/ Et si Agatha Christie s’était trompée de coupable? – Bayard et „La vérité sur Dix petits nègres“
Dans son nouvel essai „La vérité sur ‚Dix petits nègres'“, Pierre Bayard montre qu’Agatha Christie et ses enquêteurs se sont trompés dans la résolution du célèbre roman policier. Entendant rétablir la vérité dans l’affaire en donnant la parole au véritable meurtrier, Bayard poursuit dans sa veine loufoque, injecte une dose de fiction (et d’humour) dans le domaine de la critique littéraire et écrit un texte hybride entre roman policier et essai, l’enjeu restant encore et toujours le fonctionnement et le pouvoir de la fiction.
Quand on parle de théorie ou de critique littéraire, l’on tend à s’imaginer des bouquins poussiéreux écrits par des universitaires apathiques qui ornent leurs écrits de notes de bas de page référant à d’autres ouvrages moroses écrits par d’autres professeurs léthargiques qui passent leur temps à parler de l’interprétation deleuzienne de Kafka.
Bref, des termes comme „suspense“ ou „intrigue policière“ ne viennent pas forcément à l’esprit. C’est pourtant bel et bien à une investigation policière que se livre Pierre Bayard dans cette nouvelle excursion de ce qu’il appelle la critique interventionniste et qui consiste à se plonger non pas métaphoriquement mais littéralement dans l’univers d’un classique littéraire afin de démonter qu’à la fois l’auteur et les personnages-enquêteurs se sont trompés de coupable.
Et Bayard et son narrateur de mener une contre-enquête afin de restituer la vérité, le précepte étant toutefois que Bayard ne va rien changer au déroulement du roman ni contester les assertions de l’oeuvre. Sauf que, précisément, et là on est déjà dans le vif du sujet, tout monde fictionnel étant par définition incomplet(1), il est possible au lecteur de se glisser dans les interstices du roman afin de le lire à rebrousse-poil.
C’est ce que nous propose Bayard ou plutôt son narrateur, qui n’est autre que le véritable meurtrier dans „Dix petits nègres“ et qui prend la parole pour enfin confesser ses crimes et expliquer comment il a pu tromper à la fois sa créatrice et les lecteurs en faisant endosser la culpabilité à quelqu’un d’autre.
Entre roman policier et essai
Rappelons brièvement l’intrigue du roman de Christie: dix personnes sont invitées pour des raisons différentes sur une île par un invité mystérieux puis, une fois arrivées sur l’île, se font massacrer sur base d’une petite comptine pour enfants qu’on traiterait aujourd’hui de terminologiquement raciste, le meurtrier associant à chaque disparition un couplet de la comptine. Comme il n’y a personne d’autre sur l’île, les choses sont claires: le meurtrier se cache parmi les dix invités.
Au cours de son enquête, le narrateur montre comment les trois textes qui composent le récit ouvrent des interstices dans lesquelles l’un des personnages – lui-même en l’occurrence – se glisse afin de commettre, à l’insu de sa créatrice, des meurtres. Le récit de Christie est d’abord composé d’un texte à narrateur omniscient – mais Bayard montre que les narrateurs omniscients ne le sont que partiellement et ne disent pas tout. Les deux textes qui suivent – l’enquête de deux policiers restituant a posteriori ce qui a eu lieu et la confession du meurtrier – sont des documents subjectifs et donc éminemment falsifiables.
Bayard met aussi le doigt sur une antinomie du roman – le plan du meurtrier supposé repose sur le fait qu’une tempête rend impossible toute fuite aux victimes (l’on pourrait en principe atteindre la terre ferme à la nage). Or, comment le meurtrir aurait-il pu, alors qu’il élaborait son plan, savoir que tempête il y aurait?
L’éventail des possibles
Plutôt que de viser une vérité ultime, Bayard propose une fois de plus de faire voir que tout roman, du fait de son incomplétude, peut connaître d’autres lectures, des extensions, des appropriations. Cette ouverture du texte sur d’autres versions possibles lui permet d’abord de montrer que les personnages de fictions, au contraire des affirmations de certains théoriciens de la fiction appelés „ségrégationnistes“, ont bel et bien une forme d’existence réelle.
Même si un personnage de fiction n’existe pas, „la meilleure preuve que nous (personnages de fiction) bénéficions bien d’une forme de vie est que certains d’entre nous prennent possession des êtres humains et influent sur leur destinée, parfois dans des proportions inattendues“. Et il est vrai – et psychologiquement attesté par des chercheurs – que nous prenons exemple sur des personnages que nous voyons agir dans des films ou que nous rencontrons dans des livres(2).
Qui plus est, „certains personnages – pensons à Œdipe ou Hamlet – s’imposent avec force dès leur création et ne semblent perdre, comme régénérés par les lectures successives, aucune vitalité au fil des siècles“. Il paraît dès lors absurde de dire, comme le font certains théoriciens, suivant les dires de Bertrand Russell, que les personnages de fiction n’existent pas. Ils existent bel et bien – sur un mode différent du nôtre, qui peut, quand on compare par exemple le destin flamboyant et persistant d’un Œdipe ou d’un Sherlock Holmes au sort d’un fonctionnaire d’Etat blafard, être bien plus intense que celui des êtres vivants.
Au-delà des considérations sur les personnages de fiction, Bayard fait un excursus intéressant sur les mystères en chambre close – ces fictions policières où le crime commis paraît avoir été impossible à perpétuer parce que le criminel a fait preuve de génie pour escamoter qu’il y a eu crime et dont les plus zélés représentants sont John Dickson Carr, Paul Halter ou encore Gaston Leroux – et, partant du fait que tout le monde s’est laissé aveugler par la résolution proposée par Christie sans se rendre compte de ce qui clochait, élabore une théorie de l’aveuglement qui cherche à répondre à une des questions les plus épineuses de la psyché humaine: pourquoi avons-nous tant de mal à voir la réalité telle qu’elle est?
Histoires d’aveuglement
Au cœur de cette question figure un élément de réponse parfois peu agréable, qui implique que souvent, nous ne voulons tout simplement pas prendre la réalité de plein fouet. Bayard décrit alors plusieurs formes d’aveuglement qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est: le sentiment amoureux tel que le voit Proust nous fait substituer à l’être aimé une création fictionnelle; nous avons du mal à atteindre une perception multifocale de la réalité et nous contentons de nos premières impressions sans réussir à nous en abstraire pour voir qu’il y a autre chose (ça s’appelle inattentional blindness); nous nous laissons influencer par la façon dont les autres regardent le réel; nous le simplifions afin de „rendre plus harmonieux notre rapport à nous-mêmes, aux autres et à la réalité“. „Voir, ce n’est pas seulement regarder avec les yeux, c’est projeter dans le même temps sur le monde tout un maillage de connaissances préalables qui oriente notre vision.“
Alors, si l’on pouvait reprocher à Bayard de faire un pot-pourri où toute sorte de sujets sont brassés sans être approfondis, le travail de vulgarisation scientifique et littéraire que recèle cet essai-roman à suspense est d’autant plus intéressant qu’il incite le lecteur à creuser le sujet en le dirigeant vers d’autres travaux, plus poussés (mais moins ludiques).
(1) Tout ce que l’écrivain n’affirme pas reste soit dans une indétermination totale, soit peut être inféré par le lecteur, qui n’a pas besoin que l’auteur écrive qu’Emma Bovary avait deux jambes pour qu’il se la représente ainsi (au vu des parties de jambes en l’air auxquelles elle s’adonnera, c’est assez pratique).
(2) Il est prouvé que quelqu’un qui lit beaucoup de fictions connaît un rallongement dans son temps décisionnel puisqu’il fait défiler dans sa tête des scripts comportementaux retenus sur des situations fictionnelles avant de retenir une action parmi l’éventail des possibles.
L’univers de Pierre Bayard
Au-delà de ses enquêtes policières, l’univers de Bayard fascine: dans „Comment parler des livres que l’on n’a pas lus“, il provoque en affirmant qu’entre universitaires, chacun se ment puisqu’il est résolument impossible d’avoir lu tous les bouquins qu’il faudrait pour se targuer d’avoir une culture générale imparable. Il poursuit en disant que les frontières entre lecture et non-lecture sont de toute façon moins étanches qu’il n’y paraît puisque tout livre lu tend à être à nouveau oublié alors que même l’état de non-lecture n’équivaut souvent pas à une connaissance nulle de l’œuvre : sans avoir lu ne serait-ce qu’une ligne de Flaubert, l’on peut arriver à parler de ses livres, l’essentiel étant d’organiser son savoir en bibliothèque, donc dans un contexte.
Ailleurs, Bayard évoque la théorie des mondes possibles, la digression chez Proust ou s’attarde sur le fameux paradoxe du menteur formulé par Epiménide, ce crétois qui disait que tous les crétois étaient des menteurs, ce par quoi il signalait donc, étant lui-même crétois, que ce qu’il venait de dire était un mensonge, corroborant donc ainsi son affirmation puis l’annulant à nouveau, bref court-circuitant dans une phrase la capacité du langage à discriminer entre fait et mensonge.
L’un des traits communs de son œuvre est le goût pour le paradoxe et l’élaboration d’une vision de la littérature centrée sur le moi et la psyché: Bayard dessine un moi insaisissable, qui se dérobe et se dissémine jusque dans les livres – pour ce chercheur, toute discussion littéraire est un dialogue de sourds puisqu’on ne lit jamais le même livre, chacun investissant les œuvres qu’il lit de son propre bagage psychique et de son vécu, qui gouverne la façon dont nous lisons et interprétons.
Les enquêtes précédentes
Pierre Bayard s’est lancé dans la critique interventionniste avec „Qui a tué Roger Ackroyd?“, analysant l’un des plus fameux romans policiers d’Agatha Christie, surtout connu pour son revirement final, puisqu’il s’avère que c’est le narrateur lui-même qui est le meurtrier.
Au cours de son essai, Bayard montre que Christie, obnubilée par l’ingéniosité de sa résolution, s’est laissé aveugler dans la reconstruction des faits. Quelques années plus tard, c’est au tour de Hamlet de connaître un traitement similaire: partant d’une querelle entre deux experts de l’œuvre de Shakespeare qui se chamaillaient autour d’une contradiction dans la pièce, Bayard affirme donner raison au chercheur qui a mis le doigt sur cette antinomie mais lui reproche ensuite de ne pas être allé assez loin, puisque la contradiction décrite permet de mettre en doute la culpabilité de Claudius.
Enfin, dans „L’affaire du chien des Baskerville“, Bayard montre pourquoi Holmes et Conan Doyle ont pu se tromper. C’est en effet le premier roman où Conan Doyle accepte de faire revivre son héros fétiche après l’avoir fait disparaître dans les chutes de Reichenbach. Comme Conan Doyle éprouvait de la frustration à devoir consacrer sa plume à Holmes, dont le succès l’énervait (il voulait passer à autre chose), Bayard estime que c’est pour cette raison que l’auteur ne s’est pas assez concentré sur son intrigue et que, mécontent de devoir se plier aux exigences de Holmes, il a fait de son mieux pour tenir celui-ci à l’écart de l’intrigue (il est vrai que Holmes n’apparaît guère dans le roman), ruinant ainsi les investigations.
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