 2 mars à 14 h (FR) et 17 h (LU). Durée: 70 minutes. À partir de 14 ans. Entrée: 22,50 euros. Infos: www.kinneksbond.lu
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