Festival de Cannes / A mourir de rire
Prenant la relève de la post-apocalypse zombie de Jim Jarmusch, Leos Carax signe un opéra pop perturbant, dont les premières séquences, maîtrisées, mais narrativement un peu redondantes, se condensent assez vite en une fable très noire sur la violence des hommes et le difficile rapport entre art et vie intime.
Il y a deux ans, la 73e édition du festival s’ouvrait avec „The Dead Don’t Die“, décevant dernier film de Jim Jarmusch dont la tonalité post-apocalyptique s’avérerait néanmoins prémonitoire – car si nous ne sommes pas tous devenus des zombies, force est de constater que le degré d’obéissance civile face à des régulations gouvernementales souvent absconses tout comme notre méfiance envers (la contagiosité d’)autrui ont fait de cette médiocre série Z un choix a posteriori quelque peu prophétique. Seul point commun entre „The Dead Don’t Die“ et „Annette“: l’acteur Adam Driver, qu’on avait vu chez Jarmusch et qui est de retour pour ce sixième film du directeur culte Leos Carax, qu’il transcende grâce à son jeu torturé et violent.
D’entrée de jeu, cet opéra pop dont la musique est écrite par le groupe Sparks se situe à un niveau méta qui aurait pu être agaçant (la mise en abyme gratuite, on en a fait le tour) si son côté ludique ne venait pas à point nommé pour ouvrir le festival après une année de rupture. Une voix off – celle de Leos Carax himself – nous enjoint d’inspirer profondément, de prendre une dernière bouffée d’air (pas si) frais (sous nos masques), nous interdisant ensuite de respirer tout au long du film, suggérant ainsi que l’histoire qu’il va nous raconter nous coupera le souffle. On voit ensuite Carax dans le studio des Sparks, appelant acteurs principaux – Marion Cotillard, Adam Driver et Simon Helberg – et musiciens – les Sparks, donc – à se jeter dans l’arène filmique: s’ensuit „So May We Start“, morceau d’ouverture entraînant qui chante la nécessité du cinéma, la reprise du spectacle, l’inéluctabilité du sacro-saint moteur narratif qui vrombit sans cesse pour nous entraîner dans les boucles hallucinatoires de sa fiction.
Ce moteur narratif, pourtant, hésite et cale quelque peu, le film éprouvant, malgré le perfectionnisme formel et le soin éblouissant de ses séquences, un peu de mal à trouver son rythme. Après la séquence d’ouverture, Henry (Adam Driver) et Ann Desfranoux (Marion Cotillard) se quittent, elle pour aller chanter à l’opéra, lui pour présenter son stand-up provocateur The Ape of God, où il se présente en boxeur-comédien dont les punchlines deviendront de plus en plus autodestructrices sabotant sa vie privée et sa carrière.
Dévoyer le genre
Au départ pourtant, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles – les amants se cajolent, batifolent, font l’amour, partagent leurs vies puis, ne pouvant plus se passer de la présence de l’autre, fusionnent leurs individualités dans les joies et les affres d’une vie commune. Tout cela, ils ne manqueront pas de l’évoquer dans différentes chansons, Carax réussissant à la fois à respecter les codes du genre tout en le dévoyant par le biais de clins d’œil ironiques et d’hyperboles, le côté over the top générant du ressort comique tout en créant une coulisse onirique où la réalité se déconstruit, déborde pour s’échapper, se noyer dans la fiction. Rythmées par des pastiches de newsfeed qui rapportent et commentent l’évolution de la vie du couple – le mariage puis la naissance de leur fille Annette –, les premières scènes paraissent pourtant pécher par un manque d’orientation, d’urgence narrative.
Mais si la logique narrative fait quelque peu défaut à cette première partie filmique, c’est peut-être que, au-delà du fait qu’il fallait du temps pour planter décor et personnages, les premiers moments d’une relation sont toujours tombés en dehors du temps, sont dénués de narration et d’urgence, redondants pour tous sauf pour les amants, qui ne s’épuisent pas à rendre hommage à leurs débuts, eux-mêmes incrédules, emportés par leur passion. C’est précisément cet emportement qui sera le grain de sable qui enraie la mécanique amoureuse, au détriment des amants, mais au grand bonheur du film, qui en gagne en noirceur, en épaisseur et en qualité.
Parce que son amour pour Ann commence à le rendre fou, Henry McHenry commence à saboter sa carrière et sa famille. Lors d’un de ses shows, il décrit au public la lente mort du désir – au matin, Ann aurait voulu qu’il la basât, mais lui ne pouvait plus, submergé qu’il est par son amour pour cette femme – et s’imagine la chatouiller jusqu’à ce qu’elle s’étouffe de rire et meure. Le public, venu admirer ce singe provocateur, est scandalisé qu’il ne leur donne plus ce qu’ils sont venus réclamer – un bon moment de détente plutôt qu’une confrontation avec les gouffres humains – et boude ses shows. La carrière du singe se délite alors que celle d’Ann continue à fleurir, faisant affleurer les tensions, les rivalités. Pis, une séquence plus tard, lors d’une tempête en pleine mer, alors que le couple se retrouve sur son yacht, Carax montre le caractère performatif des mots et de la fiction, puisqu’au cours d’une dispute conjugale, Ann vire par-dessus bord et meurt. De retour sur terre ferme, le doute plane – s’agissait-il d’un accident ou d’un meurtre ?
Effets de contagion
Un peu comme dans „Antichrist“ de Lars von Trier, où le personnage de Charlotte Gainsbourg souffre d’un effet de contagion mimétique similaire, ce sont les morts scéniques presque quotidiennes qu’exige le métier de cantatrice d’Ann qui déboussolent Henry McHenry et le conduisent à se métamorphoser en monstre: s’il est bien coupable, c’est par effet de contagion, comme si le fait d’avoir vu sa femme mourir mille morts sur scène avait fini par le rendre fou et par le pousser au geste fatal – tout se passe comme si la misogynie inhérente à l’histoire de la culture occidentale exigeait encore et encore des victimes, „Annette“ pointant du doigt vers la responsabilité de cette même culture et de ses valeurs dans la violence faite aux femmes.
C’est là le cœur noir du film, qui, à travers ses jeux formels jouissifs, ses innombrables mises en abyme, ses dédoublements et miroitements, sa chorégraphie magistrale, ses clins d’œil référentiels (quand Henry complimente Ann pour sa façon magnifique de mourir sur scène, on ne peut s’empêcher de penser au dernier Batman de Nolan) ou encore son art de la métaphore (Annette, exploitée par son père, est une véritable enfant-pantin, sorte de Pinocchio féminin), fait l’éloge de l’art et de l’imaginaire tout en montrant le revers de la médaille, la confusion quasi platonicienne dont peut être saisi l’artiste qui n’arrive plus à sortir des mailles de fiction par lesquels il enserre le monde pour lui conférer un sens – et qui finit par confondre réel et fiction.
A un niveau plus littéral, „Annette“ est aussi, mais pas seulement un film sur le pouvoir de nuisance de ces hommes qui ne s’aiment pas, mais exigent des femmes de compenser cette haine de soi par un excédent d’amour ou d’admiration: lors d’un trajet en voiture, Ann voit (ou rêve voir, le film n’est pas clair là-dessus) un épisode télévisé où six femmes témoignent avoir été harcelées par Henry. C’est aussi un film sur les dégâts que subit l’enfant quand il devient l’espace de projection des disputes parentales, même si l’on peut reprocher au film de reléguer femme et enfant au rang de victimes pour se pencher par trop sur la figure du monstre mâle. Car si „Annette“ commente l’impact de la représentation artistique du féminicide sur notre inconscient et sur la structuration de la société, l’on pourrait reprocher à Carax de perpétuer ce même schéma, même s’il le fait sur un mode critique.
En dépit de ces quelques hics, „Annette“ est une fable noire formellement brillante, qui montre comment le monde intime, le cocon qu’un couple se crée, peut virer au cauchemar, ce cocon se transformant alors en prison de l’égo, en lutte de pouvoir continue. Conjointement, il montre le peu d’étanchéité qu’il y a pour un artiste entre le monde artistique et le monde réel – et les dangers que colporte cette porosité.
3/5
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