Rentrée littéraire / A la légère: „Au printemps des monstres“ de Philippe Jaenada
Publié quatre ans après „La serpe“, „Au printemps des monstres“ est le quatrième roman-investigation de l’infatigable Philippe Jaenada, qui s’en prend à un fait divers qui a défrayé la chronique française en 1964. Centrant son récit autour d’un tueur d’enfant qui fut longtemps le plus ancien détenu de France, Jaenada s’en va, plus d’un demi-siècle après les faits, réparer une erreur judiciaire tout en brossant, déployant plus que jamais son art de la digression, le portrait de notre société naissante, corrompue dès ses premiers pas hésitants.
„Le vrai peut quelquefois ne pas être vraisemblable“, écrivait Nicolas Boileau au 17e siècle, mettant implicitement en garde l’auteur dramatique de ne point succomber aux sirènes du fait divers sanglant et de toujours suivre la pente du raisonnable, incarné dans la notion du vraisemblable.
Il ne croyait pas si bien dire, le bon vieux Boileau, que le vrai n’était quelquefois pas bien vraisemblable: „Au printemps des monstres“, quatrième roman-enquête de Philippe Jaenada, égrène une chronologie de faits tellement farfelus qu’on se dit, à bien des moments, que ça ne peut pas être possiblement vrai, que l’auteur est en train d’inventer, de déraper, alors que c’est toute la société qu’il décrit qui a dérapé, société dont l’échantillonnage évoqué lors des 750 pages intenses du roman est tellement dépravé que le personnage qui paraît d’abord le plus ignoble – un tueur d’enfant qui se fait appeler, dans des missives infectes qu’il envoie entre autres aux parents du gamin assassiné, „L’Etrangleur“ – paraîtra, une fois qu’on sort, lessivé, de cette lecture, comme l’un des protagonistes les moins horribles de toute l’histoire.
C’est simple: si un écrivain de polars avait donné à lire un manuscrit aussi tordu et riche en revirements rocambolesques à son éditeur, celui-ci, incrédule, aurait secoué la tête et suggéré à son auteur d’y aller mollo sur les drogues dures et de retravailler l’ensemble de son récit afin qu’il ait l’air moins décousu, moins incohérent, plus vraisemblable.
Mais commençons par les faits, si tant est qu’ils sont résumables au cours d’une courte recension, si tant est qu’on puisse les donner sans rendre compte de leur enchevêtrement, de leur complexité, des absurdes circonvolutions qui les accompagnent (déjà que la rédaction en chef déplore depuis des années la longueur de mes articles, je leur conseille de lire Jaenada, qui met quelque 250 pages à les relater, les faits, parce qu’il sait que tout est lié à tout, dans une telle enquête, et que la digression est la manière la plus exhaustive de dire le réel, de l’épuiser, de lui faire cracher ses secrets les plus ignobles).
„La graine qui pousse au printemps des monstres“
Le 26 mai 1964, en fin d’après-midi, Luc Taron, âgé de onze ans, fait une fugue. Ça n’est pas la première fois. L’enfant, qu’on dit solitaire, pas très futé, un peu menteur sur les bords, aurait été grondé par sa mère. Les parents ne s’inquiètent pas outre mesure, qui partent à sa recherche, convaincus qu’il finira bien par rentrer. Le lendemain, un promeneur matinal retrouve le corps d’un gamin dans une forêt de banlieue.
Le recoupement est vite effectué, l’enquête menée dans un pays en alerte – une année plus tôt, c’était le petit Thierry Desouches qu’on avait assassiné – piétine quelque peu malgré des indices assez prometteurs – un couple qui binait son champ de betteraves aurait vu sortir de la forêt, vers cinq heures du matin, un homme vêtu d’un costume bleu pétrole, les parents, non mariés (ce qui faisait tiquer à l’époque), sont loin d’être au-delà de tout soupçon.
Assez vite et pendant plus d’un mois, des lettres de revendication horribles, signées „L’Etrangleur“, sont adressées à la police, aux médias, aux parents. Ce sont les paroles d’un fou – mais les mots de ce fou sont précis au point de glacer le sang: ce fou, qui multiplie provocations et insultes, en sait bien trop sur les circonstances du meurtre. Très vite, il n’est plus permis de douter: l’auteur de ces lettres, ce fou furieux qui a perdu les pédales, est bien le meurtrier tant recherché.
On finit par l’attraper, „L’Etrangleur“ – ou plutôt, il finit, lassé peut-être par la lenteur de l’enquête, par se trahir d’une manière aussi stupide que les personnages les plus cons des frères Coen, à côté de la malhabile idiotie de L’Etrangleur, paraissent appartenir au cercle des grands génies de Harvard.
„Jamais on ne sait précisément“
Après „La serpe“ (prix Femina 2017), au centre duquel figurait l’énigmatique Henri Girard, soupçonné d’avoir sauvagement assassiné une partie de sa famille avant de réapparaître des années plus tard sous le pseudonyme de Georges Arnaud, auteur engagé du fameux „Salaire de la peur“, Jaenada s’intéresse à nouveau à un personnage énigmatique, celui de Lucien Léger, meurtrier présumé de Luc Taron et auteur avéré des missives choquantes.
Connaissant Jaenada, on se dit assez vite que les choses ne doivent pas être aussi simples que le récit officiel ne le suggère – ce que confirmera la suite du roman, qu’on lit et dévore comme un polar tant cette histoire nous happe et nous emporte, tant on veut savoir ce qui se cache derrière tout ça, même si Jaenada n’aura de cesse de préciser que „jamais on ne sait précisément“.
Car s’il est clair que Lucien Léger fut l’auteur des peu ragoutants billets, qui traduisent un déséquilibre mental assez sévère, cet homme bizarre, qui a travaillé aussi bien chez Flammarion qu’en tant qu’infirmer à Sainte-Anne, qui s’est dévoué corps et âme à son épouse malade et aimait les enfants d’un amour a priori sain, cet homme qui souffrait d’avoir des ambitions au-delà de ses moyens (les poèmes de cet admirateur de Verlaine étaient d’une mièvrerie insoutenable) et qui, malgré qu’il ait passé 41 ans de sa vie en prison, proclamait, à la fin de sa vie, qu’„en tout cas [il s’était] bien amusé“, il y a de fortes chances qu’il disait vrai quand, tout au long de ses quatre décennies d’enfermement, il ne cessait de clamer son innocence: „Dans cette histoire, rien ni personne n’est ce qu’on croit, ce qu’on a cru. Tout – vraiment tout – est en réalité trouble et complexe. Et moche. La seule chose à peu près sûre, c’est que Lucien Léger n’a pas tué Luc Taron“, écrit Jaenada à la fin de la première partie.
Et si Léger est en effet un individu étrange, l’enquête de Jaenada (précédé et assisté par Jean-Louis Ivani et Stéphane Troplain, auteurs de „Le voleur de crimes“, premier livre sur l’affaire Léger) révélera que la plupart des acteurs impliqués dans l’affaire ont un passé sombre, tissé de mensonges, composé d’activités on ne peut plus louches, tant et si bien qu’ils paraissent tous comme émerger par métalepse d’un roman de Patrick Modiano, dont l’univers romanesque constitue l’intertexte premier du roman (on découvrira plus tard que cet intertexte se justifie au-delà de sa double fonction de décor métaphorique et de cadre atmosphérique).
„Le début d’une nouvelle violence“
Il y a désormais une méthode Jaenada (la recherche méticuleuse, précise, qui l’amène à lire à rebrousse-poil le réel et à détecter, dans sa relecture d’une enquête criminelle, les innombrables failles, oublis, aberrations et fautes de raisonnement des différents acteurs de l’instruction pénale); il y a une forme Jaenada (l’art de la digression, l’accumulation de parenthèses qui s’enchâssent l’une l’autre jusqu’à donner au lecteur le vertige); un style Jaenada (l’ironie, l’hyperbole, le commentaire et la métaphore au service de la déconstruction des témoignages, de l’enquête officielle) et une recette Jaenada (le fait de livrer d’abord la chronologie officielle avant de s’immiscer dans l’enquête, de prendre le contre-pied, d’aller fouiller plus loin).
Et si on a fini par la comprendre, cette méthode, et si par moments, l’on se dit qu’elle risque de se transformer en automatisme – ce qui arrive par moments, mais il faut dire qu’il est un peu normal, quand on écrit un bouquin aussi long, qu’il y ait des passages lors desquels on lâche la bride), il n’empêche que ce roman, au-delà du simple fait de nous tenir en haleine pendant 750 pages, va bien au-delà de la „simple“ contre-enquête matinée d’ironie.
Tout comme Pierre Bayard a imaginé que des auteurs puissent s’être trompés de coupable dans leurs romans, Jaenada s’imagine – et n’est pas loin du compte – que toute une société, composée des policiers-enquêteurs, du juge d’instruction, des avocats, des médias et du public, puisse n’y avoir vu que du feu, aveuglée qu’elle l’était par la simple satisfaction de le tenir enfin, l’horrible meurtrier du pauvre enfant. C’est pour cela, écrit Jaenada, que „la présomption d’innocence n’a pas été conviée à la reconstitution [du crime].“
Et tout comme Pierre Bayard écrit ses contre-enquêtes non seulement pour montrer la liberté d’interprétation qui existe au sein des univers de fiction, mais pour dire aussi tout à fait autre chose – car sinon, il ne ferait qu’écrire des livres à suspense ludiques, drôles, mais en fin de compte anecdotiques –, Philippe Jaenada ne se contente pas d’essayer de dégager, sous l’épaisse couche de mensonges et de faux témoignages, la vérité, mais brosse aussi le portrait de toute une époque: „Vu du XXIe siècle, les années 1960, c’est la belle vie, où tout est possible, facile, couleurs fraîches, douceur et légèreté, la belle vie où tout est clair, où l’avenir s’ouvre. Oui, il s’ouvrait, mais il s’ouvrait sur notre société. C’était la jeunesse de notre époque. On la regrette, comme toutes les jeunesses, mais ce n’était rien d’autre que le début du cynisme et de l’avidité, le début d’une nouvelle violence. Les pauvres étaient aussi pauvres qu’avant, et qu’après.“
C’est le „printemps“ d’une société qui apparaît en filigrane, qui se révèle peu à peu dans les interstices de l’enquête. Et cette jeune société, „tôt corrompue“, hantée par des individus qui disent être „de la graine qui pousse au printemps des monstres“, contient en germe tout ce qui la gangrène encore aujourd’hui, notre société: on peut évoquer, à titre d’exemple, le rôle ingrat joué par les médias („La psychose met ses pantoufles et s’installe sur les genoux de la presse, dans un fauteuil“, écrit l’auteur), qui, quand ils ne contribuent pas à fabriquer une version tendancieuse du réel, encouragent de grossiers malentendus à travers des montages tout aussi grossiers, ou encore la misogynie omniprésente et plus que latente (quand on perquisitionne le domicile d’un personnage et qu’on y trouve des documents grivois, pornographiques, le personnage en question explique qu’il entreprenait d’écrire un livre „établissant un parallèle entre les esclaves, depuis le début du XIXe siècle, et les femmes de nos jours“).
„En tout cas, je me suis bien amusé“
C’est simple: il est avéré que la misogynie ambiante, qui fait que „les parents ne sont qu’un pluriel, deux en un – à cette époque-là surtout, la femme n’est qu’une excroissance du mari“, que cette misogynie dont Jaenada détecte et fait inlassablement ressortir les mécanismes a mis des bâtons dans les roues de l’enquête – car, comme le montre Jaenada, la plupart des hommes, dans cette histoire, sont des menteurs détraqués, de pauvres escrocs, des individus minables (on y rencontrera notamment deux types au passé trouble, frères d’âme quand il s’agit des convictions idéologiques, des individus aussi graveleux que repoussants, l’un photographiant avec délectation et sans véritable consentement des femmes à poil là où l’autre cache un passé de pigiste pour un torchon d’extrême droite dans lequel il reproduit des propos antisémites qui vous feront vomir – si, si, je promets).
La vérité, si vérité il y a – Jaenada montre aussi la relativité d’une telle notion et le roman tout entier permet d’établir une sorte de typologie du mensonge –, se situe du côté des femmes. Or, les femmes, on les a peu ou prou écoutées.
Sur un versant plus poétique, c’est tout un monde enfoui que Jaenada fait revivre avec une méticulosité qui impressionne – c’est le Paris de Patrick Modiano qui se matérialise sous sa plume, c’est une ville-palimpseste qu’il décrit inlassablement, partant à la recherche d’endroits disparus, une inscription, une plaquette faisant parfois signe, manifestant la présence de bars fermés, d’hôtels rénovés, de tout un passé noyé aujourd’hui par les bars lounge, les restaus branchés et autres manifestations de la gentrification.
Jaenada décrit un Paris des démunis, où des gens vivaient dans de minuscules chambres d’hôtel à défaut de pouvoir payer un loyer d’appartement, un Paris où la pauvreté se signalait différemment. A travers son enquête, Jaenada veut faire rentrer dans son bouquin – c’est à cela (et au comic relief, à la détente comique) que servent les digressions – tout un réel, toute une ville, tout un monde. Et si la fascination pour ce passé qui resurgit est parfois un peu hyperbolique (il y a vraiment trop de scènes où il se rend à un endroit et décrit la présence fantomatique des disparus), l’effet est souvent saisissant.
J’accuse!
Dans ses moments les plus forts, le roman de Jaenada est une sorte de pamphlet au vitriol où il en découd avec tous ceux qui ont contribué, de façon consciente ou non, par paresse ou négligence, à recouvrir la vérité, à la cacher au fin fond de dossiers, d’articles, de témoignages contradictoires, tous ces dossiers créant une masse textuelle qui opacifie plus qu’elle n’éclaire: ainsi, Jaenada accuse ces médias qui fabriquent le réel malgré eux, en étant imprécis, en se soumettant à la nécessité du sensationnalisme, du chiffre de vente, en observant de façon biaisée, en interprétant trop vite, en écrivant comme le feraient de mauvais romanciers; il accuse les enquêteurs, trop contents d’avoir trouvé un coupable idéal, qui la revendique même, sa culpabilité, la brandissant comme une sorte de trophée de chasse morbide, trop contents d’avoir pu prendre dans ces mailles Lucien Léger qui semble le prendre à la légère, son cas, pour continuer à s’occuper de tout ce qui cloche dans cette enquête; il accuse le juge d’instruction Seligman dont certaines décisions laissent pantois; il accuse le commissaire Jacques Delarue, chargé d’enquêter lors de la révision du procès; mais il accuse surtout Maurice Garçon, réputé plus grand avocat du XXe siècle, qui, plutôt que d’assurer la défense de Léger (ce pour quoi il fut recruté) n’a, semble-t-il, fait qu’enfoncer son client.
Vers la fin, quand il consacre sa troisième partie à un personnage féminin négligé, écarté sous prétexte de démence, le roman est sensiblement plus faible (mais c’est peut-être aussi dû à un effet d’épuisement, du côté du lecteur comme du côté de l’auteur), la force du style de Jaenada se manifestant surtout à travers l’ironie, la colère et la méticulosité de sa reconstitution.
Car quand il démonte les paralogismes de l’enquête, quand il les commente, les sertit dans ses commentaires invariablement drôles, quand il dénonce l’hypocrisie de soi-disant grands résistants, quand il découvre les torchons nauséabonds publiés dans des journaux à l’idéologie infecte et les commente avec ironie, cette arme sublime contre la bêtise et l’ignominie humaines, il est tout simplement magistral.
Info
„Au printemps des monstres“ de Philippe Jaenada, 2021 Mialet Barrault, 752 pages, 23 euros.
Le roman figure sur la liste de la première sélection du prix Goncourt.
- Barbie, Joe und Wladimir: Wie eine Friedensbotschaft ordentlich nach hinten losging - 14. August 2023.
- Des débuts bruitistes et dansants: la première semaine des „Congés annulés“ - 9. August 2023.
- Stimmen im Klangteppich: Catherine Elsen über ihr Projekt „The Assembly“ und dessen Folgeprojekt „The Memory of Voice“ - 8. August 2023.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können.
Melden sie sich an
Registrieren Sie sich kostenlos